La révolution du sublime chez Chateaubriand
1Juan Rigoli propose dans Le Voyageur à l’envers, publié dans la très belle collection « Histoire des idées et critique littéraire » des éditions Droz, l’édition et l’étude comparative de deux textes parus la même année (1806) et souvent laissés de côté : le Voyage au Mont-Blanc et le Voyage au Mont-Vésuve. Ces récits de voyages déplurent bien souvent aux critiques car ils allaient à rebours des goûts institués : Chateaubriand se permet en effet de critiquer la splendeur et la sublimité des Alpes, qui le laissent insensibles, et de chanter la beauté sublime du Vésuve, qui effraie et rebute ses contemporains. Tout part de là ; Chateaubriand commence alors avec ces textes un « voyage à l’envers », à l’envers des attentes et des stéréotypes esthétiques de son époque, et Juan Rigoli ouvre un dialogue érudit entre deux œuvres qui font entrevoir une nouvelle grammaire du sublime et qui renouvellent le genre de la littérature de voyage.
2Juan Rigoli resitue les deux voyages de Chateaubriand dans une tradition littéraire européenne pour mieux souligner la rupture de l’écrivain avec ses prédécesseurs : il invite le lecteur à un voyage dans une conscience et une culture littéraires qui ont fait du Mont-Blanc le symbole d’un sublime parfait et du Vésuve un abominable sommet infernal. Au Mont-Blanc, l’Enchanteur, écrasé par un décor trop grand pour lui, jette un voile d’ombre sur ce site, ce décor qu’il ne décrit pas, qu’il évite, de fait, consciencieusement. Le voyageur et la montagne sacrée des poètes ne se rencontrent pas, à peine se frôlent-ils. Contrairement à ses pairs, il ne compare pas les glaciers aux ruines, -qui lui sont si chères-, ou aux grands monuments de la nature qui auraient pu constituer les fabriques naturelles de ses descriptions en forme de tableaux. Le seul intérêt du Mont-Blanc est de lui ouvrir, comme une frontière vite franchie, les portes de l’Italie et, en ligne de mire, l’agro romano.
3Ses contemporains critiquent et dénigrent le Vésuve ; Chateaubriand consacre au volcan italien un vibrant éloge poétique en valorisant la force du lieu, de ce cratère, de cette bouche qui lui ouvre les portes de l’inspiration, dans une sorte de catabase poétique.
4Il faut alors envisager la quête de l’écrivain romantique sous l’angle de la sincérité, de la vérité du sentiment personnel, une quête qui s’oppose aux stéréotypes esthétiques et philosophiques de l’époque. Grâce aux riches illustrations, notes et citations, qui redonnent, dans un format abordable, vie à ces deux textes, Juan Rigoli se lance dans un voyage critique inversé en tentant de montrer l’importance des montagnes, de ces mêmes montagnes auxquelles Chateaubriand consacre si peu de temps. L’abondance des notes, la qualité du travail d’édition, dans la seconde partie de l’ouvrage, éclairent ces deux textes et leur donnent le relief et l’intérêt qu’ils méritent.
5Il s’agit en effet, en abordant les montagnes, de comprendre les conceptions chateaubrianesques du sublime. L’auteur oppose ainsi aux montagnes idéales de ses contemporains les montagnes réellement ressenties et rompt ainsi avec l’obligation kantienne du sentiment du sublime qui avait fondé la rhétorique de ce même sublime depuis le XVIIIe siècle. Chateaubriand décompose alors un paysage reçu, figé dans un modèle institué, pour fixer ses propres règles esthétiques. Les trop grands objets ne peuvent susciter que de vaines pensées, échappant à toute perspective, à cette poésie descriptive que Chateaubriand place si haut dans le Génie. Le paysage, pour charmer le poète, doit être un lieu de passage, un endroit où le voyageur, lors de son itinéraire, peut s’arrêter, un site qu’il peut admirer : les Alpes n’ont pour lui aucune présence sensible, contrairement au Vésuve, car elles s’imposent,
6Si Chateaubriand aime donc le Vésuve, et pas le Mont-Blanc, c’est parce qu’il est gorgé de souvenirs (Pline, Dante,…), c’est parce qu’il a marqué de son feu la terre d’Italie ; l’auteur reste ainsi fidèle à sa conception énoncée dans le Génie : « la meilleure partie du génie se compose de souvenirs. ». Le volcan, et ses matières, sont tous marqués du sceau du passé et de la mémoire et deviennent la « bouche d’ombre » par laquelle l’auteur peut renouer avec une histoire ; en cela, le volcan est un monument. Dans le volcan revivent des voix, dans le gouffre peut ressurgir une parole ; de là, la fascination pour ce décor infernal. Chateaubriand redéfinit le sublime ; ce n’est pas le sublime de Burke inspiré par la terreur devant la majesté de la cime des Alpes mais le sublime de l’horrible inspiré par l’abîme du Vésuve.
7Si cet ouvrage a le grand mérite d’ouvrir une réflexion riche et érudite sur la poétique du sublime chez Chateaubriand, on pourra néanmoins regretter de ne rien lire sur la réapparition, en forme de théophanie esthétique, de la Sylphide au Saint-Gothard. Ce retour de cette figure mythique, dans les Alpes, signe une réconciliation inattendue et proprement spectaculaire de l’écrivain avec les hauteurs qu’il aurait sans doute été souhaitable de souligner et d’intégrer dans cette large étude consacrée au voyage en montagne. Le retour de la Sylphide, que l’auteur, alors vieillissant, redécouvre dans les flancs du massif, reste un passage essentiel dans son évolution esthétique puisqu’il vient mettre fin à une absence, refermer le cycle du temps et réunir la vieillesse aux chimères de la jeunesse. En ce qui concerne la place des montagnes dans l’imaginaire de l’auteur, il faudrait se souvenir que cette conception volontiers orophobe, — qui a prévalu jusqu’au XVIIIe siècle1 —, s’inscrit dans une tradition classique où la montagne, comme la mer, restent étroitement liées au thème du Déluge et par conséquent à la punition divine. Chateaubriand, une fois de plus, adopte une posture classique et non romantique, alors même qu’il est l’un des fondateurs principaux de ce grand mouvement commencé avec Rousseau.
8Malgré ces quelques réserves, Juan Rigoli montre bien que l’auteur délaisse les hauteurs alpines et prépare ainsi le tombeau des Mémoires d’outre-tombe, un tombeau situé entre terre et mer, un tombeau qui accueille la mémoire d’une vie, d’une civilisation et d’une culture qui se sont épanouies dans les campagnes d’Europe.