La Rhétorique rapaillée
1Québécisme cher à l’auteur de ce billet, le verbe « rapailler », dérivé de « râper », signifie « rassembler, ramasser des objets épars », mais aussi « réparer » ou « raccommoder » : on rapaille des brebis égarées pour en faire un troupeau comme l’on rapaille un vieux vêtement troué pour lui donner une seconde vie. « Rapailler » exprime ainsi avec concision le geste à la fois de ralliement et de rapiéçage que se doit d’opérer tout plaidoyer en faveur de la rhétorique à l’époque contemporaine, c’est-à-dire dans un contexte où son enseignement ne découle plus d’une évidence. Des œuvres désormais classiques comme le Traité de l’argumentation ou l’Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne1se présentent d’ailleurs comme autant de polyphoniques manteaux d’Arlequin, ou encore comme des « marqueteries mal jointes2 » pour reprendre le mot de Montaigne. C’est tout à leur avantage : pour être représentative de la vastitude de son objet, une défense et illustration générale de la rhétorique n’a pas d’autre choix que de chamarrer son propos d’exemples tirés de périodes et de disciplines largement hétérogènes. Si ces chemins de longue étude présentent souvent un nombre étourdissant de lieux visités (l’« omnia », selon Francis Goyet), les seuls qui pourront arriver à bon port et persuader leur lecteur sont ceux qui n’auront pas perdu une vue englobante du tout (le « totum3 » — p. 10). De fragmentaires et dispersées, ces défenses deviennent holistes, holon, whole :elles auront bien rapaillé leur discours.
Construire à même des ruines
2Pour le quatrième volume de la collection « L’Univers rhétorique4 » lancée par un mince ouvrage collectif5 suivi deux brillantes thèses remaniées6, l’historien de la rhétorique Francis Goyet regroupe et retravaille une dizaine de ses propres études réalisées depuis la fin des années 1990. Si elles se concentrent sur des productions discursives de l’âge classique — « en gros du xvie au xviiie siècle » (p. 9) —, elles le font en tenant également un dialogue avec un xxie siècle en mal de perspectives « totales ». À l’instar de nombreux travaux issus des diverses « renaissances de la rhétorique7 » qu’a connu le xxe siècle, F. Goyet voit dans l’art rhétorique une façon de pallier la distance formée par le positivisme entre le sujet et le monde. L’originalité de F. Goyet réside surtout en ce qu’il envisage la rhétorique comme un art dont l’apprentissage agit au niveau perceptuel. Il ne s’agit plus pour lui d’une simple pratique à laquelle il serait profitable de s’adonner, mais d’un univers langagier et conceptuel qui transforme le regard du sujet, qui lui permet de concevoir et de reconnaître des entités « globales » intelligibles. La rhétorique formerait la capacité de saisir des entités finies, permettant au sujet d’en concevoir la valeur, la perfectibilité et, par extension, l’habilitant à œuvrer sur elles. Ainsi lorsque Sénèque conseille à Lucilius d’« avoir sur sa vie une vue d’ensemble » (p. 18), F. Goyet le lit au sens fort d’une « invitation à changer de monde, ou de regard sur le monde » (p. 19).
3Littéraire, l’enquête de F. Goyet concerne surtout les sources textuelles. Selon lui, le lecteur moderne placé devant une œuvre serait souvent décontenancé : il percevrait une foule chaotique de détails là où d’autres générations étaient formées à reconnaître des ensembles dynamiques et significatifs. Ce lecteur d’aujourd’hui serait dans la position pantoise de Fabrice à la bataille de Waterloo au début de la Chartreuse de Parme (p. 11 et p. 175): il ne reconnaîtrait même pas le sens du violent fatras qu’il a devant les yeux8. De nos jours habitués à valoriser la spécialisation, nous serions ainsi paradoxalement aveuglés par l’accroissement de notre acuité analytique : loupe en main, « on peut très bien ne pas voir le tout » (p. 11). F. Goyet cherche donc à la fois à défendre la réhabilitation d’un enseignement qui donne « accès à la totalité » au sein de pratiques langagières, puis de démontrer comment l’art pluriséculaire de la rhétorique est le plus à même d’outiller le sujet à cet effet.
Autrefois, à l’âge classique, le rhétoricien était le spécialiste qui apprenait à accéder à la vision d’ensemble, à la vision du tout, quand les classes précédentes avaient appris graduellement des formes plus petites (la forme des parties, forma partis). Aujourd’hui, l’égal de l’orateur qu’éduquait le rhétoricien, c’est le cinéaste, le compositeur, ou encore l’architecte et le stratège, qui sont autant de bâtisseurs de totalité. Aujourd’hui comme autrefois, cette totalité a une forma qu’il reste loisible de repérer, de voir ou plutôt entrevoir, video. Et cela ne va pas de soi, pas plus autrefois qu’aujourd’hui : voir, « voir » le tout, ce n’est pas évident, mais cela peut être l’objet d’un enseignement ou d’un apprentissage. (p. 23-24)
4Si, grâce à des institutions comme le Conservatoire ou les associations patrimoniales, des arts comme la musique et l’architecture « s’en sortent honorablement » en ce qui concerne la formation d’« univers de formes repérables » qui leur sont propres, rien de tel pour « les ouvrages faits de mots » (p. 24). L’âge classique et son héritage cicéronien servent alors à F. Goyet de fonds dans lequel puiser matière à doter les lecteurs modernes d’un « regard rhétorique ». Mais ce regard ne leur permet pas seulement de goûter des « beautés qu’ils n’imaginent même plus » (p. 368) : il favorise aussi la formation, dans et par le langage, de « communautés interprétatives » (p. 289) élargies.
Structure et typage
5F. Goyet marque trois articulations majeures pour son ouvrage : une première partie9 problématise la pratique de « voir », puis détaille la formation de personnages, notamment chez Racine, Virgile et Shakespeare. Une seconde partie10 lit des plaidoiries d’avocats d’Ancien Régime (l’affaire Rapalli et l’affaire Séjus) avec une lentille argumentative. Une dernière11 s’attaque aux formes littéraires du recueil — tant de poèmes (les Regrets de Du Bellay) que d’essais (Montaigne) — afin d’en cadrer les articulations, d’en dégager les « unités » et le « sens » avec une attention pour leur « ensemble ». Si l’étendue et la dispersion de cet ouvrage peuvent paraître de prime abord déstabilisantes, la force du travail de rapaillage qu’accomplit Goyet sur la révision de plus de seize ans de production intellectuelle réside justement dans sa capacité à dégager un tout, un « totum » cohérent dont les diverses pièces tiennent ensemble par davantage que la reliure en dos carré collé de Garnier. Une profonde résonance se dégage de l’unité entre le propos des sources lues, celui des travaux réunis, etla méthode même de composition de l’ouvrage.
6Beaucoup plus que ce qui relève simplement de l’activité des yeux, percevoir un personnage participe d’un geste de typage, ou plutôt de « typose » (p. 37) : son caractère doit s’imprimer dans la cire molle de notre esprit afin d’y faire figurer une marque, une impression. Ainsi F. Goyet problématise-t-il la visibilité : la seule rencontre de la lumière et de l’organe ne suffit pas à faire affleurer des évidences. Encore faut-il être en mesure d’identifier ce que les sens perçoivent. Le langage, passeur de pathos,est ce qui soutient la forme perçue, ce qui est placé sous la chose à voir, agissant comme son socle, la livrant au regard : au premier plan, c’est la pratique rhétorique de l’hypotypose qui rend la chose visible aux yeux de l’esprit. F. Goyet joue d’ailleurs plus d’une fois avec l’étymologie équivoque du verbe « voir », à mi-chemin entre « la vue physique » et « l’abstraction pure » : on « ne voit pas la forme, la forme du tout, l’Idée ou le type : on les “voit” » (p. 58). Le sens du mot « impression » (p. 60 sq.), les divers « types » grecs (apotypose, diatypose, hypotypose, paratypose, etc., p. 63 sq.), puis les célèbres lectures qu’Auerbach fait de la figura latine (p. 65 sq.) sont mobilisés pour assimiler le processus de typose à un « tout » en mouvement, à la fois le « moule », le « moulage » et « l’objet moulé12 » (p. 66).
7Exemple parmi d’autres, le personnage d’Athalie est ainsi lu non pas à la lumière du seul texte de Racine, mais en vertu du « lieu » cicéronien de la solitudo, son « moule », pour ainsi dire. Un critique moderne pourrait ici crier à l’hérésie, pensant que F. Goyet tente de rendre compte de l’œuvre racinienne en la réduisant à de simples « procédés ». Il n’en est rien, de même qu’il ne serait pas réducteur pour un musicologue de penser une œuvre de Bach à la lumière de la fugue. Même s’il donne une largeur et une profondeur particulièrement amples à son geste interprétatif, F. Goyet reste d’ailleurs très près du texte. La forme souple du solitudo cicéronien donne simplement un cadre historiquement pertinent pour penser les moyens qu’emploie le discours afin de recréer l’isolement social, moral et esthétique d’Athalie. Par ce fait même, elle permet de mettre son personnage en relief par la confrontation avec d’autres œuvres raciniennes (Iphigénie) ou encore avec celles de ses contemporains comme Rotrou. Les « oreilles averties » par l’étude de la rhétorique comprennent qu’Athalie se piège « avec art » : elle est « à la fois l’orateur et le destinataire », puis ses questions en « touches successives » confirment « l’impression d’exclusion radicale » (p. 85) qui se forme à son égard. La « perspective rhétorique » (p. 85) permet d’envisager Athalie, mais aussi Athalie en relation avec un univers discursif collectif et humain. Cette perspective répond aux asphyxies d’analyses strictement formelles, sociales, narratives ou stylistiques13 en proposant un vocabulaire commun — celui des humanités — permettant de penser de concert les divers phénomènes qui intéressent les fragmentées sciences humaines.
Réparation d’une dignité fêlée
8De fait, les interprétations découlant d’un « œil rhétorique » (p. 121) offrent une plus grande « puissance constructive » (p. 122) que celles qui s’en distancient. Ces dernières tiennent souvent un discours autoritaire dont l’autolégitimation opère surtout par un rejet des prétendus faux-semblants de l’art oratoire. Goyet contraste ainsi les lectures que font Jacques Perret et Georges Dumézil du personnage de l’orateur Drancès dans l’Énéide, que l’âge classique lit comme alter ego de Cicéron. Héritant de « l’attitude militante qui était celle de la IIIe République contre la rhétorique » (p. 136), Perret le voit comme un personnage ridicule, comme un bouffon dispensable. C’est une attitude qu’avaient prise les « révolutionnaires » en assimilant « non à tort » la rhétorique « à la monarchie, à la flatterie des monarques, au monde courtisan » (p. 136). Leur diagnostic n’est pas dépourvu de justesse : c’est par contre le traitement qu’ils prescrivent, ce violent rejet, qui donne lieu à des pertes plus lourdes pour l’organisme sémantique. À l’encontre de la lecture de Perret, Dumézil avance plutôt que Drancès est « nécessaire à la formation de la nouvelle Troie » (p. 126), justifiant son affirmation en « intégrant » Drancès au sein de l’ensemble dynamique d’une société aux fonctions tripartites (sacerdotale, militaire et productrice). Son approche réitère l’idée que tout dans une œuvre qui fait un monde est justement nécessaire pour faire ce monde : aucune partie ne saurait être dite superflue. Il s’agit de réfléchir à ce qu’elle peut faire plutôt que de la prononcer inutile. Ainsi, les interprétations les plus fécondes sont celles qui, plutôt que de tenter de faire rentrer l’œuvre dans un lit de Procuste en les amputant, iront à leur rencontre en proposant, comme Dumézil et autres lecteurs formés à « la renaissance des études sur la rhétorique » (p. 136), des schèmes interprétatifs capables d’en tenir compte comme entités totales.
9Dans tout son ouvrage, Goyet insiste sur la pertinence d’étudier la rhétorique dans un monde qui opère dans et par le langage — elle permettrait de développer un regard qui n’aliène pas le sujet observant de l’objet observé, qui nous habilite à agir sur le monde pour le mieux sans toutefois prétendre que cet agir en soit l’alpha et l’oméga. Les œuvres humaines sont imparfaites, inachevées — perfectibles, pour reprendre le terme cher à Mme de Staël. En cela, elles sont à la merci de leur public ; devant lui, elles sont d’une « fragilité essentielle » (p. 335). D’un autre point de vue, lorsqu’elles parviennent à l’existence suite à la volonté de leurs auteurs, elles ont une force, une « solidité », un pouvoir sur leur auditoire. Le plaidoyer d’un talentueux avocat peut réussir à faire condamner contre le sens commun l’opposante de son client : ce pouvoir peut facilement être « aussi scandaleux qu’effrayant » (p. 220), comme dans le cas de l’affaire Rapalli.
[Or, les] schèmes mentaux dont nous disposons aujourd’hui ne nous aident guère à penser ensemble cette fragilité/solidité. Pour en rester aux œuvres littéraires, si on insiste sur la fragilité, on penchera du côté de la déconstruction, et on vantera les lectures plurielles de l’œuvre « ouverte ». […] Si en revanche on est sensible à la solidité, à ce qu’elle a de mystérieux, on se retrouve vite à recourir aux métaphores de l’organisme vivant […] dans lesquelles le romantisme cherchait le modèle des ouvrages humains. Pour être antagonistes, déconstruction et auto-organisation du vivant se rejoignent sur un même point, le rejet du classicisme. (p. 336)
10Les modèles représentant l’œuvre littéraire comme une entité statique et construite — à l’image d’un bâtiment — tout comme ceux qui la pensent comme un système organique — à l’image d’un animal — perdent d’une part comme de l’autre des caractéristiques essentielles au langage, à mi-chemin entre nature et culture. Idéalement, il n’y aurait pas de schisme dans notre regard interprétatif :
La focalisation excessive sur la construction nous ramènerait aussitôt à l’esthétique « classique », avec l’éloge de l’auteur en architecte quasi divin, à l’hégémonie souveraine, roi de la dispositio. La focalisation inverse, sur la seule co-construction et donc le public, caractériserait en miroir les « modernes », dans la lignée des travaux de Michel Foucault et de sa célèbre proclamation de la mort de l’auteur. C’est un double écueil, symétrique : l’éloge de l’auteur-roi ou celui du public-roi. Ce sont plutôt des co-princes. (p. 22)
L’alcyon et son nid
11Illustrant cette codirection de la création, F. Goyet marque l’esprit d’une image finale qui fait saisir la perspective totale à laquelle l’arsenal conceptuel de la rhétorique permet d’accéder : l’allégorie de l’alcyon et de son nid, inspirée d’une page de Montaigne.
12Comme l’étymologie de son nom l’indique, l’alcyon femelle enfante sur la mer : son nid est flottant. En premier lieu, elle le construit sur terre avec des brindilles entrelacées, tout d’abord grossièrement réunies. Elle tisse « la chaîne et la trame armée de son seul bec, comme l’auteur d’un livre, de sa seule plume » (p. 357). Elle rassemble. Or, l’ouvrage « mal joint » de ce seul assemblage ne survivra pas au large. C’est l’aveu « manco male » (p. 364) de Montaigne et de F. Goyet : l’alcyon aura fait ce qu’elle a pu, tant bien que mal, pour réunir les matériaux et les organiser dans une structure donnée. Celle-ci n’est pas bien jointe, mais ce n’est pas grave : au contraire, c’est ce qui fait sa force, c’est ce qui permet à l’autre, la mer, de la parachever. Cette « marqueterie mal jointe » laisse justement l’espace interprétatif nécessaire pour être lue sans opprimer par une étanchéité mal adaptée. Derrida avait ainsi déjà décrit sa démarche philosophique en parlant de la manière dont la « tuile » disjointe de sa maison d’enfance à El-Biar attirait l’attention, puis appelait et permettait la parole pour la redresser14.
13En second lieu, quand l’alcyon a terminé son assemblage, elle le porte non pas en haute mer, mais sur le littoral, « au battement du flot marin, là où la mer le battant tout doucement lui enseigne à radouber [à réparer] ce qui n’est pas bien lié » (p. 357 ; l’auteur souligne). La réception du nid, construit mais « mal joint », par les ondes fortifiantes de la mer le resserrera. Cette seconde étape décentre l’idée de l’alcyon en créatrice-demiurge : elle ne peut prétendre à l’unique maternité de l’œuvre, puisque celle-ci dépend tout autant de la mer. La force de l’œuvre-nid – en soi le lieu d’un nouvel enfantement – découle d’une entière coopération. L’œuvre est « co-construite » : tout comme « le livre, idéalement, serait une coopérative15 », « le nid de l’alcyon va être pleinement une co-construction, un travail que se partagent la mer et l’artisan » (p. 355).
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14Trait brillant de plus : l’allégorie de F. Goyet est elle-même rapaillée à même les brindilles-citations : en « battements » successifs, Pline l’Ancien observe l’oiseau, Plutarque lit Pline, Amyot traduit Plutarque, Montaigne commente Amyot sur « l’ingéniosité des animaux » (p. 356), puis F. Goyet reprend Montaigne « en identifiant l’alcyon à l’auteur des Essais, la mer au lecteur, et en appelant synergie leur collaboration » (p. 355). Placée tout à la fin de l’ouvrage, l’image du nid de l’alcyon vaut comme manifeste et dessein de l’ensemble : le livre de Goyet prend place dans une collection dont les ouvrages entendent « défendre une conception revigorée de la rhétorique : lui redonner corps, consistance, relief16. » Son geste n’est d’ailleurs pas étranger à celui d’un poète qui faisait paraître en 1970 sous le titre L’Homme rapaillé un recueil qui réunissait plusieurs années de sa propre production17. En ce sens, F. Goyet n’est pas revenu pour revenir à la rhétorique : à l’orée d’une ère dite post-factuelle, il est arrivé à ce qui commence.