Blanchot, la littérature encore une fois
1Ce n’est qu’en 2003, l’année de son décès, qu’eut lieu le premier colloque en France sur l’œuvre de Maurice Blanchot. Constat quelque peu surprenant étant donnée sa place singulière dans les lettres et la pensée françaises du vingtième siècle. Depuis, thèses, livres, et colloques (y compris à Cerisy en 2007) se sont multipliés. Blanchot a même eu droit à son Cahier de l’Herne (2014), orné de son visage souriant et méconnu. Récemment, Gallimard a fait paraître une partie de ses chroniques politiques et littéraires d’avant-guerre. Malgré cet essor éditorial, les commentaires de spécialistes semblent manquer de suffisamment d’esprit critique pour certains, les adeptes de Blanchot étant périodiquement accusés de vouloir protéger l’auteur de toute lecture susceptible de remettre en cause sa sobre autorité et son intense littérarité, sans évoquer les difficultés posées par son parcours politique de la « droite non-conformiste » à l’extrême gauche. En mettant les polémiques entre parenthèses, les actes du Colloque de Genève publiés en octobre 2017 par les éditions Furor et l’Association des amis de Maurice Blanchot risquent de raviver de tels soupçons. Mais la volonté de juger sans équivoque la pensée de Blanchot, pour ne pas dire sa vie et son œuvre, est déplacée dans ce volume par une idée de la littérature conçue comme un espace temporaire d’ambiguïté et de contestation. Dans la littérature, dit le fragment de l’Entretien infini mis en exergue, « se jouerait quelque affirmation irréductible à tout processus unificateur », ne pouvant être saisie que par « le biais d’une suite de négations ».
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2Après l’ouverture du colloque à la Comédie de Genève par Christophe Bident, Daniel Wilhem, et Heiner Goebbels — qui revient sur ses expériences « antithéâtrales » de compositeur et de dramaturge — les lecteurs trouveront les textes des interventions prononcées au cours de trois journées d’études : les transformations du style narratif de Blanchot analysées comme faisant partie de la dévalorisation générationnelle du style NRF, allant d’une prose poétique riche en lexique à une écriture blanche jouant sur la syntaxe (Gilles Philippe) ; la mauvaise foi transformée de catégorie existentielle sartrienne en condition de possibilité du roman (Maxime Decout) ; la valeur d’usage « antispectaculaire » de Blanchot aujourd’hui (Vincent Kaufmann) ; les intertextes poétiques et les implications politiques du Très-Haut (Leslie Hill) ; une réflexion sur un court texte énigmatique que Blanchot publia en 1995 au sujet de la fatwa de Khomeini contre Salman Rushdie (Parham Shahrjerdi) ; les contours d’un « être sans pouvoir » esquissés à partir de Robert Antelme, Dionys Mascolo, et du Dernier homme (Daniel Dobbels).
3Les divers contextes de la publication et de la réception de L’Idylle y sont analysés, du manuscrit jusqu’à sa réédition aux côtés du Dernier mot, suivi d’Après coup (Jérémie Majorel ; Yannick Butel). L’Attente l’oubli est imaginé comme expérience de voix inassignable (Chloé Larmet), tandis qu’Au moment voulu est relu à partir d’une allusion aux vers de Heine mis en musique par Schumann (Jonathan Degenève). La présence subtile de Blanchot dans la littérature contemporaine donne une étude sur les romans et essais de Tanguy Viel (Laurent Demanze). La Folie du jour est traitée deux fois : à travers l’interprétation levinassienne, y compris dans ses limites (Kevin Hart) et comme texte minimaliste qui se prête néanmoins aux expériences sur le « souffle, scène, et voix », surtout dans les performances de Valérie Dréville, et du Hilliard Ensemble, sous la direction de Heiner Goebbels (Bident). Thomas l’obscur estlu comme une zone d’obscurité émanant de la réorganisation des corps (Sylvain Santi) et à la lumière du court métrage que Benoît Jacquot consacra au chapitre X (objet aussi d’un entretien entre Jonathan Degenève et le réalisateur, ainsi que de remarques par Hill et Wilhem). On trouvera également des traces de Blanchot lecteur : des métaphores et des métamorphoses chez Lautréamont (Guillaume Artous-Bouvet) et des journaux de Joubert à Kafka, dont le « présent accoutumé » serait rendu inutilisable par le récit blanchotien (Wilhem).
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4La participation à la fois de spécialistes renommés et d’une nouvelle génération de chercheurs nous donne un collectif fort de multiples lignes interprétatives, tandis que les réflexions de Goebbels et de Jacquot exposent les textes blanchotiens aux possibilités scéniques, musicales, et cinématographiques. Le pari d’ensemble reste clair, annoncé dans le sous-titre : « la littérature encore une fois ». Les livres de Blanchot, on le sait, ont longtemps porté la mise en garde selon laquelle sa vie fut « entièrement vouée à la littérature et au silence qui lui est propre ». Silence qui se prête aussi bien à la glorification moderniste et à la démystification antimoderne. Pourtant, comme le note justement C. Bident, les rapports entre ce silence, les récits — littéraires, critiques, historiques, politiques — et la vie dont ils portent les traces ont moins souvent fait l’objet d’étude. Ce qui laisse à Maurice Blanchot. Colloque de Genève une place considérable parmi les parutions récentes consacrées à son œuvre.