Retour en France : la théorie littéraire vue par un américain
1La parution de cet ouvrage vient combler un étonnant retard : Literary Theory. A Very Short Introduction a été édité pour la première fois en anglais en 1997, et, comme le signale l’auteur lui‑même dans une préface inédite, il a été traduit en plus de vingt‑six langues avant de connaître enfin, grâce aux soins d’Anne Birien, une version en français. Jonathan Culler, professeur à Cornell University, ne manque pourtant pas de notoriété : ses ouvrages sur le structuralisme, sur la déconstruction, sur Saussure ou sur Barthes en ont fait une figure importante de la critique aux États‑Unis depuis les années 1970. Sans doute l’explication la plus convaincante est‑elle donc celle qu’il propose lui‑même : « la tradition de pensée qu’il présente » dans cet ouvrage « est déjà française — “French theory”, comme l’on dit parfois en anglais » (p. 6). De fait, un certain nombre de partis pris de l’ouvrage pourront décevoir le lecteur français, à commencer par sa brièveté même : les chapitres 5 et 6, par exemple, respectivement consacrés à la poésie lyrique et au récit, donneront sans doute le sentiment de se contenter de survoler bien des notions familières aux étudiants français, que celles‑ci relèvent de la rhétorique (le chapitre sur la poésie prend acte du caractère fondamental de la métaphore et de la métonymie chez Jakobson, puis énumère rapidement la synecdoque, l’ironie et d’autres figures comme l’apostrophe et la prosopopée) ou de la narratologie (la focalisation, catégorie pourtant complexe, est ainsi traitée en à peine quatre pages). Mais si l’on veut bien se souvenir à la fois du projet initial (« A Very Short Introduction ») et du public, américain, auquel il s’adresse d’abord, ce mince volume se signalera par bien des qualités qui compensent ses faiblesses.
2L’ouvrage se distingue en premier lieu par sa clarté pédagogique. Il s’organise en effet en une série de neuf chapitres courts (entre 20 et 30 pages), solidement charpentés par les intertitres explicites des séquences, et s’achevant toujours par quelques paragraphes qui à la fois synthétisent efficacement le propos et prennent soin de mentionner les questions laissées en suspens par tel ou tel point de théorie, ou d’indiquer dans quelle mesure ce dernier est encore débattu de nos jours.
De deux domaines aux frontières incertaines
3Les deux premiers chapitres s’attachent, en bonne méthode, à cerner les champs respectifs de la théorie et de la littérature. La théorie est principalement définie comme une pratique du soupçon à l’égard du sens commun et comme une mise en question — nécessairement interdisciplinaire — des catégories de la pensée qui nous servent habituellement à penser le sens (ou l’un de ses concepts afférents : la signification, le langage, le sujet, etc.). Cette approche s’appuie sur deux exemples assez attendus mais habilement résumés : l’analyse par M. Foucault du sexe comme construction discursive, et celle par J. Derrida de la réalité comme construction par les signes. Fondamentalement « spéculative » (p. 25), la théorie dévoile toute sa valeur, selon l’auteur, lorsqu’elle a pour effet de déstabiliser un champ disciplinaire qui n’est pas celui dans lequel ses analyses sont d’abord apparues : la théorie a pour effet d’engendrer des remises en question d’éléments jusqu’alors considérés comme acquis dans des domaines qu’elle ne visait pas en premier lieu. J. Culler ne cache pas l’aspect décourageant de la théorie, qui réside moins dans l’âpreté et la complexité de ses analyses et de son langage que dans l’illimitation du corpus qui la constitue, et qui, note‑t‑il avec humour, « ne cesse de croître au fur et à mesure que les jeunes universitaires, pressés de critiquer les conceptions qui ont guidé leurs aînés, font valoir comment de nouveaux penseurs contribuent à la théorie et redécouvrent les travaux de penseurs jusque‑là négligés » (p. 27). Quant à la littérature, l’auteur prend acte des variations historiques du corpus qu’elle recouvre et examine les diverses définitions qui en ont été proposées — primauté accordée au langage, fiction, objet esthétique, pratique intertextuelle et auto‑réflexive — avant de l’envisager comme « institution pleine de paradoxes » (p. 60), reposant in fine sur la double tension entre établissement de conventions et volonté de les dépasser. Mais l’auteur souligne que poser la question de ce qu’est la littérature — ou la littérarité — n’a au fond de pertinence que par rapport à la détermination des méthodes critiques qui permettent d’appréhender le discours littéraire.
4Le chapitre 3 est d’un grand intérêt pour le lecteur français, auquel il rappelle la manière dont le rapport entre les « Cultural Studies » et les études littéraires s’est établi dans le monde anglo‑saxon dès les années 1960, sous la double influence de R. Barthes (Mythologies) et de la théorie littéraire marxiste britannique (R. Williams, R. Hoggart). Obligeant à repenser la place du canon littéraire au sein de la culture, d’une part, et appliquant les méthodes d’analyse littéraire à d’autres objets culturels, d’autre part, l’émergence des études culturelles a bouleversé le monde universitaire et suscite encore des interrogations, parmi lesquelles J. Culler retient deux questions principales : la légitimité d’un privilège donné à l’étude de la littérature plutôt que d’une autre production culturelle (la valeur de la littérature n’étant plus immédiatement perçue comme supérieure à d’autres productions, telles que les séries télévisées) et celle de l’application de méthodes d’analyse et d’interprétation à d’autres objets que ceux pour lesquels ils ont été conçus dans un premier temps.
Effets de la théorie sur la critique
5Les trois chapitres suivants forment une unité aisément repérable, qui interroge, dans un geste métacritique à la fois courageux et moins innovant que les premiers chapitres du livre, les notions désormais classiques de la théorie plus spécifiquement littéraire, c’est‑à‑dire issues des apports de la linguistique aux études littéraires, mais aussi de la poétique et de la narratologie. Le chapitre 4, intitulé « Langage, sens et interprétation » tient de la gageure, puisqu’il s’agit d’y présenter non seulement ce que les théories linguistiques ont mis en évidence dans l’élaboration du sens à partir du langage et la discipline (ou la perspective) appelée poétique (des genres), mais aussi rien moins que la réflexion sur le sens et l’interprétation, en lien avec l’herméneutique. Le défi est pourtant relevé, et le chapitre contient des éclairages tout à fait réussis sur ces questions difficiles, où l’on privilégie bien entendu des références parfois peu familières au public français (hormis Saussure, la linguistique est surtout représentée par Sapir et Chomsky, à l’exclusion de Benveniste ou de Guillaume par exemple) sans que cela grève la clarté du propos.
6Enfin, les trois derniers chapitres abordent de front des questions centrales mises au jour par la théorie lorsqu’elle retentit sur les études littéraires. Ainsi la question du langage performatif, issu comme on sait des réflexions d’Austin, est‑elle exemplaire, pour J. Culler, de la manière dont un concept « s’est imposé dans le champ de la théorie littéraire et culturelle » et de celle « dont les idées évoluent lorsqu’elles intègrent le domaine de la “théorie” » (p. 137). L’auteur montre comment la notion, d’abord fondée par Austin sur la distinction entre verbes performatifs et verbes constatifs, prend chez Derrida une dimension politique — le langage performatif ne fonctionnant comme tel que dans la répétition de formules codifiées par et dans la société — avant de devenir, chez la philosophe Judith Butler (dont l’audience est grande au sein des « Gender Studies »), le fondement du genre, qui fonctionne par répétition des normes censées régir le mode d’être social de l’homme ou de la femme. La migration de la notion de performativité d’une discipline à l’autre témoigne donc, selon J. Culler, d’une certaine normativité du langage comme de l’élaboration sociale de l’identité. Les deux chapitres qui suivent développent cette problématique de l’identité sociale et individuelle à travers des perspectives variées, incluant la psychanalyse notamment, mais surtout les champs des études gays et lesbiennes et de la pensée transhumaniste (ou post‑humaniste), largement plus représentées aux États‑Unis et dans le monde anglophone qu’en France, où elles ne sont encore qu’assez récemment entrées. Belle occasion aux lecteurs de s’initier à ces (relativement nouvelles) voies de réflexion.
Un, ou deux parcours de la théorie ?
7L’ouvrage s’enrichit d’un deuxième parcours possible dans la « théorie littéraire », qui, bien que rejeté dans une « Annexe » restreinte, offre une traversée inévitablement incomplète mais cependant suggestive des diverses « écoles et mouvements théoriques » (p. 187), depuis le formalisme russe et le « New Criticism » jusqu’à la théorie postcoloniale et à la récente « écocritique ». Outre sa qualité pédagogique, qui permettra à l’étudiant encore néophyte vis‑à‑vis de la critique de prendre connaissance, avec un appréciable recul, des différents courants qui la dominent, même s’il ne s’agit en aucun cas d’un vade‑mecum de la critique littéraire (ni la philologie allemande chère à E. Auerbach ou à E. R. Curtius, ni la théorie des textes possibles de M. Charles, par exemple, ne sont mentionnées), ce second parcours permet aussi de réévaluer l’audience internationale de tel ou tel théoricien. Le lecteur français sera surpris, par exemple, de ne voir cités ni Merleau‑Ponty, ni Bachelard sous l’étiquette de la phénoménologie, ou, dans la rubrique sur le marxisme, de voir affirmée l’influence prégnante d’Althusser dans le monde anglo‑saxon, quand celui‑ci conserve une place relativement discrète dans les études littéraires françaises.
8S’il y avait un intérêt à traduire enfin ce petit ouvrage en français, c’est bien non seulement pour la déterritorialisation de la théorie (et de la littérature) qu’il affirme — la théorie étant un corpus voué à l’interdisciplinarité — mais aussi pour le bel effet de décentrement critique qu’il opère, obligeant à considérer, sous un œil étranger, c’est‑à‑dire neuf, une théorie dont l’enracinement fut en grande partie français. L’inscription de cette traduction dans une collection significativement intitulée « libre cours » dit bien à la fois le profit que le lecteur peut en tirer, et la liberté d’allure et de style qu’on y trouve.