Une lecture dialectique du théâtre caribéen postcolonial
1Cet ouvrage propose de mettre en lumière un champ de la littérature postcoloniale rarement étudié auparavant, à savoir l’espace caribéen en tant que support d’un dialogue entre littératures francophones et littératures anglophones. Les œuvres de Derek Walcott et d’Aimé Césaire, tous deux natifs de la Caraïbe, présentent en effet de nombreux points communs, aussi bien dans leur projet théâtral que dans la poétique mise en pratique pour y parvenir. Jason Allen‑Paisant identifie ainsi trois concepts ou théories qui permettraient de combler les lacunes de la critique littéraire sur ce point et de renouveler la lecture de ces deux poètes et dramaturges : il s’agit des théories glissantiennes de la Relation, de l’esthétique théâtrale brechtienne et des propositions nietzschéennes sur les origines de la tragédie. Ces trois aspects ont en commun de proposer une vision dialectique de l’histoire et, partant, de la dramaturgie qui la révèle. Cette tension serait au cœur du projet poétique de Césaire et Walcott, en ce qu’elle explique leurs efforts pour donner une forme au chaos historique subi par la Caraïbe et à la quête d’identité qu’éprouvent les auteurs ; leur dramaturgie est ainsi ce qui permet à la scission et aux dilemmes identitaires originels d’être dépassés et sublimés grâce à l’écriture poétique. Cette lecture comparée des pièces (et, par moments, des poèmes) de Césaire et Walcott cherchera donc à exposer, par la médiation de quatre thématiques, comment le tragique de l’Histoire nourrit et engendre poétiquement, in fine, les histoires narrées.
La dialectique brechtienne à l’œuvre dans le théâtre caribéen
2Il pourrait sembler dangereux de chercher à retrouver dans le théâtre de Césaire et Walcott les théories de Brecht, si éloignées historiquement et géographiquement. Même si ces deux auteurs ont eux‑mêmes cité, dans leurs écrits, le nom de Brecht parmi leurs sources d’inspiration, cela ne suffit pas pour reconnaître sans jugement la place de ce dernier dans leurs œuvres. Voilà pourquoi, prenant acte des critiques qu’on pourrait lui adresser, J. Allen‑Paisant se défend d’emblée et assure ne pas surévaluer l’influence de l’écrivain allemand chez nos auteurs caribéens. Cependant, dès lors que l’on se situe sur le plan philosophique, en particulier sur la formulation marxiste d’un matérialisme dialectique, certaines parentés se dessinent clairement. Loin de faire de Césaire et de Walcott des auteurs marxistes, l’auteur prétend que « grâce à la médiation de Brecht, les sujets dramatiques de Walcott et de Césaire font preuve d’une inspiration marxiste « ouverte », dont l’objectif est d’actualiser certaines idées de Marx au profit de leurs propres contextes sociaux et politiques » (p. 46). L’attrait de la « forme ouverte » telle que défendue par Brecht, qui insiste sur la manière dont l’individu est déterminé par les forces politiques et sociales extérieures qui s’exercent sur lui (à la différence du théâtre aristotélicien où le héros s’efforce tragiquement d’agir sur le monde), a certainement pu trouver un écho pour des auteurs particulièrement impliqués dans la pensée et les processus de la décolonisation. En effet, la vision commune que partagent Marx, Brecht et nos dramaturges repose sur la « conscience d’une domination, celle de tout un peuple, [qui] implique une écriture reliée à un rapport de pouvoir » (p. 49). En ce sens, la poésie ne se départ pas d’une entreprise critique de lecture de l’histoire et de quête identitaire fondée sur le rejet d’un européocentrisme imposé de l’extérieur.
3Plus précisément, le rapprochement effectué par J. Allen‑Paisant entre théorie marxiste et dramaturgie caribéenne, via la médiation brechtienne, repose sur la perception du thème commun qu’est le mythe de la catabase. L’entreprise de Marx consiste en effet à faire voir au lecteur, par‑delà les apparences économiques, à travers une descente dans l’enfer du capital, l’origine de ce qui fonde la modernité : le travail. Or, chez Walcott et Césaire, l’événement fondateur de la modernité européenne mais aussi et surtout de la culture et de l’histoire caribéennes, c’est la Traite négrière mise en place par l’impérialisme européen. La représentation de cette lecture de l’Histoire s’incarne alors dans une esthétique particulière, qui fait du motif de la catabase l’explication symbolique guidant « l’exploration du moi profond, (…) le voyage vers l’intériorité constitutif du travail poétique qui aspire à la compréhension et à l’appréhension de soi, condition sine qua non de l’authenticité » (p. 53). Dès lors, l’élément dramaturgique qui sert de support à cette descente aux enfers, c’est bien le corps, cette « réalité biopolitique »1 sur laquelle s’exercent la domination et la violence impérialistes. Par exemple, dans Et les chiens se taisaient, le voyage initiatique et psychologique du Rebelle vers les expériences subies par ses ancêtres lui donne à voir l’esclavage et la Traite au fondement de la déchirure infligée par l’Histoire à son intériorité. De même, lorsque Dream on Monkey Mountain met en scène les violences subies par le corps de Makak, il est possible de dire que ces souffrances physiques symbolisent celles du sujet lui‑même, en proie à la névrose et à l’aliénation. Or la représentation théâtrale de cette catabase intérieure, via l’esthétique de la forme ouverte brechtienne, agit sur le public de manière positive : plutôt que de lui imposer une explication, elle lui permet de connaître et de se connaître dans la réflexion menée sur les causes à cette souffrance. De la même manière que le marxisme propose des instruments critiques de connaissance sur l’Histoire, le théâtre de Walcott et Césaire donne ainsi accès, grâce à l’interprétation personnelle du public, au caractère social et donc transformable des injustices subies.
4« L’effet V », pour Verfremdungseffekt, développé par Bertold Brecht dans sa conception du « théâtre épique », est un procédé de distanciation que nos auteurs caribéens ont également mis en pratique dans leurs pièces. Ces effets de rupture constante et consciente de l’illusion théâtrale permettent aux débats sur l’expérience coloniale de se déplacer de la scène vers les spectateurs et donnent à ces derniers la conscience de leur propre force de participation politique. C’est ce que démontre J. Allen‑Paisant à travers l’étude convaincante de plusieurs exemples de mise en scène des pièces, où les choix d’entrée et de sortie des personnages, ainsi que des moments de danse et de musique, mettent en valeur l’aspect baroque et réflexif du théâtre.
5Enfin, un parallèle est dressé entre la manière dont le conteur créole raconte l’histoire et le caractère « épique » de la dramaturgie brechtienne. L’effet de dissociation entre ce qui est narré sur scène et celui qui raconte est caractéristique du conte créole antillais et de l’organisation collective qui le sous‑tend. L’autodérision et l’allégorie dont font preuve les conteurs ainsi que les personnages du théâtre caribéen instaurent ainsi une « parole de résistance » (p. 88) à destination du public, pour « faire coïncider le destin individuel avec celui de la communauté en quête de liberté » et reconnaître « l’ambition d’un théâtre qui veut donner au spectateur les moyens de transformer son monde » (p. 89). Faire en sorte que l’Histoire devienne « objet de doute »2 sur scène, c’est donc garantir une réflexivité politique chez les spectateurs ;
Le manque de repères, la fragmentation narrative, les bons et secousses du temps qui résultent de l’oubli et de la quête d’une forme de représentation qui rendrait compte de l’expérience du cataclysme dans le fondement du monde caribéen, de son lancinement dans une esthétique assumée, voilà le moteur d’une authentique dialectique des contradictions au sein du théâtre de Walcott et de Césaire. (p. 103).
La « Relation » comme grille de lecture : du « gouffre » césairien au « corps » walcottien
6Mais cette dialectique ne puise pas seulement son inspiration chez Brecht. La « Relation », concept clé permettant d’avoir une vue d’ensemble de la pensée et de l’œuvre d’Edouard Glissant, peut également éclairer et renouveler les projets poétiques de Césaire et Walcott. La « Relation » désigne l’attitude qui consiste à ériger l’absence de filiation unique des peuples de la Caraïbe, soumis à une « digenèse » en raison de leurs origines africaines d’une part, de l’expérience négrière d’autre part. Plutôt que de regretter qu’un lieu et un temps uniques soient à l’origine de la culture caribéenne, la Relation et l’imaginaire qui la traverse font de l’obscurité initiale du bateau négrier une source de création poétique3. Cette théorie trouve ainsi ses racines dans la notion hégélienne du « dépassement », que J. Allen‑Paisant considère comme le « nœud de l’approche esthétique de l’épique » (p. 109) du théâtre caribéen. Il s’emploie à le démontrer à travers l’étude précise des principes du « gouffre », mis en œuvre par Césaire dans Et les chiens se taisaient, ainsi que du « vide », déployé dans les pièces de Walcott.
7Chez le dramaturge francophone, la mythologie grecque et en particulier le mythe de la catabase, via celle traversée par Orphée pour retrouver Eurydice, fournissent un support poétique et dramaturgique à l’expression de ce « raturage » (p. 121) initial de la mémoire et de l’Histoire qu’a été la Traité négrière. La descente aux enfers, réécrite chez Césaire comme une plongée dans l’élément marin, se présente ainsi comme une « initiation à l’action pour celui qui doit souffrir et mourir pour que sa communauté renaisse » (p. 120). Or la géographie imaginaire où s’enracine l’action de la pièce s’apparente à un abîme chaotique, un « gouffre spatio‑temporel pour le « migrant nu », l’ancêtre du Rebelle » (p. 124). La traversée poétique de ce gouffre, qui s’apparente à une nouvelle traversée symbolique de l’Atlantique, permet alors de dépasser dialectiquement l’aporie de l’esclavage pour retrouver une identité, fondée à la fois sur la Négritude et la théorie glissantienne de la Relation, puisque le salut ne provient pas d’un nationalisme étriqué mais acontrario d’une ouverture au monde grâce à la créolisation. L’allégorie du gouffre s’apparente ainsi à une allégorie de la création poétique elle‑même, qui « transcende les dichotomies identitaires essentialistes » pour en faire un « espace de rencontre et d’ouverture » (p. 130). Le surréalisme, intimement lié à la Relation en tant qu’il promeut un langage inspiré aussi bien par l’oralité créole que par l’occident en raison du choix même de la langue, le français, libère l’imaginaire du public et devient dès lors un « outil de désaliénation » (p. 144) pour eux‑mêmes et pour le poète en personne.
8Mais ce motif de la « naissance à soi‑même et de la reconquête de l’histoire » se retrouve également dans l’œuvre de Walcott. Le corps, ce qui permet aux personnages de se mouvoir sur scène et de s’incarner dans des êtres de chair, nécessite qu’un espace spécifique soit ainsi délimité. Or l’invention de cet espace dramaturgique coïncide avec celle d’un autre espace, l’espace tragique du marronnage ; la recherche d’une identité distincte de celle imposée par l’esclavage, d’un lieu de liberté et de relations avec autrui qui reposent sur la dignité et l’estime de soi sont au cœur du projet politique du postcolonialisme. Mais à la différence de ce qu’impose l’impérialisme, qui prône une totale transparence vis‑à‑vis des êtres – transparence fondée sur la connaissance de l’autre et qui permet donc sa domination, marchande et psychologique –, ces relations nouvelles entre individus doivent conserver une part d’opacité. Telle que mise en avant par Glissant dans son architecture de la Relation, l’opacité
relève (…) de singularités mutuellement consenties entre les divers peuples du monde, entre leurs esthétiques et leurs cultures. De ce fait, elle exclue la notion de comprendre autrui qui, dans l’histoire des mondes depuis les découvertes impérialistes, est liée à l’idée de s’approprier l’autre, de le créer à son image. Dès lors, la notion d’opacité se trouve dans une dialectique avec celle de la Relation, car le « droit à l’opacité », à l’ombre, suppose la coexistence et le partenariat – par opposition à l’appropriation et la subordination – comme modes de relation à autrui. (p. 147)
9À travers trois modes de présence du corps, étudiés spécifiquement dans trois œuvres successives, J. Allen‑Paisant démontre ainsi en quoi la dramaturgie de Walcott en fait un « corps collectif » dont la disparition dans le gouffre de la Traite « préfigure la fragmentation de l’être créole dans la société esclavagiste, post‑esclavagiste et contemporaine de l’ère caraïbe » (p. 195). La reconstruction consécutive au traumatisme infligé aux corps se fait par la réappropriation de la mémoire des peuples, grâce au « Détour » théorisé par Glissant : « travestissant la désignation qu’on lui impose – d’un être inférieur sans pensée –, le créole caribéen se taille un espace dans son rien qui sera un espace de liberté » (p. 196). À travers le Détour, le marronnage est donc ce qui permet aux personnages qui partent de rien de se construire une identité, poétique et historique, en préservant cette part d’opacité nécessaire à leur intégrité.
Les origines de la tragédie chez Césaire & Walcott
10Plus spécifiquement centrée sur les pièces Et les chiens se taisaient et La tragédie du roi Christophe, une dernière partie de l’ouvrage étudie la portée de l’imaginaire mythologique antique sur l’espace caribéen tel que le représente Césaire. S’il est vrai que « la littérature assigne une identité culturelle à un territoire » (p. 200), qu’en est‑il lorsque la réalité historique de ce dernier est brisée et qu’il ne se présente lui‑même qu’à l’état rêvé ou idéalisé ? La réponse qu’apporte la transfiguration littéraire, c’est bien de « crée[r] un territoire de connaissance (…), en recodant repères, monuments et récits de la Grèce ancienne à l’aide de récits de sa région caribéenne, [en plaçant] Grèce ancienne et Caraïbe moderne sur la même étendue » (p. 201). Mais outre les parentés évidentes entre les personnages césairiens et certains héros de la mythologie grecque (Oreste et Prométhée par exemple), c’est l’univers même de la tragédie grecque, tel qu’il est interprété par Nieztsche dans La naissance de la tragédie, qui est relu par Césaire. Plus précisément, J. Allen‑Paisant se demande comment la dualité entre les tendances dionysiaque et apollinienne de la tragédie est réactualisée, pour s’inscrire dans la dramaturgie caribéenne et l’espace‑temps qui la caractérise. De même que le héros grec, « l’homme tragique » de Césaire est problématique et doit répondre à une double exigence qui semble contradictoire : lutter contre l’oppression colonialiste sans nier l’héritage culturel et symbolique qu’elle a légué, comment faire partie d’un mythe caribéen authentique tout en reconnaissant les apports de la tragédie grecque, en définitive comment accepter pleinement un statut d’être créolisé ?
11De manière osée mais convaincante, J. Allen‑Paisant suggère alors que le « principium individuationis » et la toute‑puissance de l’individu, au fondement de la tendance apollinienne de la tragédie, sont également au cœur du projet impérialiste ; pour résister contre ce dernier, Césaire aurait alors mis en œuvre des topoï volontairement hétérogènes au sein de ses pièces, dans une esthétique aux formes éclatées, multiples et en pleine métamorphose, qui relèveraient donc de l’ordre dionysiaque. À l’aide des catégories établies par Jacques Darriulat4 qui décrivent respectivement les tendances apollinienne et dionysiaque de la tragédie grecque, « le manifeste et le latent, l’affirmation et l’anéantissement, la mesure et la démesure » (p. 213), l’étude déploie une lecture précise de nombreux extraits des pièces. Il en ressort que le héros césairien, traumatisé parce que brisé et martyrisé, colonisé et résistant, parvient à s’extraire de cette blessure initiale grâce à son instinct dionysiaque de puissance et de transformation créatrices. Cette volonté de puissance est également au fondement de la dialectique entre l’affirmation d’un sujet héroïque et celle d’une résistance communautaire, qui féconde l’esthétique césairienne. La scène théâtrale apparaît ainsi comme le lieu privilégié où se produit cette expérience épique de naissance à soi-même dans l’acte de résistance et de création identitaire, grâce à la médiation essentielle de la musique, du surgissement d’images visionnaires et du merveilleux lyrique.
12En conclusion, l’ouvrage de Jason Allen‑Paisant propose une lecture éclairante du théâtre de Derek Walcott et Aimé Césaire ; leur rapprochement est d’autant plus convaincant que les clés d’analyse utilisées ne semblaient pas évidentes de prime abord. Reste à se demander si cette « approche dialectique du traumatisme » suffit à fonder un « genre inédit de l’énonciation épique dans le théâtre et dans la performance orale caribéens » (p. 237) ; nul doute qu’une étude ultérieure nous aidera à répondre à cette question.