Acta fabula
ISSN 2115-8037

2005
Automne 2005 (volume 6, numéro 3)
Nicolas Cremona

Nouvelles (re)lectures  du Quichotte

Claude Allaigre, Nadine Ly, Jean-Marc Pelorson commentent Don Quichotte de Cervantes, Paris, Gallimard, coll. « Foliothèque », 2005.

1Depuis 1605, L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche a, c’est le moins qu’on puisse dire, fait couler beaucoup d’encre. Loué pour ses « magies partielles », commenté pendant des siècles, pris comme origine du roman moderne par certains, il a été réécrit au XXeme siècle par des écrivains aussi différents qu’Unamuno, Chesterton et Borges, mais aussi par les critiques dans des perspectives presque aussi variées : toute lecture du Quichotte paraît être une relecture. L’ouvrage récent de Claude Allaigre, Nadine Ly et Jean-Marc Pelorson propose une synthèse intéressante de ces diverses interprétations, brassant la critique espagnole et la critique française sur la question. Des extraits d’œuvres contemporaines du roman et de grands textes critiques figurent en annexe. L’essai suit trois grandes pistes : une interrogation sur la folie de Don Quichotte, une réflexion sur l’écriture comique de Cervantes, et enfin, une enquête sur ce qui fait la modernité de ce roman.

2La première partie de l’essai tente de définir la nature et les fonctions romanesques de la folie quichottesque. Complexe, cette folie résiste à la définition clinique : d’après les critères des traités médicaux espagnols de la fin de la Renaissance (dont L’examen des esprits pour les sciences de Juan Huarte de San Juan, connu de Cervantes), cette démence ne peut pas être classée : elle ressemble à la fois à la « manie », liée à une agitation chaude et sèche du cerveau, et à la « mélancolie », deux types qui s’excluent dans la théorie des humeurs en cours à l’époque. Inclassable, invraisemblable au point de vue médical du Siècle d’or espagnol et donc purement romanesque, cette folie n’est pas totale, puisque Don Quichotte a des moments de luciditéi :

« La folie du chevalier errant n’est pas indifférence totale à la “réalité”, ni projection mécanique des mots des livres sur les choses. Elle se laisse prendre au piège des apparences, mais cela veut dire que, d’une certaine manière, elle prête attention au monde extérieurii. »

3Thème dominant du livre, moteur du personnage principal, mais aussi fil directeur de cette succession d’aventures pseudo-chevaleresques, la folie a donc une fonction narrative de cohésion mais fonde également une vision du monde : elle sert de révélateur ou de catalyseur selon les auteurs de l’essai. C’est en s’opposant au monde extérieur décrit de façon prosaïque que la folie du héros révèle le monde et ses propres folies. Le regard du fou légitime en quelque sorte le projet de peindre le monde trivial. Don Quichotte rejoint donc les fous shakespeariens et le gracioso de la comedia du Siècle d’or dans leur rôle de sage et de moraliste. Mais cette démence n’est pas un simple délire personnel : elle acquiert une dimension collective, elle est perpétuellement entretenue chez le héros par les autres personnages comme Sancho qui entre peu à peu dans le jeu de son maître et finit par croire que la noble Dulcinée a été vraiment enchantée et transformée en vulgaire paysanne, ainsi que par le duc et la duchesse dans la seconde partie du roman qui orchestrent autour du héros des aventures chevaleresques fictives, comme la représentation d’une scène chevaleresque dans un spectacle de marionnettes ou la traversée des sphères célestes sur un cheval de bois. Comme l’essai le souligne, « le ressort principal du suspense du Quichotte, c’est le souhait que la folie n’en finisse jamaisiii. »

4La deuxième partie, centrée sur la question du rire, examine l’écriture ou plutôt la réécriture de Cervantes. Les auteurs distinguent plusieurs niveaux de comique dans le roman : le rire est tantôt populaire, tantôt littéraire, mais les frontières entre les deux formes de comique sont poreuses. Claude Allaigre, Nadine Ly et Jean-Marc Pelorson s’attachent à unir les deux dimensions qui ont été bien souvent étudiées séparément par la critique. Dans le sillage des travaux de Bakhtine sur Rabelais et la culture populaire, les auteurs, synthétisant les études des folkloristes (Augustin Redondo, Julio Caro Baroja), montrent la dimension carnavalesque et les racines populaires de ce rire cervantin en s’attachant à des questions d’onomastique : Sancho Panza rappelle par son nom le saint Ventre, équivalent du roi Carnaval. Constamment berné, porte-parole d’une culture populaire exprimée par les nombreux proverbes qui émaillent son discours,  roi des fous pour une courte durée, il dirige l’île de Barataria (nom formé à partir de l’adjectif espagnol barato, « bon marché » qui suggère un royaume de pacotille). Ces jeux sur les noms de personnages ou de lieux, notamment dans le fameux épisode de la bataille des moutonsiv vue comme l’affrontement de l’empereur mahométan Alifanfaron, seigneur de Trapobana (qui rappelle l’expression « tropa vana », troupe vaine) et du roi chrétien Pentapolin au bras retroussé (qui signifierait « cinq fois âne »), ou bien les noms du duc Micocolembo (qui signifierait Singe – croque-mitaine – lippu) et de la princesse Micomicona (« mico », singe, est ici redoublé et amplifié) montrent la dimension populaire et la dimension savante du rire du Quichotte.   

5Le jeu de parodie et de réécriture, central dans l’œuvre et dans les commentaires critiques, est envisagé dans le même esprit de va-et-vient entre la culture populaire et la culture des lettrés : l’essai montre en détail que, par-delà la parodie des romans de chevalerie comme Amadis de Gaule ou Tirant le Blanc, bien connue de tous, Cervantes s’ingénie à reprendre ironiquement de nombreuses formes littéraires de son temps. Cet élargissement de l’hypotexte est particulièrement enrichissant et montre les différents niveaux d’imitation pratiqués par l’auteur. L’essai n’a de cesse de replacer l’auteur du Quichotte dans son époque et dans un contexte d’écrits satiriques et parodiques : Cervantes parodie en général les grandes œuvres idéalisantes comme la grande poésie héroïque de l’Ariostev dans les chapitres 25 et 26 du premier livre où Don Quichotte imite la folie de Roland pour séduire Dulcinée ; il insère dans le roman des situations typiques de genres en vogue au cours du XVIe siècle comme la nouvelle mauresquevi, le roman pastoralvii (pratiqué par Cervantes lui-même dans La Galatea en 1584). Il imite également des romances burlesques, poèmes qui circulaient dans les milieux populaires et savants, parodies de certains romances épiques.

6La réécriture ne concerne pas uniquement les genres élevés et idéalisants mais aussi les textes anti-idéalistes. Ainsi, La Celestina, pièce de théâtre de Rojas (1499) et les romans picaresques apparaissent à travers le roman. Cervantes reprend le personnel célestinien : les duègnes entremetteuses, soi-disant transformées en duègnes barbues par un enchanteur, font irruption dans la seconde partie et Sancho devient lui-même un entremetteur. Parallèlement, le galérien Gines de Pasamonte, lors de sa première rencontre avec Don Quichotte (I, 22) , se présente comme un picaro et avoue avoir écrit son histoire dans La vie de Gines de Pasamonte qui surpasse, selon lui, La vie de Lazarillo de Tormes et autres romans picaresques. Cervantes ne se contente pas de parodier les romans de chevalerie lus par son héros ; il réécrit de façon distanciée tous les types de romans de son époque, la parodie déclarée n’étant qu’une possibilité de réécriture. Cette pluralité de modèles narratifs qu’adopte le roman permet de dépasser la simple parodie et de créer un anti-roman, pour reprendre les termes de Genette. Ceci permet de nuancer l’idée d’un Don Quichotte réaliste que certains critiques ont avancée puisque bon nombre d’épisodes triviaux du roman, sensés représenter la vie espagnole du début du XVIIeme siècle, sont en fait des réécritures de romans picaresques. C’est précisément cette distance qui fait selon les auteurs de l’essai la modernité de Don Quichotte.

7Dans la troisième partie de l’essai, Claude Allaigre, Nadine Ly et Jean-Marc Pelorson s’interrogent sur ce qui fait la modernité du roman de Cervantes selon les critiques. C’est l’ironie du narrateur qui fonde cette modernité : un regard ironique et réflexif sur l’auteur, sur la fiction et le vraisemblable. Comme on l’apprend dans la seconde partie publiée en 1615, en réponse à la suite apocryphe d’Avellanada, Don Quichotte est un livre déjà écrit : le bachelier Carrasco apprend à Don Quichotte que ses aventures ont déjà été publiées. L’auteur figure dans le roman de façon complexe, à travers plusieurs instances : l’auteur premier, l’historien maure Cid Hamet Ben Engeli, est supposé rapporter fidèlement les aventures du chevalier errant et le narrateur du roman, auteur second, raconte comment il a découvert par hasard et fait traduire cet ouvrage, dans la célèbre digression coupant le duel entre Don Quichotte et le Biscayen. Le faussaire Avellanada lui-même apparaît dans le roman puisque dans le second livre, des personnages lisent un chapitre de la seconde partie apocryphe et sont déçus en apprenant que Don Quichotte n’aime plus Dulcinée. Ce « faussaire in fabulaviii », pour reprendre les termes des auteurs, montre une figure d’auteur menteur, illusionniste. Ce procédé de la mise en abyme de l’auteur à l’œuvre n’est pas pour autant une nouveauté. Fidèles à la méthode de la remise en contexte historique, les auteurs montrent comment Cervantes reprend des procédés déjà présents dans la littérature de son temps (Araucana, poème épique d’Ercilla, représente son auteur au sein de la fiction). C’est la duplication de l’instance auctoriale qui est originale : le narrateur est un lecteur qui réécrit le livre de l’historien maure, véritable auteur, mais il peut y avoir également des faussaires qui inventent des suites possibles. Ce narrateur-lecteur (on le voit, la mystification de Pierre Ménard, lecteur et auteur, se situe dans la droite ligne du Quichotte lui-même) se permet de juger le style et s’interroge sur l’authenticité de certains passages du livre de Cid Hamet (les lettres de Sancho, s’essayant au style élevé, en sont un fameux exemple). Cette multiplication des figures de l’auteur dans le texte permet de rendre le lecteur méfiant, soupçonneux et une remise en question du principe aristotélicien du vraisemblable.

8Cette remise en question du vraisemblable est exprimée par le narrateur dans bon nombre d’épisodes du second livre  dont le chapitre racontant la descente de Don Quichotte dans la caverne de Montesinos : Don Quichotte raconte son bref voyage comme une descente aux Enfers digne des épopées antiques et prétend avoir découvert un royaume enchanté où Dulcinée a été ensorcelée par Merlin. Le récit du héros est semé d’invraisemblances remarquées par Sancho. Le narrateur, par le biais du personnage de Sancho, s’interroge sur la réalité de la vision du chevalier errant, mais dans un autre passage, le voyage de Don Quichotte et de Sancho à travers les sphères célestes, mascarade organisée par le duc et la duchesse, Sancho croit avoir fait un voyage véritable, tout comme il prendra au sérieux son règne de gouverneur à Barataria. Le personnage lucide, convaincu de la folie de son maître, devient de plus en plus persuadé de la réalité de ses aventures fictives, redoublant ainsi Don Quichotte : les langages des deux personnages sont réversibles, et les personnages ne sont pas de simples allégories : ils oscillent entre lucidité et folie et il n’est pas rare que Sancho s’illusionne et que Don Quichotte soit lucide. Cervantes intègre également dans les scènes purement fictives et chevaleresques des personnages historiques comme le bandit Guinardo, rencontré dans la seconde partie. Cela illustre, selon les auteurs de l’essai, la mise en doute de la frontière entre réalité et fiction :

« l’un des traits de modernité du livre, on le voit, est d’avoir brouillé les frontières entre la représentation dite « réaliste » et la représentation dite « idéaliste » de manière à mettre en lumière la part d’illusion qui informe tout effet de réel et le parfum de réalité qui se dégage de toutes les illusionsix. »

9Dans ce jeu de brouillage entre réalité et illusion opéré par le roman, nous ne sommes pas loin du célèbre renversement borgésien :

« Pourquoi sommes-nous inquiets que […] Don Quichotte soit lecteur du Quichotte et Hamlet spectateur d’Hamlet ? je crois en avoir trouvé la cause : de telles inversions suggèrent que si les personnages d’une fiction peuvent être lecteurs ou spectateurs, nous, leurs lecteurs ou leurs spectateurs, nous pouvons être des personnages fictifsx. »