Chants funéraires mossi : édifier les vivants, sécuriser le changement
1Alice Degorce nous livre ici une somme de la littérature orale des Mossi (ou Moose au pluriel, Moaaga au singulier) de l'actuel Burkina Faso. La présentation de chants funéraires enregistrés au début des années 2000 à Kindi, à l'ouest de Ouagadougou, la capitale, est un précieux vade‑mecum sur le chemin de la compréhension des cultures mossi. En réalité, comme l'auteur nous le rappelle, il ne s'agit là que d'une étape sur cette route dans la mesure où, à l'habitude des Mossi, les formules sont brèves, souvent elliptiques, et, pour être saisies, nécessitent de suivre un long chemin initiatique. De fait, rares sont ceux qui peuvent livrer les sens profonds des vers retranscrits ici en regard dans deux langues : le mooré (la langue des Mossi) et le français (p. 30). Pour l'ethnologue, le travail est d'autant plus ardu que se pose la question de la barrière linguistique et, bien souvent, celle de l'incapacité à traduire littéralement cette poésie orale. Un travail minutieux et critique de traduction a donc été nécessaire ; il est bien exposé dans ce livre, notamment sous forme de notes de bas de page tout à fait utiles.
Rituels funéraires & dynamiques historiques
2La difficulté du travail de traduction tient aussi au fait que le Moogo ou « Monde », c'est‑à‑dire l'ensemble de l'espace couvert par les chefferies mossi, ne constitue pas un ensemble parfaitement homogène. Pas plus sur le plan culturel que politique. La région où ont été enregistrés ces chants est en effet située en marge du plus important royaume mossi, celui de Ouagadougou. Il s'agit de celle de Laalé (actuelle région de Koudougou) qui occupe une position frontalière, au contact des populations gourounsi notamment. De fait, si le livre dresse en introduction une brève histoire de la Haute‑Volta/Burkina, il y a tout lieu de se demander s'il existe une spécificité de ces chants au sein de l'ère culturelle mossi, et si cette position frontalière a été propice à l'apport d'éléments culturels et religieux issus des populations voisines. Alice Degorce apporte un élément de réponse avec la place particulière qu'occupe le culte des sukoomsé ou des masques funéraires dans ces sociétés du Moogo occidental.
3À l'évidence, l'histoire de cette partie du Moogo a été particulièrement dynamique bien avant la conquête coloniale française, réalisée pour l'essentiel entre 1895 et 1897. Elle l'a tout autant été après, notamment dans le cadre de la formation de la colonie de Haute-Volta à partir de 1919 et de sa « mise en valeur ». Cette politique, notamment encouragée par le ministre des Colonies Albert Sarraut dans les années 1920, s'est traduite par une intensification des courants migratoires en direction du Sénégal puis de la Côte d'Ivoire. La partie du Moogo où ont été enregistrés les chants funéraires n'y a pas échappé. Elle continue en effet de voir un nombre significatif de jeunes partir en Côte d'Ivoire, ce qui n'est pas sans effet sur la vie sociale et culturelle des villages d'où partent les candidats à ces migrations de travail. Les chants portent en eux la trace de ces bouleversements contemporains. Ceci nous conduit à faire des observations qui sont d'abord celles d'un historien attentif aux dynamiques du changement social et culturel sur fond d'invention et de réinvention de la tradition. De fait, notre approche n'épuisera pas les multiples lectures et angles possibles d'analyse que la richesse de ce livre et de son matériau littéraire suggèrent.
Des chants funéraires pour les vivants, une (néo)tradition accompagnant le changement
4Ce qui frappe une fois la lecture de l'ouvrage achevée, c'est à quel point nous devons réviser des préjugés encore tenaces quant à ce que l'on nomme la littérature orale et la « tradition » en Afrique subsaharienne. Les œuvres chantées lors des veillées funéraires qui nous sont présentées ici sont un appel à se départir d'un certain nombre de clichés ou tout au moins de certitudes assez confortables. Tout d'abord, nous y reviendrons, parce que ces chants, certes entonnés avec l'intention évidente de permettre aux défunts de rejoindre le royaume des morts, peut-être les mythiques Monts Pilimpiku (p. 89), sont bien souvent adressés aux vivants. Ils sont ainsi fréquemment des rappels aux valeurs morales qui permettent de répondre à un ethos qui fait des individus de dignes membres du lignage (p. 59‑60). On pourrait d'ailleurs s'interroger sur la façon dont cet ethos, cette façon d'être et de se comporter, s'articule à d'autres visions morales de soi, notamment celles portées par l'identification à la communauté imaginée mossi, mais aussi nationale au « Pays des Hommes intègres1 ». Autrement dit, comment la production littéraire orale se nourrit de rapports à l'identité et à la culture plus larges, dépassant le cadre villageois ou régional au sens strict. Le contexte des migrations, avec le cortège de jugements moraux dévalorisants qui peuvent accompagner le retour des migrants, souvent accusés d'avoir perdu le sens des valeurs communautaires, voire des valeurs tout court, rend cette question d'autant plus pertinente à notre sens.
5De plus, comme nous le rappelle Alice Degorce, ces chants sont aussi adressés aux vivants dans la mesure où un grand nombre constituent des mises en garde visant à maintenir la cohésion dans des contextes villageois et familiaux au sein desquels les tensions ne manquent jamais. Par ailleurs, ils nous paraissent également être des clés d'entrée dans une modernité dont nous pouvons dire, à la suite de Georges Balandier2, qu'elle ne peut être opposée à la tradition, et qu'elle doit davantage être conçue comme une forme de perception de l'accélération sociale du changement qui, pour être « sécurisée », doit reposer sur un socle culturel et social, des repères en apparence stables3. Des chants funéraires adressés aux vivants, des déclamations « traditionnelles » accompagnant le changement, voilà deux lignes de force qui nous semblent donner cohérence au regroupement de 36 retranscriptions d'enregistrements sonores.
6Le premier point se comprend d'autant plus aisément que les répertoires et contenus des chants varient selon le rapport entretenu entre le chanteur et le défunt. Par conséquent, ils sont riches d'informations sur les relations sociales contemporaines (p. 32). Celles‑ci sont ordonnées autour de valeurs morales qui fondent les identifications multiples des acteurs : à la famille, au lignage, au village, au royaume, au Pays des Mossi ou Moogo (p. 59). En témoigne la récurrente référence au dos des morts et à l'insistante demande faite aux termites de s'y attaquer plutôt qu'au ventre, siège de l'honnêteté (p. 60). De même, des rappels visant à l'entente entre les belles‑mères et leurs belles‑filles sont exprimés dans certains de ces chants (p. 299). Nous sommes d'ailleurs surpris qu'il ne soit pas fait référence au principe cardinal du wumtaaba ou de l'« entente » dans les pages explicatives. Celui‑ci ne serait‑il pas commun à l'ensemble des Mossi ? N'aurait‑il pas la même valeur pour l'ensemble des sociétés qui forment le Moogo ?
7Le second point nous paraît capital. Il est celui de la réinvention de la tradition au sens d'Eric Hobsbawm et de Terence Ranger4 qui auraient tout à fait pu trouver leur place dans l'appareil critique déployé dans l'ouvrage. En effet, Alice Degorce montre bien la complexité de ce que nous rendons en français par la « tradition » ou rog‑n‑miki (« ce que l'on est venu trouver à la naissance ») en mooré. Elle est une sorte de référent culturel et en même temps une religion « animiste » (p. 18‑19). Parce qu'elle est un référent culturel jugé relativement stable, ancré dans le temps long de l'histoire, elle permet d'ajuster les conduites face à l'arrivée de nouvelles religions comme l'islam, le catholicisme puis le pentecôtisme (p. 18), d'une nouvelle culture matérielle — voir le chant humoristique consacré à la moto « CT » (p. 309) —, ou encore à des courants migratoires qui accompagnent la production de nouvelles formes d'identification et de nouveaux rapports sociaux (p. 55 ; p. 241).
8En somme, nous retiendrons que l'ouvrage est une belle invitation à réaliser une ethnographie prenant au sérieux les multiples transformations des sociétés africaines contemporaines en interrogeant, sans toutefois se substituer à un travail purement historien, les liens complexes qui mettent en correspondance le passé et le présent, la modernité et la tradition, les vivants et les morts.