Le tournant "a-critique" de la sociologie de la réception
1. L'anthropologie symétrique et la remise en question du paradigme moderne
1Le Sens critique s'inscrit explicitement dans une triple filiation : l'auteur prend appui sur " les acquis les plus récents de la sociologie de l'art, de la morale et de la nouvelle anthropologie des sciences " [LSC, 4ème de couv.]. En effet, Pierre Verdrager étend à la littérature le cadre d'analyse développé en France dans les années 1980 par Bruno Latour aux côtés de Michel Callon, dans le cadre du Centre de Sociologie de l'Innovation, créé en 1967 au sein de l'École des Mines de Paris. Cette anthropologie des sciences et des techniques s'inscrit dans la droite lignée du " programme fort en sociologie de la connaissance " de David Bloor, mathématicien et philosophe britannique qui s'est proposé d'étendre et de généraliser la sociologie de la connaissance en " passant de l'étude des cosmologies primitives à celle de notre propre culture " [Sociologie de la logique. Les Limites de l'épistémologie, Paris, Éditions Pandore, 1982, p. 3]. Rien n'interdit en effet de considérer les certitudes mathématiques - ces croyances que notre histoire culturelle nous fait tenir pour acquises - à l'instar des croyances mythiques qu'étudient les ethnologues sous d'autres latitudes. Anthropologiser le monde moderne, telle est donc la finalité de la sociologie de la connaissance qui, pour ce faire, doit satisfaire à deux grands principes : d'une part, le principe d'impartialité " vis-à-vis de la vérité ou de la fausseté, de la rationalité ou de l'irrationalité, du succès ou de l'échec " [Sociologie de la logique, p. 8], principe qui interdit de considérer différemment les vaincus et les vainqueurs de l'histoire, ceux à qui la postérité a donné tort ou raison ; d'autre part, le principe de symétrie, selon lequel " les mêmes types de causes doivent expliquer les croyances " vraies " et les croyances " fausses " " [Sociologie de la logique, p. 8].
2Or c'est précisément en se conformant à cet impératif de symétrisation que Nathalie Heinich, chercheur au CNRS, a réussi à initier un renouveau de la sociologie de l'art dans la dernière décennie : l'auteur de La Gloire de Van Gogh a en effet voulu " battre en brèche un " grand partage " qui passe ici, non plus entre le " eux " (primitifs) et le " nous " (civilisés) des anthropologues, mais entre le " eux " (croyant aux mythes) et le " nous " (constructeurs ou déconstructeurs de mythes) des savants dans notre propre société " [La Gloire de Van Gogh. Essai d'anthropologie de l'admiration, Paris, Éditions de Minuit, coll. Critique, 1991, p. 10]. Sens commun et discours savant furent donc considérés d'un même œil. Au même moment, Luc Boltanski et Laurent Thévenot publiaient De la justification, en prenant le parti pris de traiter sérieusement les registres de justification des acteurs des débats publics. L'un des enseignements de leur recherche fut la mise en lumière de " la similarité entre la façon dont une personne [...] s'identifie en se rapprochant d'autres personnes sous un rapport qui lui semble pertinent et la façon dont le chercheur place dans la même catégorie des êtres disparates pour pouvoir expliquer leur conduite " [De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, coll. NRF-Essais, 1991, p. 15]. La même année, Bruno Latour publiait encore Nous n'avons jamais été modernes, " essai d'anthropologie symétrique ", véritable remise en question du " paradigme moderne " opposant radicalement la nature à la culture, alors que la modernité n'a fait que créer des êtres " hybrides ". L'année 1991 marque donc un véritable tournant, puisque l'anthropologie des sciences non seulement initie des travaux en sociologie de l'art et en sociologie politique, sur l' " anthropologie de l'admiration " (Heinich) et les " économies de la grandeur " (Boltanski et Thévenot), mais elle se dote également d'une assise philosophique en interrogeant notre représentation du monde.
3Cette volonté de prendre au sérieux les controverses, qu'elles soient scientifiques, politiques ou artistiques, offre un caractère proprement historique. C'est à n'en pas douter une sociologie " a-moderne ", si on ose dire, en ce sens que notre époque correspond, pour Bruno Latour, à une incapacité à préserver l'asymétrie sur laquelle repose la modernité : " " Moderne " est [...] asymétrique par deux fois : il désigne une brisure dans le passage régulier du temps ; il désigne un combat dans lequel il y a des vainqueurs et des vaincus. Si tant de contemporains hésitent aujourd'hui à employer cet adjectif, si nous le qualifions par des prépositions, c'est que nous nous sentons moins assurés de maintenir cette double asymétrie : nous ne pouvons plus désigner la flèche irréversible du temps ni attribuer un prix aux vainqueurs. "[Nous n'avons jamais été modernes. Essai d'anthropologie symétrique (1ère éd. 1991), Paris, La Découverte, coll. Poche, 1997, p. 20]. Mais c'est seulement dix ans après ces travaux que l'anthropologie symétrique s'introduit véritablement dans l'espace littéraire. Certes, Nathalie Heinich a ouvert la voie dès 1996 avec États de femme. L'identité féminine dans la fiction occidentale [Paris, Gallimard, 1996], puis L'Épreuve de la grandeur. Prix littéraires et reconnaissance [Paris, La Découverte, coll. Armillaire, 1999] et, plus récemment, Être écrivain. Création et identité [Paris, La Découverte, coll. Armillaire, 2000], dont Pascale Foutrier a rendu compte pour Acta fabula. Mais il s'agit ici du tout premier travail d'anthropologie symétrique émanant d'un littéraire : Le Sens critique est à l'origine une thèse de doctorat de littérature dirigée par Alain Viala, dans le cadre du Centre de Recherche sur l'Institution Littéraire de l'Université de la Sorbonne Nouvelle (Paris-III). Or ce déplacement institutionnel semble faire renaître une controverse pluridisciplinaire ancienne entre sociologues et littéraires.
2. Sociologie/littérature : disciplines et postures
4L'étude de la réception de la littérature pose nécessairement un problème de positionnement. Tel est le point de départ de la réflexion de Pierre Verdrager, qui tranche immédiatement la question : " Si une grande partie de la sociologie de la réception de la littérature n'offre en définitive qu'un intérêt limité, ce n'est pas seulement à cause du caractère répétitif de ses diagnostics, c'est aussi parce qu'elle est, la plupart du temps, réalisée par des " littéraires ", enseignants spécialistes de " leur auteur ", qui n'ont d'autre but que de mieux expliciter l'oeuvre de celui-ci " [LSC, p. 5]. À lire ces lignes introductrices, on aura compris que Pierre Verdrager se place d'emblée dans une position polémique. Le paradoxe à rendre compte du Sens critique pour Acta fabula n'en est que plus frappant : c'est en tant que littéraire que j'interviens pour présenter un ouvrage dont l'auteur semble se désolidariser desdits " littéraires ", auxquels il impute notamment l'immobilisme des études de réception. Toute prise de position risque d'autant plus d'être assimilée à un conflit interdisciplinaire que Pierre Verdrager, docteur ès lettres, enseigne aujourd'hui la sociologie. Ne nous méprenons donc pas : lorsque les classiques " disputaient ", il s'agissait moins de combattre que de débattre.
5Je crains que la résurgence d'une controverse interdisciplinaire ne fasse écran aux propositions avancées par l'auteur. Les " littéraires " sont un peu à Pierre Verdrager ce que le roman traditionnel fut au nouveau roman : un repoussoir qui permet une légitimation négative. Il aurait certainement fallu modérer la stigmatisation des littéraires, qui prend parfois des tournures excessives et, partant, réductrices. Le constat d'immobilisme n'est certes pas faux : les études de réception se résument souvent à compiler, citer et commenter des coupures de presse apparemment dépourvues d'intérêt car l'oeuvre est censée transcender la contingence des opinions ; elles nourrissent aussi les manuels d'histoire littéraire par quelques anecdotes sur les grandes controverses (Hernani, Les Fleurs du Mal, Madame Bovary, J'irai cracher sur vos tombes, etc.) et permettent d'écrire de beaux développements dans le registre de la déploration de l'aveuglement des critiques, sans doute parce que l'argumentation est plus efficace (là encore) lorsqu'on commence par une antithèse à contredire. De récents travaux ont cependant démontré que les études de réception, au sens large, pouvaient présenter un tout autre intérêt.
6En vérité, en déplaçant la perspective critique de l'évaluation à la description, Pierre Verdrager rejoint le parti-pris d'au moins un littéraire. Je tiens à signaler des points de convergence remarquables entre deux approches relevant de disciplines distinctes et prenant des objets différents. C'est en se refusant à adopter la perspective des défenseurs de la comédie que Laurent Thirouin a renouvelé notre compréhension de la querelle de la moralité du théâtre au XVIIème siècle : " La critique a difficilement résisté à la tentation de prononcer à son tour un réquisitoire contre le réquisitoire. Cette étude choisit, tout au contraire, de prêter attention aux raisonnements des adversaires de la " Comédie ", et s'attache à reconstituer dans leur cohérence et leur diversité les linéaments d'un argumentaire anti-théâtral. " [L'Aveuglement salutaire. Le réquisitoire contre le théâtre dans la France classique, Paris, Honoré Champion, coll. Lumière classique, 1997, 4ème de couv.]. En l'occurrence, les conclusions du sociologue et du littéraire se rejoignent : là où Laurent Thirouin décèle une " erreur de perspective ou de schématisme ", Pierre Verdrager diagnostique " un problème de perspective ". Preuve, s'il en faut, qu'il serait regrettable de réduire les études littéraires à une critique partisane, de confondre un positionnement institutionnel et une posture théorique.
7Quoi qu'il en soit, Le Sens critique propose une innovation méthodologique réelle en matière de sociologie de la littérature. Comme l'anthropologie symétrique est le parangon de cette " sociologie non critique de la critique ", il importe d'en rappeler le système de principes fondateurs, tels que Nathalie Heinich les a brillamment explicités dans Ce que l'art fait à la sociologie. La sociologue s'inscrit en faux contre un " réductionnisme sociologique " qui consisterait à faire du général la norme, et de l'individuel le produit d'un ensemble de déterminations. Les opérations de valorisation et de dévalorisation doivent être expliquées de façon symétrique : " Il s'agit, en reculant d'un pas, de sortir d'une confrontation entre valeurs pour s'installer dans l'observation de la construction des valeurs, en prenant pour objet l'un et l'autre systèmes, l'un comme l'autre, puisque, par-delà la nature antagonique des valeurs ainsi défendues, ils ont au moins en commun de défendre des valeurs. " [Ce que l'art fait à la sociologie, Paris, Éditions de Minuit, coll. Paradoxe, 1998, p. 18]. Dès lors qu'on considère que le sociologue doit analyser, et non reproduire, la réduction qu'opèrent les acteurs des controverses, l'abandon de la posture critique devient nécessaire. Ce " constructivisme a-critique " consiste " non plus à valider ou à invalider ces ordres, mais à comprendre comment les acteurs les construisent, les justifient et les mettent en oeuvre dans leurs discours et dans leurs actes "[Ce que l'art fait à la sociologie, p. 24]. Autre conséquence du principe anti-réductionniste : la description doit se substituer au discours normatif. Il ne s'agit plus d'expliquer les comportements et les croyances des acteurs par des déterminations contextuelles (comme les conditions sociales de production), mais d' " expliciter, en mettant en évidence la logique interne, la cohérence des systèmes de représentations " [Ce que l'art fait à la sociologie, p. 33] qui régissent le rapport des acteurs à leur monde. Or ce rapport n'est absolument pas univoque. Le logicisme, qui postule l'unicité des comportements humains, est incapable de décrire cette pluralité. Aussi Nathalie Heinich a-t-elle souligné la nécessité de distiller davantage de pluralisme dans l'investigation sociologique. Le chercheur doit en effet s'abstenir de réduire l'expérience " à une vérité unique, conforme à la logique de non-contradiction : il s'agit au contraire de la restituer à la fois dans son hétérogénéité et dans sa cohérence " [Ce que l'art fait à la sociologie, p. 50], car les contradictions logiques ne sont pas nécessairement perçues comme des incompatibilités de fait. L'exigence d'une description pluraliste des forces en présence dans les controverses implique enfin une posture relativiste, non pour dénoncer l'arbitraire des valeurs et aplanir leur hiérarchie, mais pour " rendre compte de la façon dont les valeurs et représentations varient en fait, tout en s'abstenant de se prononcer sur leur équivalence ou leur supériorité en droit " [Ce que l'art fait à la sociologie, p. 66]S'inscrivant dans la tradition wéberienne de " neutralité axiologique ", Nathalie Heinich prône en effet le " détachement à l'égard de tout jugement de valeur sur les objets à propos desquels s'affrontent les acteurs "[Ce que l'art fait à la sociologie, p. 71], sans quoi le chercheur n'est plus en mesure d'assumer la posture a-critique.
8Au plan de l'étude de la réception de la littérature, cette posture " anti-réductionniste ", " a-critique ", " descriptive ", " pluraliste " et " relativiste " implique en premier lieu l'abandon des postures de dénonciation et d'admiration. Le chercheur doit renoncer à profiter de l'avantage de sa situation historique, renoncer à jeter sur les controverses littéraires le regard rétrospectif qui lui permet de s'indigner de l'aveuglement des premiers détracteurs d'un auteur et, corrélativement, de célébrer la lucidité de ses tout premiers admirateurs. En ceci, Pierre Verdrager s'oppose à Joseph Jurt qui, dans La Réception de la littérature par la critique journalistique [Paris, Jean-Michel Place, 1980], a formulé trois accusations à l'égard de la critique (jugée paresseuse, réductrice et subjective) et qui a dénoncé les propositions des critiques comme autant de " croyances ", de " mythes ". Or cette analyse, asymétrique, qui " gratifie ceux qui ont " raison " et stigmatise ceux qui ont " tort " " [LSC, p. 5], présuppose une définition de la littérarité des textes qui n'est pas encore stabilisée au moment de la controverse. Le fait que tel auteur soit un grand écrivain doit être considéré " comme une conséquence et non comme une cause d'un processus historique " [LSC, p. 6-7], car la valeur n'est autre que le fruit d'une série de tractations. Au principe réaliste, qui considère l'oeuvre comme un " en soi ", indépendamment de toute historicité, Pierre Verdrager substitue donc le principe, résolument constructiviste, de " l'immersion en controverse " : le chercheur doit accorder la même attention aux admirateurs et aux contempteurs, sans finalité de démystification, car désillusionner, c'est prétendre que les uns ont tort et les autres raison et, partant, ne pas satisfaire à l'exigence de neutralité qui définit en propre le travail du sociologue. Pour l'auteur du Sens critique, il s'agit donc de faire non pas " une sociologie distributive, qui distingue le vrai du faux en prenant appui sur une distribution a priori, à partir de laquelle s'effectuerait l'observation, mais une sociologie des distributions qui s'attache à décrire la construction des faits par les acteurs eux-mêmes " [LSC, p. 13].
9Le caractère novateur de ce programme théorique n'en est que plus frappant lorsqu'on considère les autres sociologies de la littérature. Il ne s'agit ni de lire le social dans le texte, comme la sociocritique, ni de lire le texte dans la société, comme la sociologie du champ et de l'habitus, qui recherche des explications dans les structures sociales : Bourdieu met en relation les comportements dans l'espace littéraire et les positions dans l'espace social, alors que Pierre Verdrager explicite les logiques internes des discours sur la littérarité. La sociologie " a-critique " se démarque également de l'esthétique de la réception en ceci qu'elle réfute toute visée herméneutique, car le travail d'interprétation participe de la constitution de la valeur des œuvres, non de sa description.
3. Une grammaire du " sens critique " : les " régimes de valeur "
10De même que Luc Boltanski et Laurent Thévenot sont aujourd'hui considérés comme les grammairiens du lien politique, on peut dire que Pierre Verdrager propose une grammaire du " sens critique ". Examinons donc plus en détail les propositions de cette nouvelle sociologie de la réception. Pierre Verdrager distingue deux régimes de valeur " dans lesquels les personnes s'inscrivent pour régler leur conduite et instruire leur propos, et à partir desquels ils construisent la réalité et formulent des critiques " [LSC, p. 57]. L'inscription dans le " régime de volition " porte à privilégier la volonté, tandis que dans le " régime d'inspiration ", tout acte volontaire est déprécié. La définition de ces régimes est construite autour d'une série d'oppositions.
111) En régime de volition, la fonction-auteur est unique, centrée, opaque. L'auteur est l'agent : il garde le contrôle de lui-même. Ce régime privilégie la régularité, la lenteur, la difficulté du travail de l'écrivain. Il sous-tend une " éthique du travail souffert dans la rature " [LSC, p. 67], mais aussi une " éthique centripète de l'humilité et de la modestie " [LSC, p. 69].
122) En régime d'inspiration, la fonction-auteur est multiple, dispersée, transparente. L'auteur est le médiateur, donc le patient : il reste disponible à d'autres instances auctoriales, soit externes (le Dieu, la Muse), soit internes (le rêve, l'inconscient). Ce régime privilégie l'irrégularité, la fulgurance, la facilité du travail de l'écrivain. Il sous-tend une " éthique du don offert par la nature " [LSC, p. 67], mais aussi une " éthique centrifuge, du rayonnement, du jaillissement " [LSC, p. 69].
13Le sociologue prend soin de souligner la relativité de cette dichotomie : " Il est en effet possible de procéder à la fois des deux régimes [successivement ou alternativement], quoique jamais simultanément " [LSC, p. 57]. Le partage entre volition et inspiration peut en effet correspondre à " un clivage à l'intérieur d'une seule personne " [LSC, p. 72]. Ainsi, dans le travail d'écriture de Nathalie Sarraute, s'articulent une " phase inspirée et préréflexive (le premier jet) " et une " phase volitive et réflexive (la relecture) " [LSC, p. 72]. Pour autant, cette opposition possède une certaine efficacité à décrire les logiques d'évaluation des critiques.
14En régime d'inspiration, la critique consiste à accabler l'auteur d'une série de manquements aux attentes des critiques inspirés. Pauvre en imagination, trop intellectuelle, austère, froide, l'œuvre de Nathalie Sarraute serait d'une lecture monotone et même déplaisante, du fait du caractère trop pédagogique la relation lectoriale. Dans le même esprit, le refus d'attribuer aux personnages une identité est envisagé comme une indice de déshumanisation et surtout, en tant que refus, comme une tentative de destruction de la matière romanesque, si bien que Nathalie Sarraute, écrivant pour ne rien dire, se trouve accusée de fumisterie. Trop intellectualiste, anti-humaniste, nihiliste, l'œuvre de Nathalie Sarraute peut, en régime d'inspiration, être violemment disqualifiée.
15Inversement, en se plaçant dans ce même régime d'inspiration, les critiques peuvent également justifier leur admiration de Nathalie Sarraute. C'est au nom d'une même conception de la relation lectoriale (comme contact direct entre le texte et le lecteur, rendu possible par une médiation auctoriale transparente) que Nathalie Sarraute est admirée pour son hypersensibilité au monde et l'effacement devant son sujet, là où ses contempteurs décelaient un défaut de sensibilité et d'humanité.
16Mais l'admiration est également justifiable dans l'autre régime. Alors que les détracteurs inspirés de Nathalie Sarraute dénoncent l'exaltation du " rien " comme une tentative - décadente - de destruction du roman, les admirateurs volitifs la considère comme la marque - progressiste - d'une longue " montée en pureté " [LSC, p. 144]. La célébration de ce travail de purification s'appuie sur une vision téléologique, selon laquelle le temps ferait évoluer vers l'art vers sa perfection. Dès lors, se trouve justifiée la corrélation entre " la diminution progressive de la taille du signifiant littéraire et l'augmentation progressive de la charge poétique " [LSC, p. 150]. De ce fait, la valeur de l'écrivain est inversement proportionnelle à la trivialité de l'objet : en régime de volition, la représentation du réel prime sur le réel représenté.
17Pierre Verdrager satisfait donc au double impératif de pluralisme et de relativisme de l'anthropologie asymétrique : d'une part, à l'intérieur du régime inspiré, la dénonciation et l'admiration de Nathalie Sarraute sont également possibles ; d'autre part, les raisons de l'admiration de Nathalie Sarraute peuvent être différentes, voire opposées, puisque sa justification peut passer par l'inscription dans l'un ou l'autre régime de valeur, à ceci près - et la nuance est capitale - que la quatrième éventualité (à savoir l'association du régime de volition et d'une visée critique) n'est pas envisagée, parce qu'elle ne serait pas envisageable : " il n'existe pas de rejet volitif de N. Sarraute, tandis qu'il est possible d'aimer N. Sarraute quel que soit son mode d'inscription " [LSC, p. 190]. Pour Pierre Verdrager, ce " déséquilibre entre contempteurs et admirateurs " [LSC, p. 190] rend possible une " valorisation croisée " [LSC, p. 190] dont l'auteur est le grand bénéficiaire : l'amour de Nathalie Sarraute peut se justifier par des raisons diverses, tandis que le désamour ne peut trouver d'autre justification que dans le régime d'inspiration.
4. Les matrices d'existence et de stabilisation de la controverse
18La description des logiques d'évaluation qui régissent les prises de position des critiques littéraire constitue le deuxième volet d'un triptyque. La grammaire du sens critique est en effet encadrée par une étude des mesures de conditionnement de la réception par l'auteur et, d'autre part, par une analyse des phénomènes de classicisation qui permettent de mettre fin à la controverse.
a) La " prétention à faire histoire "
19Pierre Verdrager propose de considérer ledit nouveau roman comme une " matrice de discours donnant lieu à discussion " [LSC, p. 25]. Le sociologue en veut pour preuve la résurgence périodique d'une triple controverse sur le nouveau roman, à savoir une " controverse historique " (sa naissance et sa mort), une " controverse ontologique " (le fait même de son existence) et une " controverse identificatoire " (les écrivains qui le composent). En effet, s'interroger sur la place nouveau roman dans l'espace littéraire alors que celui-ci n'est pas encore doté d'une identification stable, c'est nécessairement le penser dans le temps, donc envisager son inscription dans l'Histoire. Lorsque Nathalie Sarraute met en opposition le passé avec lequel la littérature doit rompre et la contemporanéité romanesque, lorsqu'elle distingue le roman " balzacien " et le " nouveau roman ", qu'elle pense la création en termes de refus de la tradition et d'impératif d'innovation, elle contribue à " produire des catégories de perception temporalisatrices où " traditionnel " et " moderne " deviennent des principes de classement " [LSC, p. 29]. Le " nouveau roman " revêt dès lors un caractère véritablement matriciel, dans la mesure où il génère une structuration à la fois de l'histoire et de l'espace littéraires au sein desquels les auteurs peuvent exister.
b) L' " économie de la singularité "
20Certes, l'appartenance au nouveau roman permet à Nathalie Sarraute d'occuper la place d'auteur. Étant donné le risque de voir l'individualité se dissoudre dans le groupe, il importe néanmoins de construire une " économie de la singularité " [LSC, p. 23], que Pierre Verdrager décrit sur le modèle de l'économie de la traduction. Le coût de traduction de la poésie est élevé, du fait de sa forme, tandis qu'il est plus difficile d'établir l'insubstituabilité de la prose, trop proche du langage ordinaire. De la même manière, la valeur d'un texte est d'autant plus grande qu'il résiste à toute tentative de mise en équivalence réductrice : ainsi dit-on des romans de Nathalie Sarraute que leur histoire ne peut être résumée ; ils ne peuvent pas davantage être subsumés sous l'appellation " littérature féminine " ; toute logique de comparaison de Nathalie Sarraute avec d'autres écrivains est enrayée. Mais la gestion de cette économie de la singularité impose également, en contrepartie, de veiller à ce que l'intraduisibilité des textes ne devienne pas excessive au point de rendre les romans inaccessibles aux lecteurs. Il s'agit donc de trouver une solution équilibrée entre la " transparence " et l' " opacité " [LSC, p. 50] de la médiation littéraire, car la première donne lieu à une accusation de défaut d'esthéticité, tandis que la seconde peut recevoir le grief d'ésotérisme.
c) Devenir classique : les " opérateurs de montée en objectivité "
21Les phénomènes de classicisation correspondent, du point de vue de la réception, au basculement de l'agitation de la controverse autour de la valeur de l'auteur et de ses publications à la stabilité du jugement critique sur le grand écrivain et son œuvre. Or ce basculement rend absolument nécessaire un " acquittement de la dette contractée dans le rejet " [LSC, p. 195]. Ainsi s'expliquent les disqualifications du retard des critiques et les discours sur l'avance de l'auteur sur son temps : " l'omission de la critique " [LSC, p. 195], qui n'a pas su reconnaître la valeur de Nathalie Sarraute en son temps, et " l'omission des lecteurs " [LSC, p. 195], qui sont passés à côté d'une oeuvre tenue pour innovante, fonctionnent comme autant de dispositifs préparatoires à la stabilisation de la controverse.
22Devenir classique, c'est avant tout devenir incontestable, faire enfin l'unanimité : avec le temps, la symétrie entre admirateurs et contempteurs s'abolit, la controverse fait place à un univers stable, au sein duquel la valeur de Nathalie Sarraute ne prête plus à discussion, étant douée d'une objectivité. Pierre Verdrager distingue donc trois " opérateurs d'objectivité capables de faire référence à la valeur des objets sans avoir recours à l'évaluation subjective " [LSC, p. 208], à savoir la traduction dans plusieurs langues, les rééditions (jusqu'au couronnement dans la Bibliothèque de la Pléiade) et l'intégration au système scolaire.
23L' " effet classique " [LSC, p. 205] est sanctionné par une redistribution radicale des places au sein de l'activité littéraire : ce n'est plus le texte qui est évalué par le critique, mais la critique qui est mise à l'épreuve du texte. Face à l'écrivain classique, le critique littéraire est tel un écolier devant son maître : il a tout à apprendre de l'oeuvre. Mais surtout, le critique éprouve un " sentiment d'insécurité " [LSC, p. 195], il craint à tout moment de ne pas comprendre l'oeuvre, voire de la trahir, si bien que la classicisation fait tendre la relation critique vers le " degré zéro de la critique " [LSC, p. 224] que serait la citation, forme accusant le retrait du critique devant le classique.
5. Neutralité et historicité : le cas Sarraute
24De façon générale, malgré la mise en évidence des matrices d'existence et de stabilisation de la controverse, Le Sens critique souffre d'un défaut d'historicisation : la seule tentative en ce sens est un examen de la quantité et de la nature des premiers compte-rendus consacrés à Nathalie Sarraute. Autrement, le sociologue fait l'impasse sur la dimension historique de la controverse : trop souvent les critiques sont cités sans la moindre considération pour leur chronologie. Certes, on saura gré à Pierre Verdrager d'avoir identifié des invariants, de façon très efficace au niveau lexicologique, par exemple, chez les critiques inspirés, l'étonnante constance de la désignation de la " perversité scientifique " [LSC, p. 128] du travail de Nathalie Sarraute, entre 1956 et 1989, ou bien, chez les critiques volitifs, la téléologie de l'oeuvre, toujours en voie d'épuration, qui ne cesse d'être réinvestie entre 1953 et 1995. Se dessine ainsi, en quelque sorte, une topique de la critique littéraire, une critériologie.
25Mais cette perspective diachronique, qui décontextualise les textes de réception afin de catégoriser les arguments, risque de passer sous silence leur processus d'engendrement effectif. Ainsi, lorsque Pierre Verdrager analyse la valorisation du travail de l'écrivain en régime de volition, tout se passe comme si la capacité d'invention de Nathalie Sarraute, argument exemplifié par une citation de 1997 [LSC, p. 162], engendrait - logiquement, mais qu'en est-il historiquement ? - la valorisation de la référence au travail en termes d'artisanat, argument exemplifié par une citation de 1954 [LSC, p. 162]. Les citations successives qui exemplifient la logique des critiques s'inscrivent en définitive dans un schème argumentatif que le sociologue reconstruit de façon tout à fait anachronique. L'analyse aurait certainement gagné à se déployer dans le temps, et non sur un axe exclusivement catégoriel.
26Une autre réserve, également liée à l'historicité, relative au choix même d'étudier la réception d'un auteur aussi controversé que le fut Nathalie Sarraute, mérite d'être émise. Certes, la faible extension d'un corpus peut favoriser, de façon inattendue, un élargissement en compréhension, auquel cas les conclusions peuvent s'appliquer à d'autres domaines de spécialité. Mais corpus et théorie peuvent également être jugés coextensifs. Alain Viala a enfermé cette conception dans une formule lapidaire : " tel corpus, telle théorie " - autrement dit, " tout énoncé sur la littérature n'a de généralité qu'à proportion du corpus qu'il prend en compte " [" Théories littéraires, théories du texte et histoire des théories littéraires ", dans Où en est la théorie littéraire ?, actes du colloque organisé à l'Université Paris VII Denis Diderot, les 28 et 29 mai 1999, textes réunis par Julia Kristeva et Évelyne Grossman, Textuel, n° 37, Paris, 2000, p. 221]. Aussi, l'analyse est-elle indifférente à son objet ?
27L'un des " biais observationnels " qui, pour l'auteur du Sens critique, caractérisent la sociologie de la réception lorsqu'elle est assumée par les littéraires, est en effet lié au choix même du corpus d'étude. Ce biais consiste " à laisser dans l'ombre les critiques qui ont pris pour objet des auteurs n'ayant pas rencontré le succès. Si l'analyse de la réception d'un auteur est finalisée par une capitalisation de connaissances sur celui-ci, sont exclues, d'emblée, les études de réception d'écrivains ratés ou oubliés " [LSC, p. 5]. Or Pierre Verdrager écrit lui-même, au sujet du nouveau roman, que " le récit historique le plus neutre laisse des traces dans ce qu'il prend pour objet par le simple fait d'attacher au silence et à l'oubli les objets qu'il sélectionne, instaurant une distinction entre les objets dignes d'histoire et les objets, comme on dit, sans histoire, indignes de toute mémoire " [LSC, p. 23]. La question de la pertinence de la sélection se pose-t-elle différemment pour le sociologue que pour le critique littéraire ?
28Y aurait-il un " effet Sarraute " sur la thèse développée dans Le Sens critique ? Si oui, en quoi le choix de Nathalie Sarraute aurait-il influé sur le propos du sociologue ? Voire : serait-on en présence d'un avatar de la perspective auctorialiste à laquelle le sociologue a pourtant voulu s'opposer ? Non, en ce sens que Pierre Verdrager ne dit jamais son amour ou son désamour de Nathalie Sarraute et de son oeuvre. Jamais en effet son opinion de lecteur n'entre-t-elle en jeu dans la description des régimes de valeur de la critique. Mais oui, certainement, en ce sens que l'enquête aurait pu porter sur plusieurs auteurs, sur des cas de réception différents. Je rappelle que la thèse dont est issue Le Sens critique portait le titre : La Réception de la littérature par la critique journalistique. Le cas de Nathalie Sarraute. Il s'agit en effet d'une étude de cas, et quel cas ! Qu'implique donc le choix d'un " moderne ", surtout d'un auteur d' " avant-garde ", devenu " classique " ? Qu'en serait-il si le cas avait été Ramuz ou Koltès ?
29Le concept descriptif de " controverse " mériterait d'être mieux défini en tant que tel. Les matrices d'existence et de stabilisation de la controverse sont-elles identiques quel que soit le cas de réception observé ? Cela reste à vérifier. Qu'en serait-il si l'absence de critique en régime de volition démontrait une limite du modèle, si elle tenait à une particularité du cas de réception de Nathalie Sarraute ? Je me permets de formuler rapidement une hypothèse, à vérifier par des recoupements entre plusieurs cas : si l'asymétrie de la controverse est nécessaire à la réussite, les écrivains ratés seraient ceux pour lesquels le scénario de la controverse serait différent, auquel cas il faudrait évidemment envisager divers scénarios. Il y aurait donc matière non seulement à examiner de la même manière beaucoup d'autres controverses littéraires, mais à s'interroger sur les limites de cette sociologie de la réception lorsque l'enquête, du fait des contraintes de la thèse de doctorat, se borne à l'étude un cas. La question se pose. Je veux croire que la lecture du Sens critique suscitera quelques belles études de réception.
6. " Parlez-moi d'amour... " ou la condition littéraire
30On ne saurait reprocher à l'auteur du Sens critique un défaut de cohérence entre le parti pris initial et ses réalisations. S'il est vrai que la position de neutralité " exige de celui qui l'adopte une surveillance constante de ses propositions, de telle sorte que la moindre ironie, la moindre prise de position pourra être, selon la formule consacrée, retenue contre lui " [LSC, p. 232], le livre Pierre Verdrager m'inspire une réelle admiration par la constance de l'analyse, qui ne cesse de se dire, d'expliciter son statut. Le Sens critique repose sur présupposés forts, et novateurs, qui ont l'immense mérite d'ébranler les principes implicites sur lesquels nous autres " littéraires " fondons notre pratique tant d'enseignement que de recherche. Aussi me semble-t-il important de réfléchir aux questions que soulève la posture " a-critique ".
31En premier lieu, comme Pierre Verdrager s'inscrit dans une controverse ancienne entre sociologues et littéraires, j'en rappelle rapidement les termes, brillamment analysés par Wolf Lepenies. Pour le sociologue et historien allemand, ce conflit " révèle l'un des dilemmes de la sociologie qui, depuis ses origines, oscille entre le modèle des sciences de la nature et une approche herméneutique qui l'apparente à la littérature " [Les Trois cultures. Entre science et littérature, l'avènement de la sociologie (1ère éd. 1985), Paris, Éd. de la Maison des sciences de l'homme, 1990, p. 1]. Il est troublant d'observer que la filiation de la sociologie de la réception avec l'anthropologie des sciences reproduit en quelque sorte ce geste fondateur de la sociologie, pour se soustraire à la rivalité de la littérature. Depuis le premier tiers du XIXème siècle, en effet, les sciences sociales n'ont cessé de lutter pour leur reconnaissance dans les universités et les académies. Soumises à la concurrence inextinguible de la littérature et s'efforçant de conquérir leur autonomie institutionnelle, les sciences sociales furent prises entre deux feux. La sociologie se retrouva dans l'obligation d'imiter le modèle des sciences de la nature, ce qui ne fut pas sans poser quelques difficultés. La séparation entre sociologie et littérature fut d'autant plus radicale qu'elle se trouva renforcée par une autre opposition : " à une sociologie présentée comme froidement rationnelle, cherchant à saisir par la mesure et le calcul des structures et des lois du mouvement de la société industrielle moderne et ne contribuant qu'à aliéner encore plus l'homme de lui-même et du monde qui l'entoure, on oppose une littérature dont l'intuition est plus clairvoyante, que les analyses des sociologues. Par sa faculté de s'adresser au coeur, elle doit être placée au-dessus des résultats d'une discipline qui se méprend sur son propre compte en suivant le modèle des sciences de la nature " [Les Trois Cultures p. 7]. On sait que Buffon, passé à la postérité sous la formule stilo primus doctrina ultimus (" le premier en style, le dernier en science "), fut l'un des premiers à avoir contribué au processus de différenciation entre oeuvres littéraires et oeuvres scientifiques. Cent ans après l'Histoire naturelle, la concurrence ne faiblissait pas, comme en témoigne le projet balzacien de La Comédie humaine, qui devait s'intituler Études sociales et à propos duquel Bourget parlera d'un " enseignement sociologique ". La théorie du roman expérimental développée par Zola maintint et, par ses prétentions scientifiques, accentua cette rivalité.
32De fait, cette concurrence oppose deux catégories d'intellectuels ou de lettrés, comme on voudra : les écrivains et les critiques d'un côté et les spécialistes en sciences sociales de l'autre. Cette polarité a largement survécu au XIXème siècle. Et il faut croire qu'elle est encore très présente. De façon générale, la sociologie, lorsqu'elle prend pour objet l'art ou la littérature, tombe presque immanquablement sous le coup d'une suspicion de la part des littéraires. (J'avoue n'avoir pas échappé à cette règle lorsque je commençai à lire Le Sens critique.) Le problème s'est posé à tout sociologue. Ainsi, dès les premières lignes des Règles de l'art, Pierre Bourdieu s'est élevé contre une animosité presque instinctive à l'égard de la sociologie. Il en trouvait une manifestation remarquable dans Le Don des morts, sous la plume de Danièle Sallenave [Paris, Gallimard, 1991] : " Laisserons-nous les sciences sociales réduire l'expérience littéraire, la plus haute que l'homme puisse faire avec celle de l'amour, à des sondages concernant nos loisirs, alors qu'il s'agit du sens de notre vie ? " [cité par Pierre Bourdieu, Les Règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Éd. du Seuil, coll. Libre examen, 1992, p. 9]. Cette prétendue irréductibilité de l'expérience littéraire à l'analyse sociologique est peut-être aussi la résurgence d'un lieu commun du discours sur la critique, dont La Bruyère avait déjà donné une formulation radicale : " Le plaisir de la critique nous ôte celui d'être vivement touchés de très belles choses " (Les Caractères, I, 20). Telle est en tout cas la lecture que fait Bourdieu des lignes de Sallenave, qu'il rattache à " une de ces mornes topiques sur l'art et la vie, l'unique et le commun, la littérature et la science " [Les Règles de l'art, p. 10].
33Comment parler de la littérature ? Telle est la question qui s'est sans cesse posée à moi en lisant Le Sens critique. Comment parler de ce qui fait l'objet d'un élan d'amour lorsque nous-mêmes, universitaires, en tant que lecteurs, nous entretenons une relation passionnée, voire passionnelle, avec les auteurs et les textes que nous côtoyons ? (Travailler sur un auteur engage parfois le chercheur plus durablement que le mariage, et les raisons qui nous portent à l'étude de tel auteur sont rarement innocentes.) En quoi l'étude de la littérature à l'université est-elle différente de la critique littéraire ? On voit se profiler la question de la scientificité et, partant, de la légitimité des études littéraires. Et l'on en revient - une fois n'est pas coutume ? - à Gustave Lanson. On voit bien, d'ailleurs, la possibilité qui semble s'offrir à nous de refonder l'histoire littéraire à partir de cette nouvelle sociologie de la réception, un peu de la même manière que le lansonisme avait fondé la légitimité des études littéraires en tant que discipline, et non plus en tant que genre littéraire, en s'appuyant sur l'histoire positiviste et la sociologie, contre l'impressionnisme de la critique littéraire, comme l'a montré Antoine Compagnon dans La Troisième République des lettres [Paris, Éditions du Seuil, 1983]. Le Sens critique fournit à cet égard quelques précieux outils pour l'écriture de l'histoire de la littérature, qui gagnerait à réinvestir l'analyse des matrices d'existence et de stabilisation de la controverse. Il suffit, pour s'en convaincre, de parcourir les histoires littéraires du XXème siècle, qui pensent l'historicité des mouvements littéraires, et surtout des avant-gardes, de la même manière que l'ont construite les critiques, au lieu d'analyser les modalités d'inscription d'un auteur dans l'histoire de la littérature. (Je pense, par exemple, à la sempiternelle rengaine sur la lignée Jarry-Apollinaire-Vitrac-Ionesco, créée pas la critique littéraire dans les années cinquante, et reprise à l'identique par nos manuels littéraires les plus récents, sans interrogation sur l'historicité de l'idée même de cette filiation.)
34Gustave Lanson, déjà, avait souligné l'ambiguïté du positionnement de l'historien de la littérature : " Ce caractère sensible et esthétique des ouvrages qui sont nos " faits spéciaux " fait que nous ne pouvons les étudier sans un ébranlement de notre coeur, de notre imagination et de notre goût. Il nous est à la fois impossible d'éliminer notre réaction personnelle et dangereux de la conserver. Première difficulté de méthode. [...] De toute manière, le danger pour nous est d'imaginer au lieu d'observer, et de croire que nous savons, quand nous sentons. [...] Toute notre méthode doit donc être disposée de manière à rectifier la connaissance, à l'épurer des éléments subjectifs. " [" La méthode de l'histoire littéraire ", Revue du mois, 10 octobre 1910, p. 385-413]. Pour parler de la littérature, il me faut au moins assumer ma bâtardise fondamentale (j'entretiens malgré tout une relation affective avec les textes et les écrivains dont je parle) et prendre conscience de mon historicité (même en tant qu'universitaire, j'appartiens à l'histoire de la littérature et contribue à l'écrire). Autrement dit, il me faut reconnaître, en tant que " littéraire ", que mon discours sur l'oeuvre n'est parfois pas si différent de celui de la critique, comme l'a noté Antoine Compagnon : " l'opposition de l'objectivité (scientifique) et de la subjectivité (critique) est considérée par la théorie comme un leurre, et même l'histoire littéraire la plus étroite, exclusivement attachée aux faits, repose encore sur des jugements de valeur, ne serait-ce que par la décision préalable, et le plus souvent tacite, sur ce qui constitue la littérature (le canon, les grands écrivains) " [Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Éditions du Seuil, coll. La couleur des idées, 2000, p. 244]. Le constat ne vaut pas seulement pour la littérature contemporaine à l'université. Les études littéraires actuelles n'ont pas abandonné les perspectives auctoriale et opérale, que ce soit au niveau de la recherche (les sociétés savantes consacrées à un auteur, les célébrations de la mort ou de la naissance de tel écrivain, etc.) ou de l'enseignement (ce sont surtout des auteurs et des oeuvres qui sont inscrits au programme). Or, de la sorte, c'est nécessairement l'extension du canon littéraire qui se trouve définie. Nous participons donc de l'histoire de la littérature car, pour reprendre le vocabulaire de Pierre Verdrager, l'Université est l'un des " opérateurs de montée en généralité ", l'une des ultimes " matrices " d'institutionnalisation et de classicisation.
35Pierre Verdrager refuse, non sans raison, d'associer description et évaluation. Poussée jusqu'à un scepticisme radical, cette position reviendrait à exclure toute herméneutique au profit de la sociologie, voire à proscrire tout discours sur la littérature à l'exception de l'analyse des discours sur la littérature. (Je précise que Pierre Verdrager ne remet jamais en question la légitimité de la discipline littéraire.) En définitive, ce qu'il est impératif de retenir de la lecture du Sens critique, c'est à mon sens la distinction de deux statuts du discours sur la littérature. Être littéraire, c'est être à la fois acteur et chercheur : acteur, parce que je participe nécessairement à l'histoire de la littérature et que je fais parfois oeuvre de critique littéraire, en interprétant les oeuvres ; chercheur, parce que j'enquête sur cette histoire de la littérature dont je suis l'un des acteurs. Comment articuler l'un et l'autre statuts ? Resterait-il une place pour les études littéraires, entre la sociologie et la critique ? De fait, la condition littéraire est un " entre-deux ", pour reprendre l'une des leçons de scepticisme du Démon de la théorie. Peut-il en être autrement ?
36À dire vrai, le sociologue est aussi, par ailleurs, lecteur. Le problème de la neutralité ne se pose donc pas autrement pour lui. Aussi Pierre Verdrager souligne-t-il que " la qualité de l'observation repose non pas sur l'abandon de toute opinion, mais sur la capacité de faire une distinction entre une observation sociologique et une prise de position évaluative " (LSC, p. 232-233). Mais l'auteur du Sens critique ne formule aucune proposition permettant d'articuler la posture " a-critique " et une éventuelle prise de position. À l'heure de la controverse sur les programmes de l'enseignement secondaire, la question de la définition de modalités d'intervention des littéraires se fait pourtant extrêmement vive. Au plan de la sociologie générale, Nathalie Heinich conçoit la possibilité, pour le sociologue, d'intervenir dans les conflits en tant qu'expert, en ayant " un rôle de médiation, de construction de compromis entre les intérêts et les valeurs en jeu, voire de refondation d'un consensus " [Ce que l'art fait à la sociologie, p. 81]. Reste à définir ce que serait, pour la sociologie de la littérature, cette " neutralité engagée ".
*
37NB : Sur l'itinéraire de la recherche de Pierre Verdrager, et notamment sa découverte de La Gloire de Van Gogh, de Nathalie Heinich, voir son article "La thèse au jour le jour : sociographie d'une recherche" (Carnets de bords. Revue de jeunes chercheurs en sciences humaines, Genève, n° 1, juin 2001, p. 17-26). Lire le résumé à l'adresse : http://www.carnets-de-bord.ch/Article.asp?NoArt=6&num=1.