Le XXe siècle déchiffré grâce à une paire de ciseaux : le cut‑up & ses corollaires
1Dans son ouvrage Le Cut‑up de William S. Burroughs. Histoire d’une révolution du langage, Clémentine Hougue propose de réaliser une généalogie de la pratique expérimentale radicale qu’est le cut‑up ainsi qu’une analyse de ses prolongements durant le xxe siècle en Europe occidentale et aux États‑Unis. Il s’agit alors pour l’auteure de continuer la très riche bibliographie critique consacrée à William Burroughs1, en s’attachant néanmoins spécifiquement au procédé qu’il a mis en place avec Brion Gysin à la fin des années 1960. Le cut‑up, cette « invention d’un siècle » (p. 7), naît au cœur de Paris lors d’un séjour de Burroughs au sein d’un petit hôtel, bientôt nommé a posteriori le « Beat Hotel2 », rue Gît‑le‑Cœur, dans le 6e arrondissement, où logent nombreux auteurs, artistes, et marginaux. En tant qu’« épicentre de créativité3 », l’hôtel voit s’élaborer une technique radicale sous la paire de ciseaux de Gysin comme le retrace Cl. Hougue :
Gysin travaille sur des expérimentations de collages picturaux : en découpant accidentellement des journaux, Burroughs et lui s’aperçoivent que deux fragments réagencés peuvent constituer un message cohérent. Le cut‑up vient de naître : une origine française pour un procédé qui contribuera à faire de William Burroughs une figure essentielle de la contre‑culture américaine. (p. 8)
2Pour structurer le déroulement de sa réflexion, l’auteure se fonde sur un propos tenu par Burroughs dans un entretien avec Conrad Knickerbocker, publié en 1966 dans un numéro du Paris review :
Un ami, Brion Gysin, peintre et poète américain, qui vivait en Europe depuis trente ans, a été, d’après ce que je sais, le premier à créer des cut‑ups. Son poème en cut‑up « Minutes to go » a été diffusé sur BBC, puis, plus tard, publié dans une brochure. J’étais à Paris pendant l’été 1960 ; c’était après la publication du Festin nu. Je me suis intéressé aux possibilités de cette technique, et j’ai commencé à l’expérimenter. Bien sûr, quand on y pense, La Terre vaine a été le premier grand collage en cut‑up, et Tristan a fait à peu près la même chose. Dos Passos a utilisé la même idée dans les séquences « The Camera Eye » de U.S.A. J’ai senti que je travaillais dans ce même but ; ça a donc été une révélation majeure pour moi quand j’ai réellement vu sa mise en œuvre4.
3L’inscription par Burroughs du cut‑up dans une évolution du collage et dans une histoire littéraire transnationale est reprise par Cl. Hougue qui propose alors d’aborder la technique burroughsienne à travers une approche interdisciplinaire, mêlant des éléments d’histoire culturelle et des réflexions philosophiques et politiques sur les enjeux du cut‑up : celui‑ci serait alors un « indicateur particulièrement sensible aux mutations des mondes européen et américain au xxe siècle » (p. 25). En ce sens, il serait « cette révolution du langage [qui] catalyse, interroge et parfois exacerbe les enjeux profonds de l’Occident contemporain » (p. 25). Il s’agit ainsi de traverser le xxe siècle avec pour guide Burroughs et son cut‑up. Dès lors, l’ouvrage se construit en quatre parties qui suivent une certaine chronologie : « 1920‑1930 : Le collage littéraire modernistes ou les ‘‘premiers cut‑ups’’ » ; « 1950‑1960 : Lettrisme et situationnisme, contemporains français du cut‑up », « 1970‑1980, Les héritiers de Burroughs : nouveaux emplois du cut‑up », « Le cut‑up, une pensée du langage ». À la suite d’une riche étude, classée selon la succession temporelle des différents mouvements littéraires et artistiques qui manifesteraient un lien avec le cut‑up, l’auteure se consacre, pour conclure sa réflexion, à une mise en perspective du procédé avec la philosophie, posant dès lors la question du cut‑up comme avatar de la postmodernité et mettant celui‑ci face aux discours poststructuralistes, principalement de Jacques Derrida (p. 351‑366) et de Gilles Deleuze et Félix Guattari (p. 367‑386).
Politiques de la littérature : le collage & le montage comme Zeitgeist
4Le cut‑up s’insère dans l’histoire des pratiques expérimentales, aux côtés du collage et du montage. Cl. Hougue replace alors le collage dans son histoire tout d’abord plastique, à travers la mention de la révolution qu’opèrent Picasso et les cubistes, et leur volonté de « dépasser l’imitation du réel en rompant avec la perspective » (p. 33) et en « mettant en lumière la capacité de l’espace pictural à accueillir des éléments étrangers » (p. 33). Le procédé est alors associé, à juste titre, à la modernité, en tant qu’il introduit dans l’œuvre des éléments exogènes, composés d’un quotidien et d’une société industrielle qui s’incarnent dans des fragments de réalité tangible :
Le collage et la modernité entretiennent un rapport métonymique, où le collage manifeste, catalyse et explicite un certain nombre de caractéristiques de la modernité. Tout d’abord, la place prépondérante de matériaux issus de la société industrialisée (journaux, affiches, toiles cirées) dans les collages cubistes laisse entrevoir les mutations de la société depuis la révolution industrielle ; mais plus encore, la pratique même du collage, qui met en exergue l’hétérogénéité de ses composants et brise l’harmonie des formes sur laquelle repose la peinture d’imitation, renvoie à la notion de rupture, voire de crise qui fonde la modernité : le collage montre, dans le hiatus des éléments collés, le monde moderne rompant avec le monde ancien. (p. 32‑33)
5De la même manière que le peintre utilise de la colle et des objets pour modifier dans son œuvre une représentation du monde considérée comme archaïque et peu opératoire, l’écrivain, ou poète, dispose dans son œuvre les multiples discours qui l’entourent et ainsi les déhiérarchise, selon la volonté de déstructurer le langage ordinaire et les discours établis. Il s’agit ainsi pour Cl. Hougue de poursuivre les réflexions d’Henri Béhar au sujet du collage, notamment développées dans Littéruptures5. L’exhibition de l’acte créatif et la monstration du procédé provoquent une mutation dans l’ordre littéraire et illustre un basculement critique. L’œuvre se fait artefact6, objet artificiel qui s’assume en tant que tel, rejetant toutes prétentions mimétiques :
Le collage marquerait ainsi une mutation de la modernité, permettant à la fois d’innover et de représenter le monde urbanisé, l’importance prise par la presse à grand tirage, mais aussi la Première Guerre mondiale, qui sont des éléments communs à des œuvres aussi différentes que celles de Tzara, Eliot et Dos Passos. (p. 34)
6Par la suite, le montage est opposé au collage, à partir de la définition générale de Jacques Aumont7 : « le montage est avant tout une articulation, c’est‑à‑dire une mise en relation, entre des éléments plus ou moins hétérogènes. Le collage, au contraire, est une agglomération d’éléments hétérogènes sans mise en relation » (p. 110). Pour résumer, la chercheuse défend la thèse, déjà posée par Béhar8, que si « le montage permet une jonction des différents fragments, le collage conserve et pose comme condition de réalisation la disjonction des éléments, le maintien de leur hétérogénéité » (p. 110). Dès lors, l’auteure analyse successivement des œuvres dadaïstes et notamment « Pour faire un poème dadaïste » de Tristan Tzara, la Terre vaine de T.S. Eliot et la trilogie de John Dos Passos à la lumière des créations burroughsiennes et modulant par là même ces différentes définitions, de manière à dégager une esthétique et une politique du cut‑up.
7Cl. Hougue propose alors de distinguer un âge esthétique du collage, au début du xxe siècle, au contraire d’une ère du cut‑up où celui‑ci serait avant tout un outil politique :
Il apparaît que le collage littéraire — et parallèlement, le collage dans les arts plastiques — étant une forme nouvelle, il se déploie dans sa dimension esthétique, en tant qu’il modélise un rapport au réel en le rendant sensible : il s’agit comme l’explique Henri Béhar, de mêler représentation et invention, de représenter le monde en fonction du prisme vécu.
C’est là la principale différence avec le cut‑up de William S. Burroughs : si l’auteur affirme dans son article « The Fall of Art » que « la conscience est un cut‑up ; la vie est un cut‑up. Chaque fois que vous marchez dans la rue ou que vous regardez par la fenêtre, le flux de votre conscience est coupé par des facteurs aléatoires », le cut‑up n’a pas été créé pour modéliser une perception du monde, mais pour libérer l’écriture de la linéarité et, dans une optique militante, pour se réapproprier la langue en brisant son ordre établi. C’est en gardant cette différence majeure à l’esprit qu’il faut considérer la comparaison entre le cut‑up et les œuvres des auteurs que Burroughs désigne comme ses prédécesseurs. (p. 37)
8À l’extrait que cite la chercheuse de Burroughs, nous pouvons ajouter celui‑ci :
Les cut‑ups mettent à nu le processus sensoriel qui se déroule de toute façon tout le temps. Par exemple quelqu’un lit un journal et son œil suit la colonne de manière proprement aristotélicienne, une idée et une phrase à la fois. Mais de manière subliminale il lit les colonnes de chaque côté et il est conscient de la personne assise à côté de lui. Ça c’est un cut‑up. J’étais assis dans une cafétéria à New York, mangeant mes doughnuts et buvant mon café. Je pensais qu’on se sent un peu enfermé à New York, comme si on vivait dans des boîtes. Je regardais par la fenêtre et il y avait une très grande camionnette. Ça c’est un cut‑up, une juxtaposition de ce qui se passe dehors et de ce à quoi vous pensez. Je le pratique en marchant dans la rue. Je me dis : quand je suis arrivé à cet endroit‑là, j’ai vu ce panneau, je pensais ceci, et quand je rentrerai à la maison, je taperai tout ça. J’ai littéralement des milliers de pages de notes ici, brutes, et je me tiens aussi un journal. D’une certaine manière, c’est voyager dans le temps9.
9Les rapprochements entre la perception sensorielle et cette nouvelle pratique illustrent bien la possibilité intrinsèque du cut‑up à façonner une perception du monde, malgré l’initiale visée militante du procédé, qu’il serait dommageable d’essentialiser à l’extrême. Par ailleurs, Tzara tentait précisément, dans une optique militante, à tendance nihiliste et chaotique certes mais non moins militante et politique, de désarticuler la langue afin de détruire un langage déjà galvaudé et, il proposait une réappropriation par la mise en fragments et le remontage de ceux‑ci10. Il semble alors que cette opposition entre âge esthétique du collage et ère politique du cut‑up, discutable car elle distingue deux phénomènes somme toute très proches, est tributaire d’une dichotomie entre modernisme et néo‑avant‑garde, voire postmodernisme américain11, que l’auteure interprète comme une possible distribution entre collage et cut‑up. Cl. Hougue nuance néanmoins cette position et regroupe les divers phénomènes attenants au collage ainsi :
Le collage révèle le Zeitgeist de son temps. En cela, il porte toujours, de manière plus ou moins explicite, une dimension politique : par le statut particulier qu’il confère à l’artiste, il se fait l’écho d’une politique de la création ; par la fragmentation et l’hétérogénéité qu’il présente, il met en question les structures des sociétés industrielles, en particulier leur usage de la presse et des médias en générale. (p. 11)
10Le collage apparaît ainsi comme le véhicule de l’essence du début du xxe siècle et peut‑être du siècle tout entier :
Les collages modernistes procèdent tous, d’une manière ou d’une autre, d’une modélisation du chaos du monde : Tzara par l’absurdité de toute création, par la fracture profonde du langage qui ne peut plus signifier ; Eliot par l’angoisse palpable d’un monde qui cherche ses sources, en quête d’un sens qui n’apparaît plus de lui‑même ; Dos Passos par le projet de mise en œuvre du panorama américain, complexe et hétérogène, fondé sur une chronologie spécifiquement nord‑américaine. (p. 145)
11L’auteure réalise alors un va‑et‑vient fécond entre analyses d’œuvres, littéraires et plastiques, et événements historiques et mutations épistémologiques, renforçant l’hypothèse du collage comme « esprit du temps » : cela se traduit par les collages cubistes et expériences dadaïstes du début du xxe siècle et, après la Seconde Guerre mondiale, par les pratiques lettristes puis situationnistes, ou par les différents emplois de l’héritage burroughsien au sein de l’espace contre‑culturel des années 1970 (p. 245‑342). Le cut‑up est analysé comme un procédé à l’interstice des cultures et des pratiques : « les concepts de modernisme et de postmodernisme […] permettent de percevoir le cut‑up dans plusieurs espaces intermédiaires, entre l’Europe et les États‑Unis, entre le littéraire et le pictural, entre le moderne et le postmoderne. » (p. 23). En ce sens, la lecture de l’ouvrage d’Olivier Quintyn permettrait de compléter cette position et d’affermir le socle théorique, déjà solide, d’une telle rencontre entre littérature et histoire, qui implique des enjeux, outre esthétiques, épistémologiques et philosophiques. Quintyn commente ainsi l’apport des penseurs allemands, tels qu’Ernst Bloch12, Walter Benjamin13, Siegfried Kracauer14 ou Theodor Adorno15, à l’analyse du collage et du montage :
Au‑delà des œuvres comme cristallisations singulières et contingentes, l’intérêt des philosophes se porte sur les différentes manifestations d’un esprit du temps, d’un Zeitgeist qui met en correspondance les différentes praxis sociales avec des enjeux théoriques ; les œuvres sont les symptômes d’un rapport spécifique à l’histoire. Les techniques compositionnelles esthétiques sont, à cet égard, doublement significatives : elles sont des émanations de l’époque et s’inscrivent en dissidence contre elle. Simultanément inscrites dans un milieu et faisant signe vers une destination qui leur échappe, à la fois porteuses d’une valeur chosale (comme objet singulier) et d’une valeur de vérité conceptuelle (comme symptôme), les œuvres d’art constituent dans ce schéma philosophique le lieu même de l’articulation problématique entre théorie et pratique, entre pensée et action16.
12Les formes multiples que revêtent les dispositifs que façonnent les auteurs abordés par Cl. Hougue au fil du xxe siècle sont tributaires d’une volonté de traduction de l’expérience de l’individu face à l’histoire et à la réalité. Il s’agirait ainsi moins de créer des formes en rupture que d’opérer une rupture qui témoigne d’une réponse à l’encontre d’un monde majoritairement critiqué dans le corpus, organisé autour du cut‑up burroughsien.
Une machine inouïe : le cut‑up & ses prolongements philosophiques
13La dernière partie de l’ouvrage offre un considérable apport aux implications philosophiques du cut‑up et de l’œuvre de Burroughs. Sylvère Lotringer apparaît comme l’initiateur d’une telle mise en perspective, par son rôle essentiel lorsque, via l’organisation de différents événements et publications, dont la revue Semiotext(e), il participe au croisement qui s’opère dans les années 1970 entre institution universitaire et milieu contre‑culturel17 :
C’est ainsi que se manifestent les affinités entre la pensée développée par Burroughs et les systèmes philosophiques émergeant en France à la même époque, à savoir ceux de Deleuze et Guattari, Derrida et Foucault. Dans des espaces culturels a priori hermétiques l’un à l’autre apparaissent des ressemblances conceptuelles — déconstruction, déhiérarchisation, théorie du contrôle, pensée du simulacre. (p. 345‑346)
14Comme le rappelle Cl. Hougue, Timothy Murphy dans Wising up the marks. The Amodern William S. Burroughs18 rapproche déjà pensée deleuzienne et œuvre burroughsienne et, plus anciennement, Robin Lydenberg constate le parallèle fécond entre la philosophie contemporaine et l’écriture expérimentale de l’Américain : « les conjonctions et les disjonctions de la fiction de Burroughs avec les écrits des théoriciens contemporains radicaux fournissent un terreau fertile, quoique incertain, pour une meilleure compréhension des deux19 ». Continuant cette entreprise comparatiste, la chercheuse la complète par une confrontation avec les principales thématiques développées par Derrida telles que la différance, la critique du logos fondateur, le pharmakon et la duplicité du langage, l’écriture comme trace ou le langage comme structure parasitaire. Cela apparaît ainsi tout à fait novateur en ce qui concerne la critique burroughsienne20et entérine la portée théorique des pratiques de Burroughs, qui s’attèle à une remise en question radicale des théories du langage et propose, par la fiction, des moyens de subversion et de révolte, à partir d’une destruction méthodique des discours.
15On peut alors s’attarder sur la notion de machine qui parcourt tout le xxe siècle et informe les pratiques avant‑gardistes et a fortiori expérimentales21. Le cut‑up, qui participe à la création d’une machine poetry selon l’expression de Gysin, se définit par la rencontre d’un geste et d’une mécanique, qui est analysée à l’aide d’une terminologie empruntée à Derrida :
Dans la logique traditionnelle, le mécanique et l’organique s’excluent. L’écriture littéraire, comme création de fiction, est de l’ordre de l’organique, puisqu’elle est une expérience singulière, nécessitant un auteur et un lecteur : du point de vue de sa mise en œuvre comme de celui de sa réception, le texte est un événement singulier. (p. 358)
16La chercheuse propose donc de voir dans le cut‑up la « forme conceptuelle inouïe22 » qu’évoquait Derrida dans Papier machine, imaginant la possibilité de réunir les deux mouvements opposés que sont la machine et l’événement : « Une forme littéraire faisant intervenir une mechanè mettrait au jour une nouvelle logique, combinant événement organique et une mécanique inorganique : ainsi du cut‑up » (p. 358). Rappelons la distinction que réalise Derrida à propos des deux notions antinomiques :
Pourquoi organique ? Parce qu’il n’est pas de pensée de l’événement, semble‑t‑il, sans une sensibilité, sans un affect esthétique et quelque présomption d’organicité vivante.
La machine, elle, au contraire, serait vouée à la répétition. Elle serait destinée à reproduire impassiblement, insensiblement, sans organe ni organicité, l’ordre reçu. En état d’anesthésie, elle obéirait ou commanderait sans affect ni auto‑affection, en automate indifférent, à un programme calculable. Son fonctionnement, sinon sa production, n’aurait besoin de personne. Puis il est difficile de concevoir un dispositif purement machinal sans quelque matière inorganique.
Disons bien inorganique. Inorganique, autrement dit non vivant, parfois mort mais toujours, en principe, insensible et inanimé, sans désir, sans intention, sans spontanéité. L’automaticité de la machine inorganique n’est pas la spontanéité qu’on prête au vivant organique.
C’est ainsi du moins qu’on conçoit généralement l’événement et la machine. Parmi tous les traits d’incompatibilité que nous venons sommairement de rappeler, pour suggérer qu’il est bien difficile de les penser ensemble, comme la même « chose », nous avons dû souligner ces deux prédicats qu’on attribue avec assurance, le plus souvent, à la matière ou au corps matériel : l’organique et l’inorganique23.
17Cette paradoxale rencontre de la mécanicité et du sensible se traduit dans l’acte expérimental, avant tout mis en œuvre par l’auteur mais radicalement mécanique. L’importance donnée à l’aléatoire et la décomposition des discours préexistants dans une volonté de révéler des contenus sous‑jacents impliquent une perte de la subjectivité première, celle issue des écrits prélevés, et ce faisant, empêche la possibilité d’une subjectivité de l’auteur. Cependant, une entité se dégage tout de même du texte final qui consiste en une véritable praxis. Cl. Hougue décrit alors le dispositif d’Œuvre croisée [The Third Mind], véritable dépôt recueillant expérimentations et méthodes co‑écrit par Burroughs et Gysin, en insistant sur le caractère événementiel d’une œuvre qui ne fonctionne que grâce à la mécanisation d’un procédé créateur, d’un « tiers absent » :
En découpant et en réagençant plusieurs textes, on observe l’apparition d’un sens, d’une voix, d’un « esprit » (mind), qui n’est ni celui d’un texte ni celui de l’autre. Cette « troisième voix » est celle qui, née du hasard, ne peut se faire entendre que dans le collage de deux textes. Un tel constat met en question la notion même d’auteur. Le cut‑up n’existe pas avant sa conception mécanique, c’est‑à‑dire qu’il n’est pas pensé ou imaginé au préalable ; il est le fruit d’une composition hasardeuse d’où émerge un sens non préétabli avant le collage. Dans le cut‑up, il n’y a rien avant l’acte de cet agencement. Le texte manifeste donc une réelle indépendance vis‑à‑vis de son auteur : c’est bien la mécanisation de l’écriture et de la création — toutes deux a priori essentiellement organiques —, qui fait l’œuvre, qui fait qu’il y a une œuvre, que quelque chose arrive, donc qu’il y a événement. (p. 359)
Burroughs : interférences françaises
18L’ouvrage offre par ailleurs une vision complète de l’introduction du cut‑up dans les mouvements poétiques et artistiques français ainsi que les rapports qu’entretient Burroughs avec les différents acteurs de la culture française. Différentes rencontres sont ainsi abordées et la relation à l’expérimentation et au cut‑up de Bernard Heidsieck, à travers une comparaison avec l’œuvre de John Giorno, est précisément analysée. Bien que l’on comprenne le traitement séparé des différents auteurs français, dans leur interaction au cut‑up, avec d’une part, Gil Wolman et Guy Debord, représentatifs des successifs groupes lettriste et situationniste, dans une résonnance précisément politique (p. 147‑166) et, d’autre part, la poésie sonore, dans un rapport davantage formel et porté vers l’expérimentation sonore, le découpage temporel interroge : pourquoi intégrer la réflexion sur la poésie sonore (p. 279‑297) dans une période allant de 1970 à 1980 alors que les principales étapes de formation de ce qu’on peut considérer comme un mouvement de poésie expérimentale s’échelonnent dès la fin des années 1950. Si en effet, les travaux de Bernard Heidsieck sur lesquelles s’appuie la chercheuse sont créés durant les années 1970 (p. 287‑291), les premiers jalons d’un renouveau poétique se situent bien dans les années 1960 qui, pour Cl. Hougue, feraient davantage la part belle aux lettristes et situationnistes. Pourtant, dans son ouvrage Le Raspail vert : L’American Center à Paris, 1934‑1994 : une histoire des avant‑gardes franco‑americaines, Nelcya Delanoë insiste sur l’idée d’une effervescence franco‑américaine dès le début des années 1960, qui conduit à l’organisation de happenings par Jean‑Jacques Lebel, de la semaine de Fluxus en 1962 ainsi qu’à la création du Domaine Poétique, par Jean‑Clarence Lambert24, à l’American center du boulevard Raspail, événements auxquels participent Burroughs et Gysin. Une nouvelle modalité du poétique émerge alors et sa ligne de force est de libérer le mot de la page écrite : naissent différents « courants » qui entretiennent une certaine proximité, la « poésie action » de Heidsieck et la « poésie sonore » de Chopin. D’ailleurs, Heidsieck commente ainsi cette période, offrant alors le point de vue d’un témoin d’une poésie qui se délite et d’un acteur d’un mouvement qui se construit :
Cette période, celle des dernières étincelles de la poésie surréaliste, de la poésie de la Résistance, n’était pas très joyeuse [...]. Il fallait faire autre chose, prendre une autre direction. Ces soirées au Centre m’ont donc laissé une impression éblouissante, avec cette sortie de l’isolement, ce déclic amorcé qui a permis à un mouvement de se lancer. Et cette fréquentation de la poésie américaine, ce vent violent d’une génération qui nous a précédés mais qui nous arrivait précisément au moment où nous cherchions une autre voie, ce souffle nouveau, typiquement américain — espace, circulation — qui nous touchait et nous rendait réceptifs.
19Ces interférences avec le milieu français s’inscrivent dans le réseau international et interdisciplinaire que génère la figure burroughsienne ainsi que sa technique, le cut‑up.
Fascination burroughsienne : une icône
20L’ouvrage de Clémentine Hougue s’avère aussi précieux pour le travail méticuleux qu’elle réalise autour de la figure burroughsienne, dont nous pourrions rapprocher la « posture25 » auctoriale à une « création collective26 ». Cette réflexion sur l’œuvre de Burroughs a déjà été développée par Oliver Harris dans William Burroughs and the Secret of Fascination27 :
Une trajectoire directe s’opère entre les fictionnalisations de Jack Kerouack, les réalisations cinématographiques de David Cronenberg, les peintures de Keith Haring, la musique de Kurt Cobain et l’intégralité de l’influence fertile de Burroughs sur la culture contemporaine, de Kathy Acker à Frank Zappa, au point qu’il en devienne difficile de séparer l’œuvre de Burroughs et la production générale de son image28.
21L’ouvrage entérine ainsi l’idée selon laquelle tout un pan de la littérature américaine et des poésies expérimentales peut être mis en perspective avec l’œuvre burroughsienne et analysé sous le double prisme du contrôle et de son remède, le cut‑up. Néanmoins, l’auteure prend aussi en compte la culture populaire voire pop. En effet, tout un chapitre est consacré aux « Incursions du cut‑up dans la musique populaire » (p. 255‑277) dans lequel il s’agit de mesurer l’influence de la technique burroughsienne sur le rock des années 1970 aux années 1990, notamment chez David Bowie et Brian Eno, ainsi que les interactions réelles de l’Américain avec différents artistes. En ce sens est étudié le rôle encore décisif de Sylvère Lotringer qui organise la « Nova Convention » en 1978 à New York, réunissant Laurie Anderson, John Cage, Keith Richards, Philip Glass, Frank Zappa, Patti Smith et différents auteurs beat (p. 260). De même, il est question des multiples collaborations de l’auteur, avec Tom Waits ou Kurt Cobain (p. 261). Par ailleurs, quelques pages sont consacrées à la musique industrielle qui traduit la « révolution électronique » de Burroughs dans un recours systématique aux nouveaux moyens technologiques : « synthétiseurs et tables de mixage permettent à la fois des déformations de sons préalablement enregistrés et des collages sonores en grand nombre » (p. 270).
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22Malgré une démarche interdisciplinaire maîtrisée et de fines analyses d’œuvres littéraires, plastiques et musicales, on pourra néanmoins regretter que l’auteure ne se concentre pas davantage sur l’œuvre mixte de Burroughs, générée précisément grâce au cut‑up, faisant dialoguer texte et image, dans le cadre de ses scrapbooks ou dans les différents montages reproduits dans Œuvre croisée. Ce pan de l’œuvre burroughsienne, qui se scindera par la suite entre une œuvre strictement littéraire et une pratique picturale assidue, n’est d’ailleurs que trop peu étudié par la critique29.