Valeur des valeurs : sur trois livres récents
M. Jarrety, La Morale dans l'écriture. Camus, Char, Cioran, PUF, Paris, 1999;
W. C. Booth, The Compagny we keep. An Ethics of Fiction, University of California, 1988.
1La question de l'évaluation pourrait bien être actuellement l'une des plus urgentes dans la recherche et la théorie littéraire. Elle est le point de rencontre entre deux modes d'approche à la fois hétérogènes et indissociables : d'une part la question de la valeur (littéraire) et d'autre part la question des valeurs (éthiques et politiques). La première concerne l'esthétique alors que la second met en œuvre tout le domaine de l'axiologique. Qu'il s'agisse de situer un texte à l'intérieur du canon des œuvres ou d'interpréter la portée idéologique d'un roman, nous devons exercer notre jugement, c'est-à-dire évaluer en fonction de critères complexes, sans pouvoir prendre appui sur aucune certitude objective. L'étude des liens entre esthétique et éthique est d'autant plus importante qu'au XXe siècle, nombreux sont les domaines où la valeur littéraire et les valeurs éthiques ou politiques se confondent : qu'on songe à l'importance des engagements et des multiples modes d'intervention des écrivains dans les affaires politiques et sociales du pays (écrits polémiques, pétitions…), de leur appartenance à un groupe politique ou religieux (Parti communiste, écrivains catholiques…), des intersections entre la littérature et les domaines de la pensée qui lui sont proches (comme la philosophie, l'anthropologie, l'histoire ou la science et toutes les questions idéologiques et éthiques qui leur sont liées), des " genres frontières " du littéraire (littérature du témoignage, reportage, littérature populaire, littérature érotique…), de la confrontation avec tel ou tel pouvoir institutionnel mettant en cause la responsabilité des écrivains (condamnation par un tribunal, attaque par un groupe religieux, un groupe politique¼ ), de l'identification progressive de différentes " minorités " et des questions qui leur sont propres (critique féministe, critique post-coloniale…), sans parler des réflexions d'ordre moral et éthique développées par de nombreux auteurs (Gide, Camus, Sartre, Bataille, Genet…). À chaque fois, on ne peut séparer les différentes valeurs éthiques ou idéologiques véhiculées par le texte de la valeur qu'on peut lui attribuer en tant que texte (statut littéraire, hiérarchisation des genres, procédés d'écriture mis en œuvre…).
Les valeurs : entre social et textuel
2C'est la raison pour laquelle la publication de l'ouvrage de Vincent Jouve, Poétique des valeurs, nous semble extrêmement significative : elle marque l'intérêt qu'il y a à reconsidérer la question des valeurs pour en faire l'une des approches des textes littéraires. En mettant l'accent sur l'inscription de valeurs dans les récits fictionnels, V. Jouve théorise un mode particulièrement intéressant d'évaluation : juger ce qu'il nomme " l'effet-valeur " d'un texte, sa capacité à mobiliser des contenus idéologiques, à les ordonner et à en programmer l'interprétation.
3L'ouvrage de V. Jouve s'inscrit dans la continuité de son étude sur la notion de personnage : L'effet-personnage dans le roman (PUF, 1992, coll. " Écriture ") dans laquelle il associait de manière extrêmement convaincante l'approche sémiologique des textes (notamment la " poétique du normatif " de P. Hamon) aux différentes théories de la lecture. Selon un modèle tout à fait similaire, V. Jouve se propose dans Poétique des valeurs de renouveler la question des rapports entre littérature et valeurs, dont il donne une mise au point son introduction. Il distingue, d'une part, les relations entre valeurs et institutions littéraires (perspective divisée à son tour en étude des effets de la littérature sur les valeurs sociales, de Platon jusqu'à la théorie de la réception, et étude de l'influence des valeurs sociales sur la littérature, c'est-à-dire essentiellement la théorie bourdieusienne) et d'autre part " les relations entre valeurs et textualité " : à nouveau, il sépare " une approche "génétique" (d'où viennent les valeurs que l'on retrouve dans le texte ?) [il s'agit de la sociologie du texte, où s'est illustré Claude Duchet] et une approche sémiologique (par quels procédés le texte rend-il sensibles les valeurs dont il se réclame ?) " (p. 6-7). Vincent Jouve s'inscrit donc dans une perspective sémiologique et s'appuie sur les travaux de sémiotique narrative de Greimas, mais aussi de l'ouvrage essentiel de Philippe Hamon : Texte et idéologie (PUF, 1984). Cependant, comme dans son ouvrage précédent, il insiste sur l'interaction qui s'opère entre le récit et le lecteur. L'étude des relations entre texte et idéologie sera donc considérée en tant qu'effet de lecture : " effet-idéologie ", comme il parlait d'" effet-personnage ", c'est-à-dire " système de valeurs inhérent à l'œuvre et qui s'impose à tout lecteur " (p. 10)
4Vincent Jouve a choisi, tout en se laissant libre d'illustrer ses analyses à l'aide des exemples les plus variés, d'appliquer chacun des concepts proposés à une même œuvre, La Condition humaine de Malraux: ceci s'explique par la dimension idéologique de ce roman, évidente pour tout lecteur, sans que ce texte relève du genre du roman à thèse. V. Jouve le décrit comme un " roman problématique ", propre à mettre en évidence l'intérêt d'une étude des valeurs.
Une analyse sémiologique des valeurs
5Comme l'auteur le souligne lui-même, son ouvrage se situe avant tout dans une " perspective méthodologique " (p. 163) : nous en retiendrons donc les apports d'ordre théorique, au risque d'en énumérer les éléments sans pouvoir rendre compte des applications qui en sont tirées pour l'interprétation du roman de Malraux.
6Il y a, pour tout texte, deux manières d'afficher des valeurs : faire référence aux valeurs existantes ou " proposer des valeurs originales ou problématiques ". Dans le premier cas, l'évaluation consiste en " un acte de mise en relation entre une action et une norme extratextuelle " (p. 19) où interviennent les quatre vecteurs d'évaluation mis en évidence par P. Hamon : le regard, le langage, le travail et l'éthique, qui mettent en œuvre quatre types de savoir, le savoir-voir, le savoir-dire, le savoir-faire et le savoir-vivre. " Toute évocation par le texte d'un personnage qui regarde, parle, travaille ou entre en relation avec autrui est à évaluer par rapport aux normes qui régissent ces quatre domaines dans le hors-texte de la culture. " (p. 19). Les idées et les comportements des personnages sont, à l'intérieur de la fiction, objet d'intérêt ou de désir : c'est ainsi qu'ils deviennent vecteurs de valeurs.
7V. Jouve distingue, dans l'étude de l'effet-idéologie, deux points : " 1 : la localisation des "points-valeurs" (qui défend quoi à quel moment ?) ; 2 : la hiérarchisation qui se dégage de l'ensemble, c'est-à-dire "la valeur des valeurs" (comment s'organisent — et pour dire quoi — les différents univers axiologiques présents dans le texte ?). " (p. 34). V. Jouve étudie donc dans un premier temps les multiples lieux où les valeurs interviennent localement dans une fiction : les paroles, les pensées, les actions des personnages ; dans un second temps, la manière dont un texte, dans sa globalité, fait sens idéologiquement, au niveau discursif, narratif et programmatique.
8Commençons donc par ce que V. Jouve nomme les " points-valeurs ", c'est-à-dire " la manifestation des valeurs au niveau local " (p. 35). En ce qui concerne les paroles et les pensées, V. Jouve met en évidence trois plans différents : un plan sémantique, qui fonctionne selon des opérations de sélection : choix d'un contenu de paroles, de thèmes, de registres de langue, d'images, d'expressions évaluatives (qui peuvent s'exprimer selon les formules modalisantes, le vocabulaire des sentiments et des passions, les adjectifs subjectifs, les adverbes de phrase ou encore les jurons). Le second plan est celui de la syntaxe : " si la sélection révèle [les] préférences [du personnage], la combinaison renseigne sur ses intentions. " (p. 52). Le texte peut ponctuellement progresser selon deux modes d'organisation : parataxe ou au contraire hypotaxe et peut, dans son ensemble, obéir à une logique narrative (agencement d'un certain nombre de faits) ou à une logique argumentative (l'intention s'enracine dans une argumentation). Enfin, sur un plan pragmatique, on peut analyser la manière dont les personnages tentent d'agir sur autrui et par conséquent révèlent leur valeurs à travers le choix de leurs allocutaires et les stratégies qu'ils mettent en place. V. Jouve utilise à ce propos les analyses d'A. Halsall sur l'art de convaincre (1988) : on peut distinguer trois grands modes de relation à autrui : le logos — usage des procédés démonstratifs comme la définition, l'antithèse, le paradoxe ou l'analogie —, le pathos — valorisation de l'affectivité et de la fonction émotive du discours — et l'ethos — il s'agit de donner une image " fiable " de soi-même afin d'inspirer confiance à ses allocutaires (p. 61).
9Mais c'est surtout l'analyse des actions d'un personnages que V. Jouve semble privilégier, comme le veut la théorie greimasienne à laquelle il emprunte de nombreux outils, et principalement la mise en évidence de " programmes narratifs " (PN) qui véhiculent des univers de valeurs et se composent comme une séquence de quatre phases : manipulation, compétence, performance et sanction. La manipulation est la phase où les valeurs sont fixées : la modalité du vouloir et celle du devoir (modalité exogène, où l'action est imposée de l'extérieur / modalité endogène, où l'action répond à une aspiration intérieure) sont particulièrement importantes. V. Jouve a recours au carré sémiotique afin d'ordonner les différents types de destinateurs (destinateur garant des " bonnes " valeurs ; anti-destinateur ; non-destinateur et non-anti-destinateur) qui sont à l'origine des modalités de vouloir et de devoir. Aux outils fournis par Greimas, V. Jouve adjoint les analyses de Bertrand Gervais (Récits et actions, Longueuil, Le Préambule, 1990) qui recense les différents éléments permettant de dresser le " portrait intentionnel " d'un personnage engagé dans une action. V. Jouve retient quatre de ces éléments : le motif (but de l'action tel qu'il est envisagé par l'agent), le mobile (les raisons effectives qui l'ont poussé à agir), le statut (la fonction de l'agent) et son rôle (ensemble des actions virtuellement liées à ce statut). La compétence " est la phase d'acquisition par le sujet du /pouvoir-faire/ et du /savoir-faire/ nécessaires à l'action " (p. 76) ; V. Jouve, à la suite de P. Hamon, privilégie sur ce point deux éléments : le corps et l'objet d'art (notamment le texte littéraire). La sanction, enfin, " permet de comparer les valeurs réalisées avec celles définies lors de la manipulation, de voir comment et par qui est jugée l'action du sujet-opérateur. " (p. 83).
10L'analyse développée par V. Jouve s'avère particulièrement intéressante dans la dernière et principale partie : l'étude de la " valeur des valeurs ", c'est-à-dire de la manière dont tous ces points-valeurs font globalement système dans un texte, s'ordonnent, se hiérarchisent pour contribuer à donner sens à l'ensemble du récit. Cette partie s'ordonne selon trois niveaux : " le point de vue de l'autorité énonciative (qui, en dernier ressort, est responsable de l'ensemble du texte), la structure d'ensemble de l'histoire racontée (qui fait toujours sens par elle-même) et les indications de lecture (telles qu'on peut les dégager du texte). " (p. 89).
11Au niveau discursif, V. Jouve défend l'intérêt de la notion " d'auteur impliqué ", notamment dans le cas des fictions racontées à la première personne et des récits à la troisième personne dont le narrateur est peu fiable ou déficient. Dans ces deux cas, il est intéressant de se référer à l'énonciateur pour interpréter le sens du récit (il cite à ce propos les analyses de S. Suleiman dans Le Roman à thèse (1983) qui voit dans le narrateur " le représentant d'un " supersystème " idéologique qui hiérarchise les systèmes partiels représentés par les acteurs ", Jouve, p. 92). Le narrateur peut tout d'abord exercer une " fonction idéologique " : usage de maximes, de jugements intemporels, mais aussi une " fonction de régie " : " le narrateur s'exprime, en tant qu'architecte du récit, par les éléments redondants " (p. 94). L'analyse de ces effets de redondances au niveau de l'histoire, du récit ou entre l'histoire et le récit se révèle être extrêmement féconde et difficile à résumer ici. Elle permet notamment de mettre en évidence des oppositions qui structurent le récit, des dimensions (F. Rastier, Sens et textualité, Paris : Hachette, 1989) qui relèvent d'une " architématique " aux dimensions anthropologiques riches. V. Jouve introduit enfin une fonction : la fonction modalisante. Un texte peut avoir recours à des porte-parole qui fournissent au lecteur ce que S. Suleiman appelle des " commentaires "autorisés" ". Pour déterminer la valeur attribuée aux personnages, V. Jouve signale l'importance des évaluations explicites, mais aussi des portraits, de la focalisation, de la mise en scène d'un regard tiers…
12Pour traiter du niveau narratif, V. Jouve s'autorise à nouveau des analyses de S. Suleiman qui montre, toujours dans Le Roman à thèse, que tout récit de fiction peut avoir les mêmes effets de persuasion par induction que l'exemplum : " Il y a une cohésion superstructurelle du roman, une organisation des séquences et des événements qui fait sens en elle-même. La structure de l'histoire est toujours "forme-sens" […] La contradiction à l'origine de la crise, une fois qu'elle est surmontée, permet au système d'éprouver, voire de renforcer sa cohésion. " (p. 113-114). L'application du carré de véridiction élaboré par Greimas lui permet de saisir de manière synthétique l'ensemble des options choisies par les personnages dans La Condition humaine en fonction de quatre sèmes : humiliation, pouvoir, impuissance et élévation. Mais V. Jouve prend aussi en compte les cas de brouillage axiologique (qu'il nomme, ce qui semble peu convaincant, " polyphonie ") : silence du narrateur, brouillage de l'intrigue, ambiguïtés de l'énonciation ou encore ironie.
13Le dernier niveau est celui qu'il nomme " programmatique " : " L'effet-idéologique transparaît également dans la façon dont une œuvre programme sa propre lecture. Elle peut le faire en dessinant une figure de narrataire, en donnant des indications sur la manière dont elle souhaite être lue, ou en réglementant le rapport du lecteur à la fiction " (p. 124). L'inscription dans le texte de la figure du narrataire ayant été bien établie par G. Prince (" Introduction à l'étude du narrataire ", Poétique, 14, avril 1973), V. Jouve se consacre plus particulièrement à l'étude des indications de lecture (le paratexte, l'incipit, les " rôles thématiques " (Greimas) comme le traître, le jeune premier…, et enfin l'intertextualité et la métatextualité) pour laquelle il s'appuie en particulier sur une typologie des différents modes de lecture (Rappelons que V. Jouve est par ailleurs l'auteur d'une synthèse claire et très utile sur les théories de la lecture : La Lecture, Hachette, coll. " Contours littéraires ", 1993). Ce point donne lieu à une analyse très riche des modes de coordination des différents points de vue des personnages (par compensation, opposition, échelonnement et succession).
14Le dernier chapitre " La réglementation du rapport à la fiction " est particulièrement intéressant : V. Jouve y aborde la distinction entre " lecture participative " (J.-L. Dufays, 1994) ou " lecture extensive " (B. Gervais, 1990) et " lecture objectivante " ou " lecture intensive ". La première privilégie l'illusion référentielle : le lecteur " cherche à saisir ce qui dans le texte est représentable " (p. 144) ; elle repose donc sur la présence d'une intrigue linéaire et progressive, des personnages vraisemblables, un cadre spatio-temporel aisément identifiable, l'usage de " scripts " (savoirs préétablis), mais aussi de " fantasmes originaires " favorisant la participation du lecteur. Le second type de lecture privilégie à l'inverse tous les procédés mettant en évidence l'énonciation, donc brisant " l'effet-fiction " (accent mis sur la poéticité, la transgression, l'originalité ou la polysémie). Le propre de La Condition humaine est précisément de se tenir entre ces deux types de lecture, cautionnant à la fois une lecture participative et les valeurs propres à la lecture distanciée. Cette dernière analyse conduit V. Jouve à voir le roman de Malraux " un texte de transition entre modernité et postmodernité ".
De la norme à la morale
15Soulignons, avant toute autre considération, ce qui fait l'intérêt de cet ouvrage : tout d'abord, V. Jouve montre, à la suite des recherches qui portaient sur l'idéologique, qu'une approche de type formaliste peut tout à fait s'appliquer à des objets d'analyse qu'on avait généralement l'habitude de rejeter dans le domaine vague de l'extra-textuel. Les valeurs ne relèvent pas seulement de la philosophie, de l'histoire des idées ou de la sociologie ; elles peuvent aussi faire l'objet d'une théorie sémiotique rigoureuse parce qu'elles sont partie prenante de l'élaboration du sens dans tout texte littéraire. V. Jouve montre, de plus, que la question des valeurs est très directement liée à la question de la valeur littéraire, puisque l'inscription de l'idéologique devient l'un des modes d'évaluation de la littérarité même des œuvres, c'est-à-dire de leur mode de composition. L'apport de la réflexion théorique de V. Jouve est, de ce point de vue, indéniable.
16Pourtant, il convient de remarquer que cette Poétique des valeurs repose sur le postulat d'une stricte restriction aux valeurs inscrites dans le texte, c'est-à-dire aux normes. Dans Texte et idéologie, P. Hamon expose très clairement les cadres de ce type d'analyse : " une idéologie peut […] être considérée comme une hiérarchie de niveaux de médiations (l'outil, le langage, le sens corporel, la loi, étant les opérateurs-médiateurs de ces niveaux) définissant des actants-sujets soit fixés dans des axiologies (échelles, listes et systèmes de valeurs), soit engagés dans des praxéologies (ensembles de moyens orientés vers des fins), et dotés d'une compétence évaluative variable. […] Tout romancier est un encyclopédiste du normatif ; la relation aux règles, le savoir-vivre (au sens large de ce terme), avec son appareil de normes, de principes, de "manières" (de tables et autres), de sanctions, d'évaluations et de canevas plus ou moins codés, qu'ils soient prohibitifs, prescriptifs ou permissifs, constitue le matériau et le sujet principal de tout roman. Le normatif informe et définit chaque personnage du roman dans son action, le personnage étant de surcroît délégué à sa propagande, à son estimation, à sa constitution. " (p. 219-220). On voit que les valeurs prises en compte ne le sont qu'à condition de correspondre à des codes normatifs identifiables par tout lecteur ; elles correspondent tout naturellement à l'univers du roman réaliste du XIXe siècle. La productivité de cette poétique du normatif ne va donc pas sans des limites significatives : elle est restreinte aux récits narratifs et implique que l'on n'ait pas recours aux valeurs autres que celles inscrites dans les textes. Une approche interne au texte ne permet pas de régler les rapports entre les normes telles qu'on peut le décrire et ce qu'on peut savoir par ailleurs des valeurs telles qu'elles sont présentes dans l'univers social, historique ou biographique qui forme le contexte de l'ouvrage. Devrons-nous supposer qu'il existe une homologie naturelle entre le texte et les valeurs qui lui préexistent ? Ou bien notre savoir des différents contextes de l'œuvre doit-il, à l'inverse, intervenir dans l'analyse de la poétique des valeurs ? Cette question est importante : on constate, en effet, en lisant les analyses appliquées par V. Jouve que l'étude des normes, quelque raffinée qu'elle soit, donne l'impression de projeter sur le texte ce que les analyses plus traditionnelles de La Condition humaine ont révélé depuis déjà longtemps. Puisqu'elle s'attache aux normes repérables par tout lecteur et appartenant à des systèmes sémiotiques extrêmement conventionnels, la poétique des valeurs systématise la lecture que l'on peut faire du roman, mais ne conduit pas en renouveler l'interprétation. C'est peut-être la principale limite de Poétique des valeurs.
17Mais V. Jouve prend lui-même parfaitement en compte cette limite ; il précise dans la conclusion de son ouvrage : " Ce travail, on l'aura compris, se situait d'abord dans une perspective méthodologique. […] Il ne s'agit pas, bien sûr, de ramener tout texte à un "message" clair et cohérent : ma seule ambition (mais ce n'est déjà pas simple) était de monter comment un texte se fait porteur de valeurs, même (et c'est assez fréquent) si les valeurs transmises se révèlent contradictoires. […] Dégager les circuits textuels de la transmission des valeurs n'est qu'un premier temps de l'analyse. D'où viennent les valeurs ainsi transmises ? qui visent-elles et pour quoi faire ? sont des questions auxquelles seule une étude du hors-texte peut apporter des réponses. Il s'agirait du second volet dont j'ai ici, après d'autres, tenté de poser des jalons. " (p. 163-164). Les deux questions qu'énonce V. Jouve ouvrent un champ de recherche extrêmement vaste : l'ensemble des valeurs extratextuelles. Malgré l'ampleur et la complexité du " second volet " annoncé à la fin de Poétique des valeurs, on peut cependant tenter d'apporter quelques éléments de réponse.
18Bien sûr, au premier abord, ce serait à une sociologie des valeurs de dire d'où viennent les valeurs, qui elles visent et pour quoi faire. Des chercheurs, comme le rappelle V. Jouve dans son introduction, ont déjà mis en place un important dispositif conceptuel : J. Dubois, C. Duchet, P. V. Zima, P. Bourdieu… Pourtant, en valorisant ainsi une approche sociologique, nous risquerions de nous en tenir encore à la seule dimension normative, qui nous semble constituer un cadre trop restreint. Comme dans le cas de la poétique des valeurs, l'examen se limiterait à la dimension idéologique, aux systèmes de croyances partagées. La question des valeurs appelle une réflexion qui déborde les différentes approches sociologiques auxquelles on la cantonne trop souvent en France. Nous tenterons donc plutôt, dans ce compte rendu, d'évoquer deux approches ouvrant l'analyse des valeurs à des perspectives plus larges et qui en montrent toute la complexité.
" D'où viennent les valeurs ainsi transmises ? "
19Plutôt que de tenter de remonter des normes inscrites dans le texte aux instances sociales produisant et réglant les croyances et les codes, on peut, en suivant les analyses de Michel Jarrety dans La Morale dans l'écriture. Camus, Char, Cioran (PUF, 1999, coll. " Perspectives littéraires ") en tracer la genèse chez les écrivains eux-mêmes. En effet, lorsqu'on s'intéresse, non au texte seul, mais à " ce qui lie moralement un Sujet à son oeuvre et au monde ", on constate un déplacement important : les valeurs prises en compte ne relèvent plus de l'idéologique mais du moral, c'est-à-dire des principes engageant l'individu dans son rapport à soi et aux autres, des valeurs singulières, propres à une existence et inscrites dans une œuvre précise. L'objet de M. Jarrety est de montrer, pour trois écrivains en particulier, " comment une expérience existentielle informe pour une part l'œuvre qui ne l'exprime pas comme telle — elle la met à distance et pourtant la maintient — et définit chez certains écrivains le souci éthique de ne pas éluder, dans l'acte même d'écrire, les valeurs qu'il suppose et que l'écriture même permet de formuler " (p.6).
20On ne saurait imaginer positions plus différentes que celles de V. Jouve et de M. Jarrety : aux propositions théoriques du premier, qui teste ses hypothèses sur un roman de Malraux répondent les lectures très pointues du second, qui explore la complexité du rapport de Camus, de Char et de Cioran aux questions morales et éthiques. Les liens entre les valeurs et la valeur littéraire se déplacent, les valeurs se concentrant autour de quelques grandes questions philosophiques et existentielles (l'authenticité, le souci de soi et des autres, l'engagement, la justice…) et la valeur littéraire d'une œuvre se mesurant à sa capacité de transmission d'une expérience éthique et morale spécifique.
21Le choix des trois auteurs a pour intérêt de placer au premier plan des écrivains dont les positions, pour des raisons diverses, ont pu être déformées ou négligées par l'histoire culturelle, et ceci précisément parce que leur pensée se situe entre éthique et morale, métaphysique et littérature d'idées, et non pas sur le terrain des débats idéologiques tranchés qui sont la voie royale de l'histoire en France. Il est donc tout à fait essentiel que M. Jarrety ait choisi, pour traiter de la question des valeurs, le terme de " morale ". Comme il l'explique dans son introduction : " [nous] sommes désormais sortis d'une époque où la disjonction radicale de l'auteur et de l'œuvre conduisait à n'envisager la relation de l'écrivain au monde, pour l'essentiel, que sous la forme d'un engagement qui, justement, le dégageait largement de ce qui l'avait fait écrivain, et l'établissait parmi les intellectuels. […] Ainsi socialisée, rabattue au versant de l'histoire culturelle et du politique, la présence de l'auteur au monde se trouvait pour une part déliée des valeurs que ses livres, précisément, mettaient en œuvre, et dont on ne retenait, dans le meilleur des cas, que des principes abstraits, c'est-à-dire séparés tout à la fois de l'expérience privée qui les avait forgés et de la forme qui leur donnait force. " (p. 5). Pour Camus, pour Char comme pour Cioran, une lecture attentive à l'idéologique risquerait de rabattre leur pensée sur des prises de positions trop tranchées et ainsi de gommer les complexités de leur réflexion. La valeur est donc envisagée en tant qu'elle s'inscrit dans une intentionnalité et qu'elle donne accès à un projet existentiel unique ; elle ne dépend plus de normes collectives mais de la singularité des choix d'un écrivain tels qu'il se construisent tout au long de son oeuvre littéraire.
22La difficulté que doit affronter M. Jarrety est alors la suivante : mettre en évidence la morale qui est propre à ces trois auteurs tout en évitant l'étiquette de moraliste qui leur a si souvent été appliquée, soit en raison du caractère sentencieux ou prescriptif de leurs textes (Camus), soit parce qu'une thématique d'apparence pessimiste ou une forme d'apparence fragmentaire conduisait à les inscrire dans la continuité de la tradition moraliste de l'âge classique (Char et Cioran). Pour M. Jarrety, l'inscription dans la tradition moraliste risque de masquer la véritable question : " la question de savoir si cette œuvre répond à une exigence personnelle qui l'écarte des autres — c'est un trait de la modernité — ou si elle se tourne au contraire vers une communauté susceptible de partager ce qu'elle affirme. " (p.6).
23Il nous est impossible de résumer chacune des trois études de La Morale dans l'écriture, Camus, Char et Cioran faisant l'objet d'une analyse minutieuse et très nuancée. Faute de rendre compte précisément des analyses de M. Jarrety, nous pouvons cependant prendre pour exemple représentatif le cas de Camus. Ainsi, la question qui se pose à Camus est celle de la difficile conciliation du souci de soi et du souci de l'autre (p. 11). Reconstituant l'ordre chronologique de la production et de la réflexion de Camus, M. Jarrety met en évidence la " recherche d'une cohérence sans doute impossible entre les exigences d'un Sujet et l'évolution d'une société contestée " (p. 12). Il s'agit de concilier le désir d'un accomplissement heureux de l'expérience humaine dont Camus témoigne particulièrement dans ses premiers textes et la nécessité de règles s'imposant à tous, nécessité rendue toujours plus urgente sous la pression des événements historiques tragiques. Cette recherche d'une position conciliant éthique et morale, c'est-à-dire éthique individuelle et morale de la communauté, M. Jarrety montre ce qu'elle a de complexe et de presque insoluble. Camus prétend, dans L'Homme révolté " agir dans le présent de l'histoire, et non point pour ce qu'elle pourrait devenir en un futur dès maintenant gouverné par une cause finale où le présent se dérobe. " (p. 17). Mais comment fonder une valeur qui s'impose à la communauté à partir du Sujet et de la révolte qui l'anime ? Comment penser une valeur suffisamment concrète et vécue dans le présent et suffisamment universelle pour unir une collectivité ? Pour Camus, la révolte est solidarité ; elle est une morale en ce qu'elle impose non le Bien, qui tend à s'absolutiser, à transformer la volonté d'unité en volonté de totalité, mais une justice relative, vécue sans être hypostasiée. Pourtant, comme le montre très bien M. Jarrety, souci de soi et souci de l'autre ne coïncident pas toujours ; l'exemple de la position de Camus pendant la guerre d'Algérie montre que " pour avoir refusé de penser la séparation — c'est-à-dire le fait national — et avoir voulu au contraire maintenir l'unité par le souci de l'égalité à construire entre Français et Algériens présents sur le même sol, Camus s'est enfermé dans une logique communautaire : le désir de ne pas condamner les Français d'Algérie à quitter une terre qui était à ses yeux également la leur. " (p. 32), Dans ce cas, Camus ne voit pas que l'injustice présente devait conduire à une justice plus grande, la décolonisation, que l'Histoire rendait inévitable. Sa pensée ne s'adapte pas au réel et tombe dans l'abstraction qu'il critiquait auparavant. Camus est donc confronté à une aporie : pas de morale sans prescription (sans instance, sans lois et sans coercition). Or " l'éthique ne peut rencontrer la morale qu'en un mouvement qui porte volontairement le Sujet à accomplir ce qu'il ne subit pas. " (p. 35). M. Jarrety étudie alors longuement La Peste où selon lui, Camus ne cherche pas à imposer une morale, mais à harmoniser les exigences de l'éthique et de la morale. Il critique la lecture qui vise à voir dans La Peste une morale. Selon lui, " à la liberté finalement rendue à chacun par l'éloignement du fléau aucun usage n'est assigné qui pourrait en être collectivement fait, chacun étant laissé à l'existence neuve qu'il s'est construite à partir de cette santé du malheur. " (p. 47) ; le texte expose des parcours individuels qui ne fondent pas une morale, mais présentent des Sujets éthiques, des manières d'être au présent : " La Peste n'est pas tout à fait une tragédie, puisque le choix ne s'impose pas entre deux termes dont l'un est la mort, mais entre un accomplissement de soi séparé, et un autre au contraire solidaire. " (p. 48). M. Jarrety met alors en lumière chez Camus ce qu'il nomme une " esthétique de l'échange " et dont il voit le signe dans cette citation du discours de Stockholm : " L'artiste se forge dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s'arracher. " (Essais 1072).
24Bien sûr, les cas de Char et de Cioran diffèrent par bien des points du cas de Camus. Mais, comme le souligne M. Jarrety lui-même, bien qu'examinées séparément, les trois œuvres témoignent d'une unité de préoccupations qui donne à la question morale sa cohérence : " il n'est […] pas indifférent que ces trois écrivains aient connu les épreuves — et les désillusions — propres à la même génération. Ce qui se découvre en eux de pessimisme, ils lui opposent pourtant une contestation puissante dans le désir, selon la belle formule de Char, de se forger une santé du malheur. Cette faille ouverte entre ce qu'on peut vivre comme bonheur et penser comme malheur est alors essentielle, bien qu'elle se marque en chacun de manière différente : par l'harmonie avec le monde sensible chez Camus ou bien Char, par l'aveu, chez Cioran, d'un amour de la vie que son œuvre dément et cependant laisse entrevoir dans la jubilation de l'écriture. " (p. 8). M. Jarrety met ainsi en évidence une même nostalgie d'un Eden perdu, d'un état de conaturalité avec la nature, ou encore une même valorisation du présent que tous trois opposent à l'enlisement et aux illusions de l'Histoire. Enfin, tous trois évitent le moralisme, refusent l'abstraction d'une position qui vaudrait pour tous au profit d'une quête d'une forme d'authenticité.
25Dans le cas de Char, M. Jarrety met en avant la quête existentielle de l'écrivain en la rapportant à ce qui la constitue en écriture. Éthique et esthétique se confondent, le sujet éthique d'où procède l'exigence d'authenticité précédant et garantissant le sujet lyrique auquel il cède la place tout en le préservant. M. Jarrety vise, en quelque sorte, à " mettre en lumière l'èthos que les poèmes de Char abritent. " (p. 68), et insiste sur l'exigence de rupture : " aux yeux de Char la vérité du poème aussi bien que l'action authentique meurent, non de s'interrompre, mais au contraire de se survivre dans un prolongement qui les dégrade quand il faudrait, tout au contraire et sans facilité, tenter de resurgir plus loin. " (p. 69). Cette exigence de rupture sous-tend ce qui est au cœur de l'œuvre de Char : une " éthique du présent ". M. Jarrety cite à plusieurs reprise le très bel aphorisme en exergue à À une sérénité crispée : " Nous sommes, ce jour, plus près du sinistre que le tocsin lui-même, c'est pourquoi il est temps de nous composer une santé du malheur " (Pléiade, p. 748) : " la santé du malheur est dans cette forme particulière de désespoir qui consiste non pas à désespérer, mais à se priver simplement de la faiblesse qu'il y aurait à espérer, donc à s'en remettre à l'avenir et d'une certaine manière à s'y soumettre. En refusant le bonheur par provision, le désespoir met à l'abri de la désillusion. La santé du malheur est une manière d'être au présent […] " (p. 105).
26Dans le cas de Cioran, c'est la communauté qui est refusée, avec toutes les adhésions qui lui sont liées : l'Histoire, Dieu, l'homme, le progrès… Si l'on peut parler, dans son cas, d'une morale dans l'écriture, c'est que Cioran cherche une " manière d'authenticité qui s'affirme dans l'excès : la jubilation de la rébellion, le décollement de ce qui est, et si l'on veut le goût du pas au-delà — une éthique, par conséquent, puisqu'il s'agit profondément d'affirmer la recherche d'un accommodement jamais trouvé avec la vie dont nous verrons qu'on ne saurait le confondre, en raison même de ce que j'appelle ici la passion de l'indélivrance, avec l'apaisement d'une sagesse définitivement conquise. " (p. 113-114). M. Jarrety insiste sur ce que les Cahiers tenus de 1957 à 1972 apportent à l'étude de l'œuvre de l'écrivain et montre, de manière très intéressante ce qui distingue Cioran de la tradition moraliste française. Il s'agit pour lui de dire sans cesse la tension entre notre désir lancinant d'une délivrance et notre condition d'indélivrés " car la domination absolue de toute passion, jusqu'à l'exhaustion du moindre désir, trouve toujours son échec dans l'aspiration à son pur contraire. Toute règle de vie s'est ainsi trouvée constamment déroutée pour ne finalement laisser place — c'est encore le stade esthétique — qu'à ce qu'il convient plutôt d'appeler un style de vie que donne assez bien à comprendre le mélange de plaisanterie et de sérieux qui, propre à l'ironie, se manifeste aussi bien dans ce que j'ai nommé la jubilation ou ce que Cioran appelle lui-même à cultiver comme cette "futilité consciente, acquise, volontaire" (Œ 888), donc sérieuse et grave : la seule manière, sans doute, de vivre avec ce que l'on repousse. " (p. 153).
27L'approche qu'illustre La Morale dans l'écriture a donc pour intérêt de s'attaquer directement à l'un des problèmes les plus récurrents en littérature : celui de l'intentionnalité. M. Jarrety montre l'importance qu'il y a à juger de la cohérence d'un projet éthique, à la fois projet d'une vie dans l'Histoire et projet littéraire. C'est ici la singularité d'un parcours qu'il s'agit de valoriser, alors que V. Jouve privilégiait l'élaboration d'une théorie valant pour le plus grand nombre de textes romanesques. Pourtant, il est frappant, malgré les nombreuses différences entre le livre de V. Jouve et celui de M. Jarrety, de remarquer que tous deux se rejoignent dans un commun respect des valeurs étudiées. Dans les deux cas, il ne s'agit pas d'une mise en question, ou d'une critique, mais d'une analyse des valeurs, dans le premier cas comme codes, dans le second en tant que projet existentiel et littéraire. Or on peut juger qu'il importe de considérer l'étude des valeurs comme un processus global, dans lesquels sont pris aussi bien les auteurs et les textes que les lecteurs, les institutions et ceux dont le métier est de juger. Les textes sont les vecteurs d'enjeux éthiques qui les dépassent, dans lesquels ils sont pris, et qui sont sans cesse remis en cause par la société. En France, c'est bien la sociologie de la littérature qui se présente comme l'approche globale la plus intéressante, mais, une fois de plus, il nous semble plus intéressant d'explorer un autre mode d'analyse des valeurs comme processus global et des liens entre les valeurs (éthique) et la valeur (esthétique) peut-être plus radical.
" Qui visent-elles et pour quoi faire ? "
28Avec Wayne .C. Booth, nous remontons d'un coup jusqu'en 1988. Il s'écrit, certes, de nos jours bien des choses dans le domaine anglo-saxon sur la question des valeurs, mais The Compagny we keep, nous a semblé le meilleur moyen de situer de manière générale l'intérêt pour la question éthique que manifeste la théorie contemporaine dans les pays de langue anglaise. Nous ne ferons pas un compte-rendu des différentes recherches menées par W. C. Booth ; nous nous intéresserons plutôt aux questions que soulève l'ouvrage, notamment dans la première partie, intitulée : " Relocating ethical criticism ".
29W. C. Booth prend moins directement en compte le texte ou le projet de l'écrivain, que le font V. Jouve et M. Jarrety. C'est à un autre rapport entre l'éthique et l'esthétique qu'il s'intéresse avant tout ; son ouvrage signe le retour dans le domaine anglo-saxon de questions qui jusque-là n'avaient pas réellement droit de cité. Toute l'analyse repose sur l'axiome suivant : il n'y pas de neutralité éthique possible. Chacun a son opinion sur les liens entre art et éthique, sur ce qu'est l'art ou ce que doit être l'art, que cette opinion soit explicite ou implicite — le but la réflexion de Booth étant précisément de montrer que puisqu'il en est ainsi, il vaut mieux se mettre d'accord sur les implicites éthiques et esthétiques qui sous-tendent nos évaluations. L'anecdote sur laquelle s'ouvre l'introduction : " Ethical Criticism, a Banned Discipline ? " situe parfaitement le débat : " Twenty-five years ago at The University of Chicago, a minor scandal shocked the members of the humanities teaching staff as they discussed the textes to be assigned to the next batch of entering students. Huckleberry Finn had been on the list for many years, and the general assumption was that it would be on the list once again. But suddenly the one black member of the staff, Paul Moses, and assistant professor of art, committed what in that contexte seemed an outrage : an overt, serious, uncompromising act of ethical criticism. ". Paul Moses justifia son refus de mettre Huckleberry Finn au programme en déclarant que ce classique lui apparaissait comme une offense, ajoutant : " What's more, I don't think it's right to subject students, black or white, to the many distorded views of race on which that book is based. No, it's not the word "nigger" I'm objecting to, it's the whole range of assumptions about slavery and it's consequences, and about how whites should deal with liberated slaves, and how liberated slaves should behave or will behave toward whites, good ones and bad ones. That book is just bad education, and the fact that it's so cleverly written makes it even more troublesome to me. " (p. 3). Si la position de Paul Moses peut nous paraître exagérée, on peut supposer que nous sommes choqués parce qu'il refuse un texte pour des raisons éthiques. Mais pour saisir l'importance des arguments qu'il utilise, il suffit d'en inverser l'usage : chacun comprend (ou devrait comprendre…) l'intérêt qu'il y a à redécouvrir ou à réévaluer des ouvrages qui avaient été écartés ou négligés en raison de leur non-conformité aux normes sociales dominantes, comme c'est le cas par exemple pour les œuvres étudiées par la critique féministe. Si W. C. Booth ouvre donc sa réflexion sur cette anecdote, c'est parce que le refus de Paul Moses permet de mettre en lumière le fait que toute critique littéraire repose sur des jugements de valeurs qu'il convient alors d'étudier comme tels : " if the powerful stories we tell each other really matter to us — and even the most skeptical theorists imply by their pratice that stories do matter — then a criticism that takes their "mattering" seriously cannot be ignored. " (p. 4).
30W. C. Booth remet donc en cause le bannissement de la question de la critique des valeurs imposé par le formalisme, faisant de Roland Barthes le symbole de ce type d'approche : " What takes place in a narrative is from the referential point of view literally nothing ; what happens is language alone, the adventure of langage. " Même si cette lecture de Barthes peut paraître aujourd'hui réductrice (voir Roland Barthes moraliste de Claude Coste), W. C. Booth en tire une réflexion absolument passionnante. Il remarque en effet que, tout formalistes que nous soyons, " our shared conviction [is] that good literaturein general [is] something as vital to the lives of the students as it [is] to us " (p. 4). Dans " good literature ", on peut entendre la confusion qui s'opère entre les valeurs et la valeur : nous ne cessons d'émettre implicitement des jugements, des hiérarchies, des classements où éthique et esthétique se mêlent. Qu'il s'agisse d'une approche de type marxiste, de l'étude des œuvres de Drieu La Rochelle ou de Céline, de la défense du classicisme ou même (et surtout) de l'application à un texte d'une lecture formaliste, privilégiant la forme et l'intertextualité, nous illustrons ce que nous jugeons, plus ou moins consciemment, être une " bonne " littérature. En quelque sorte, les Cultural Studies du champ anglo-saxons, en mettant en place un certain nombre d'approches spécifiques, gay studies, feminist studies, ethnic studies, ne font que mettre au jour le mode de sélection et d'évaluation critique qui leur est propre. C'est pourquoi W. C. Booth juge essentiel que chacun se pose la question suivante : " What kind of compagny are we keeping as we read or listen ? ".
31W. C. Booth prescrit alors à la critique éthique un rôle : " Ethical criticism attempts to describe the encounters of a story-tellers's ethos with that of the reader or listener " (p. 8). Ceci est d'autant plus urgent que si la critique universitaire a peu pris en compte la dimension éthique sous l'influence du formalisme, les pratiques réelles de lectures n'ont jamais cessé de se déterminer en fonction de multiples critères d'évaluation où dominent les questions d'ordre éthique. Bien sûr, la théorie de la réception a permis de prendre en compte ces phénomènes, mais souvent en reconduisant l'opposition entre une lecture éthique et une lecture qui serait littéraire, attentive à la forme. C'est pourquoi, dans le chapitre " Why Ethical Criticism Fell on Hard Times ", W. C. Booth tente de déterminer certaines des raisons qui ont conduit la critique contemporaine à rejeter l'évaluation éthique auparavant dominante : le jugement moral pourrait conduire à la censure ; on ne pourrait juger qu'à partir de faits, mais pas de valeurs qui relèvent de l'opinion ; le savoir exigerait des preuves que ne peut apporter ce type de critique ; les valeurs se contrediraient entre elles et conduiraient à des apories…
32Le problème est d'autant plus important que W. C. Booth insiste à juste titre sur l'idée, développée de manière magistrale par des penseurs comme W. Schapp ou P. Ricoeur, que les récits (de fiction ou historique) font partie à tout moment de notre vie et que dans les nombreuses histoires dans lesquelles nous sommes " empêtrés " (W. Schapp), les jugements éthiques jouent à plein : " When we add to the universal, apparently "natural" human flood of conversational narrative all our vast daily, weekly, and monthly journalistic fictions, our unprecedented consumption of films and videos, and the steady barrage of television drama (including those expensively crafted thirty-second dramas, the commercials), our culture appears to be the most narrative-centered of all time. This fact, if it is a fact, heightens the importance of ethical criticism for us, but it does not change my claim that the ethics of narrative is inherently a universal subject : in the beginnig, and from then on, there was story, and it was largely in story that human beings were created and now continue to recreate themselves. " (p. 39).
33Afin de comprendre ce qui peut justifier les soupçons qui pèsent sur la critique éthique, W. C. Booth tente, dans le chapitre " The "Logic" of Evaluative Criticism ", d'analyser ses méthodes, ses procédés logiques et stylistiques. L'erreur de ce type de critique est de passer de " is " à " ought " : le syllogisme qui conduit à penser que X est mauvais, tel livre contient X, donc…, ne correspond en fait pas au fonctionnement réel de la lecture. Mais, à l'inverse, personne ne lit en se conformant à l'impératif d'"openness" qui domine dans la critique contemporaine : chacun obéit aux adhésions épistémologiques, idéologiques ou métaphysiques qui sont les siennes. W. C. Booth est alors conduit à affronter, dans " The Threat of subjectivism ", la principale contradiction dans laquelle est enfermée toute évaluation éthique : toute évaluation dépend du lecteur et est, par conséquent, subjective, relative / les jugements relèvent de conventions sociales, la valeur et les valeurs d'un texte sont conférées par des institutions… On se reportera à The Compagny we keep pour suivre les analyses extrêmement intéressantes de Booth à ce sujet ; il nous suffit ici de voir comment ce critique justifie le retour d'approches éthiques dans la critique littéraire anglo-saxonne.
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34Précisons, pour conclure, un point important : aucune des trois approches ici présentées n'invalide les autres ; aucune ne peut s'attirer le reproche d'être incomplète : la réduction à un champ particulier ou à une méthode d'analyse précise apparaît, au contraire, comme le gage d'une plus grande rigueur intellectuelle. Mais la réunion de ces trois types d'analyse montre l'intérêt, pour la théorie littéraire, qu'il y a à explorer le domaine où se recoupent la question des valeurs et celle de la valeur, de l'éthique et de l'esthétique. La sociologie propose sur ce point d'importantes réflexions dont témoigne le compte-rendu de Vincent Debaene et Renaud Pasquier récemment publié dans Acta fabula : " Le quoi et le comment : valeur de la littérature ".
35Les ouvrages de V. Jouve et de M. Jarrety montrent qu'il est possible d'explorer ce domaine à partir de méthodes d'analyse qui doivent plus à la sémiologie de la littérature ou à l'histoire littéraire et la philosophie morale qu'à la sociologie. Il reste, pourtant, un point complexe : l'absence d'échange entre les théories anglo-saxonnes et la réflexion critique en France. Le paradigme de la valeur, qui est très certainement le paradigme dominant depuis de nombreuses années dans les pays de langue anglaise s'autorise de penseurs français qui, paradoxalement, n'ont pas provoqué dans leur pays le tournant postmoderne qu'on observe à l'étranger. Qu'on s'en réjouisse ou qu'on le déplore, cette exception française est frappante. Il est difficile de savoir si, à l'avenir, les différentes ouvertures permises par les Cultural Studies trouveront en France un écho, comme semble l'annoncer la prise en compte de plus en plus grande des questions de genre, de choix sexuel, de race ou de provenance géographique.