Sur le plaisir et la complexité de la lecture paralittéraire
1On sait que c'est à partir de la fin des années soixante que la réflexion critique s'est attachée à revaloriser le champ des genres rejetés par l'institution littéraire en cherchant à le définir et en interrogeant les conditions de son rejet. Le terme de "paralittérature ", jugé le plus opératoire, apparaît dans ces années-là ; il évite la dévalorisation (que les "infra-littérature " "et "sous-littérature " préexistants véhiculaient) et marque la contiguïté des deux sphères institutionnelles.
2Paul Bleton écarte toutefois ce terme pour sa connotation péjorative. Il lui préfère celui de sérialité, qui désigne le mode de production qui informe les fictions non canoniques et qui tient compte de la culture médiatique dans laquelle elles s'inscrivent. Le récit paralittéraire domine en effet cette culture en raison de sa grande adaptabilité aux différents médias ; il y a, de fait, consubstantialité de la paralittérature et de la culture médiatique.
3Dans son ouvrage composé d'études sur les différents aspects de la lecture sérielle, Bleton démontre de façon convaincante la complexité de ce phénomène souvent dénigré. Il décrit avec minutie les composantes cognitives, linguistiques et culturelles rattachées à l'acte de lecture sériel de même que le raffinement d'œuvres qui n'ont parfois rien à envier aux Belles-Lettres. La lecture sérielle est un ensemble de compétences requises par la lecture en culture médiatique, compétences lecturales qui s'acquièrent ailleurs qu'à l'école, compétences parfaitement distinctes de celles de la lecture intensive de la littérature ou de la lecture informative du technoscientifique. (p. 21)
4S'il pose un regard sociologique sur son objet, le chercheur cherche surtout à comprendre le phénomène sériel de l'intérieur. C'est pourquoi, à partir d'un corpus englobant plusieurs époques et divers genres, du western et du roman d'amour au policier, à l'espionnage et à la science-fiction, Bleton répond à la question "comment peut-on lire des histoires pareilles ? "en faisant appel aux théories de John Cawelti et de Daniel Couégnas, qui se sont penchés sur la paralittérature, de même que, entres autres, Norman Holland, Roland Barthes et surtout Umberto Eco. Les essais ici réunis forment trois sections : "Lecture sérielle " sert d'introduction aux chapitres plus détaillés composant "Théorie spontanée de la lecture " et "Compétences ".
QU'EST-CE QUE LA LECTURE SERIELLE ?
5Pour aborder cette question, Bleton brosse à l'ouverture de l'ouvrage un tableau de la paralittérature au sein de la culture médiatique pour tracer ensuite un profil général du lecteur sériel.
6Depuis le XIXe siècle, la paralittérature est "le Récit en tant que livre saisi par le loisir en tant qu'industrie " (p. 26). Caractérisée par un mélange d'innovation et de répétition, elle adopte la forme de la sérialisation. Cette dernière se remarque d'abord par son paratexte spectaculaire ; la couverture se montre un lieu de transaction et annonce par là un contrat de lecture fort. Elle est aussi un processus né de la tension entre éditeur ou écrivain. Le lecteur sériel, quant à lui, se révèle un consommateur à la fois nonchalant et alerte sur le plan cognitif, puisqu'il coopère à la construction du sens et frémit aux émotions — répertoriées mais fortes. De fait, Bleton souligne avec pertinence qu'il existe plusieurs types de lecteur sériel, du lecteur occasionnel à l'aficionado érudit.
7Pour remonter le parcours entre ces deux types, Bleton opère une phénoménologie du devenir-sériel du lecteur en s'appuyant sur le modèle paralittéraire établi par Daniel Couégnas qu'il évalue. Loin d'être passif, le lecteur s'investit dans son acte de lecture. Lecteur occasionnel, il apprend à reconnaître la collection ou la série éponyme. Il identifie un livre par le paratexte et ses régularités : celle de l'éditeur et de sa collection, celle de la série et de son héros éponyme et celle de l'œuvre et de sa signature. Il devient bientôt acheteur et expert ; il repère le code herméneutique du texte, établit des différences entre les séries à l'intérieur d'un même genre, perçoit l'évolution d'une collection, retrace le nom de l'auteur derrière les pseudonymes. Bref, il fait preuve d'une activité intellectuelle dont ne tient pas compte le modèle de Couégnas. Sa posture active se fonde sur l'approfondissement du sens de son plaisir, le concept de collection et l'éventuelle communauté de lecture avec d'autres amateurs.
8Comprendre la paralittérature conduit dès lors à amenuiser l'importance de l'opposition entre la Littérature et les genres non canoniques, ainsi qu'à tenir compte de la sérialisation de la lecture (avec son principe de répétition mais aussi de complexification, son plaisir) et de la compétence évolutive du lecteur (sous forme d'encyclopédie, de théorie spontanée).
L'ACTE DE THEORISATION SPONTANEE DU LECTEUR SERIEL
9Dans cette partie, Bleton se penche sur la théorie spontanée qui accompagne l'acte de lecture sériel. Il s'attarde d'abord à la notion de genre, qu'il définit comme une région du domaine paralittéraire et une approximation cognitive décrivant un phénomène narratif marqué par des lois repérables et des contraintes thématiques. Cette notion se montre pertinente sur le plan politique ; en effet, certains domaines paralittéraires possèdent une institution fondée sur un appareil de publication (les fanzines), un discours d'accompagnement et des calcifications discursives (problèmes abordés par les amateurs, vocabulaire). Elle l'est aussi aux niveaux cognitif et rhétorique, malgré la cacophonie notionnelle engendrée par les discours sur les genres provenant des lecteurs. On assiste par ailleurs à différentes forces de stabilisation et de déstabilisation intra-génériques qui résultent d'un effort cognitif d'identification de l'éditeur et de l'auteur, de l'institution ou du lecteur même, qui confirme ou infirme l'identité du texte par approximations successives en cours de lecture. Ainsi, la stabilisation générique propre à la paralittérature provient de l'intertexte homogénéisateur, soit par la mise en faisceaux d'indices qui confirment le lecteur dans ses attentes à travers l'acte de lecture même, soit par le surgissement, dans la conscience lectorale, d'un interprétant. La lecture est une construction, et le genre n'est qu'une façon pour le lecteur de reconnaître, de prédire et d'interpréter.
10Le chercheur s'intéresse par la suite à la manière dont le texte se présente et dont le lecteur se représente le texte à partir de la pertinence générative de la fabula. L'acte de lecture, démarche allant de la surface linguistique aux structures profondes, est marqué de moments où le lecteur acquiert une présentation plus globale du texte sans avoir à le traverser. Ces moments, qui déclenchent la reconnaissance et la prédiction, se situent souvent dans le "paratexte instructionnel ", tout comme ils s'appuient sur l'encyclopédie générique du lecteur, que les titres peuvent activer ainsi que certains marqueurs linguistiques intratextuels récurrents. La réitération, en effet, possède d'abord une valeur emphatique ; la reconnaissance d'une fabula telle que "la jeune innocente persécutée "à l'intérieur d'un texte, par exemple, permet de faire une prédiction globale sur ce dernier. Elle constitue ensuite une mise en série favorisant l'utilisation de l'encyclopédie et, de là, la prédiction et la rétrospection. Si l'acte de lecture effectue une délinéarisation du texte, la lecture sérielle balise la navigation sur le sens davantage que la lecture lettrée, sans pour autant éliminer les aléas. Bleton, enfin, illustre à travers un néo-polar de la collection "Sanguine "les étapes de la représentation spontanée que se fait le lecteur en cours de lecture. Il en conclut que la fiction sérielle n'exclut pas la complexité, puisqu'on y retrouve des raffinements narratifs, des récits implexes, une luxuriance diégétique.
11Un regard sur le personnage conclut la partie sur la théorie spontanée. En récit paralittéraire, le personnage constitue un médiateur central entre le lecteur et le texte ; la coopération interprétative s'active à son contact. Pour évaluer sa place dans l'acte de lecture, Bleton souligne premièrement l'accord tacite entre le romancier, l'éditeur et le lecteur. La collection-série, qui se définit par une seule signature et un seul héros, représente la plus forte stabilisation. Dans les genres paralittéraires contemporains, on note de fait une large interdéfinition du genre par ses types de personnages et vice versa. Cela dit, Bleton considère que le lien entre le personnage et le lecteur se situerait surtout dans l'encyclopédie commune aux auteurs et lecteurs au niveau de l'univers de référence, composé de connaissances sur le monde, d'une culture intertextuelle et d'énoncés romanesques découverts dans l'acte de lecture. Le lecteur monte une théorie spontanée autour de l'Autre comme personnage, du type, de la labilité et de la duplicité des noms, tout comme des avatars d'un même personnage. Dans cette théorie, l'équation "personnage = référent d'un nom propre" se raffine par l'ajout de la représentation (puisque le corps romanesque ne se réduit plus au nom) et par l'affaiblissement du statut du nom propre.
12On constate donc que l'acte par lequel le lecteur se représente le récit au fil de sa lecture, ainsi que les notions de genre et de personnage possèdent une pertinence cognitive dans la théorisation spontanée que le lecteur établit.
JEUX DE SERIES ET DE LECTURE LOUCHE
13Cette dernière partie démontre la richesse du jeu de lecture louche et des phénomènes de coopération interprétative rattachés à la série.
14Bleton approfondit dans un premier temps la pertinence de l'idée de série selon une optique phénoménologique. Dès le moment paratextuel, le livre apparaît comme un "légisigne " pour le lecteur sériel, c'est-à-dire une stabilisation cognitive née de la suridentification du volume. Plusieurs niveaux de mise en ordre de la sérialité se manifestent dans le paratexte, comme celles décidée par la politique éditoriale ou générée par l'auteur (signature).
15Après ce premier contact avec le livre, le lecteur entre dans le récit ; Bleton analyse en détail les strates de signification sérielle et les stratégies de lecture qui y correspondent. Les deux premières strates entendent la série comme répétition par un héros, éponyme (l'amant sériel du roman érotique) ou non (le roman d'amour). A ces deux interprétations de la série répond une première stratégie de traitement : l'activation des conventions génériques du côté de la réception. Au niveau de la troisième strate, la série relève d'une autre nature que les éléments qui la composent ; c'est le cas, par exemple, de la thématisation de la série de crimes (récits du Vengeur ou du Justicier). La série devient notion métacognitive mise en scène dans le récit lui-même ; la fiction invite le lecteur à prendre un risque inférentiel. Aux deux dernières strates, les séries thématiques et les coprésences paradoxales de séries, correspondent le calcul interprétatif du lecteur. Outre le repérage de cohésions (transfert d'une série thématique axée sur un héros éponyme vers d'autres séries éponymes d'une même collection, par exemple), le lecteur opère un montage cognitif ; la série, moyen d'intellection, devient le résultat d'un effort de rapprochement, de la part du lecteur, entre différents éléments textuels. Le lecteur devient dès lors à même de faire face à des problèmes de co-présences paradoxales. Il peut rencontrer des éléments hétérogènes au sein du titre, ce qui peut introduire un flou générique, tout comme des formes paralittéraires hybrides où coexistent des séries plus ou moins compatibles. Le caractère paradoxal de ces formes, fruit des ruses de l'auteur, affecte l'acte de lecture pour le plus grand plaisir du lecteur trompé. Bref, par son objet, la lecture sérielle possède sa physionomie propre, et la notion de série se montre pertinente dans l'acte de lecture.
16Pourquoi la lecture sérielle serait-elle louche ? C'est qu'il arrive au texte paralittéraire d'inviter à la surinterprétation — à la lecture louche — et ainsi de contrer la stratégie du moindre effort, souvent la plus efficace. Les titres jeux de mots ou faisant une référence intertextuelle, de même que les passages à double entente comptent sur l'interprétation coopérative du lecteur, voire son esprit mal tourné. La parodie, le pastiche ou la référence intertextuelle appellent eux aussi une coopération interprétative. Leur difficulté cognitive apparaît fonction de deux éléments associés à deux temporalités. Ainsi, le flux de la lecture peut changer de qualité dans l'instant, selon la clarté de la dérive parodique ; ou encore le lecteur est obligé, dans la durée, de recourir à son encyclopédie. Il y a enfin des cas où le lecteur se voit berné par des textes comme Au bois dormant de Boileau et Narcejac, qui joint une lecture gothique et la référence à René de Chateaubriand au suspense qui caractérisent les deux auteurs. Ainsi, la lecture louche transforme le cadre interprétatif généré par les premiers moments top to bottom, puisque le nouveau cadre noue avec l'originel une compréhension "stéréosémique " (p. 207-208). Elle se caractérise par la reconnaissance et l'acceptation des dérives possibles de l'acte de lecture chez les lecteurs, mais aussi par le désir des auteurs de jouer avec un lecteur à la fois nonchalant et roué.
17C'est dire que si le lecteur sériel prend plaisir au dévalement diégétique, son acte de lecture n'est ni indigent ni dénué de toute réflexion critique. Après avoir arpenté les différents aspects de la lecture paralittéraire, Bleton en propose un modèle en conclusion de son ouvrage, modèle qu'il déclare n'être ni universel ni global. Le premier élément qu'on y retrouve est l'intensité du déclenchement. La lecture sérielle, de par son éternel recommencement, offre un plaisir renouvelé à chaque lecture. La quête du plaisir se fait ici pratique culturelle, encouragée par l'industrie médiatique. La symétrie entre l'offre et la demande constitue la deuxième composante ; se note ici une quasi-synchronicité entre le temps de lecture et le temps de l'édition, ainsi que la prise en compte par l'auteur de la lecture nonchalante ou étourdie du lecteur, par exemple. Viennent enfin la reconnaissance comme compétence cognitive cardinale et l'extensivité comme effet et caractère dominants de l'acte de lecture sérielle. Si quelques variantes hétérodoxes nuancent cette configuration de base, Bleton souligne la dialectique à la base du modèle et la relative complexité lectorale qu'elle résume, une lecture éloignée de celle valorisée par l'Ecole. La doxa voit la lecture paralittéraire comme compensatrice ; or, le plaisir paralittéraire est plus complexe qu'il n'y paraît. Le lecteur sériel se révèle un "lecteur sans qualité ... mais pas sans compétences " (p.252).
18L'ensemble des essais, malgré quelques répétitions inévitables dans ce genre d'ouvrage, offre une réflexion fructueuse sur un phénomène de lecture généralement peu étudié. En raison de son objectif, il laisse de côté la question des jeux de récupérations entre les sphères lettrée et non canonique. Il faut toutefois rappeler que la paralittérature, surtout en régime médiatique, est une machine à recycler du discours et des techniques littéraires ; les complexités narratives, plus fréquentes en effet que ce que l'institution veut croire, participent de ce recyclage. Par ailleurs, l'ouvrage de Bleton nous invite non seulement à revoir la vision institutionnelle du paralittéraire, mais encore, en filigrane, à réfléchir sur la question rarement abordée du plaisir de la lecture littéraire. L'institution s'attache à différencier le plaisir retiré des œuvres littéraires de celui produit par les productions sérielles ; n'y aurait-il pas anguille sous roche ? Si on laisse de côté leurs stratégies anti-institutionnelles qui questionnent la frontière entre Littérature et production non canonique, qu'est-ce que qui attire tant les avant-gardes, du symbolisme au Nouveau Roman, dans la paralittérature? À travers ces récupérations, la Littérature moderne n'exprimerait-elle pas un sentiment d'inadéquation par rapport aux contenus paralittéraires ? L'ouvrage de Bleton désignerait indirectement ce dont la Littérature aurait envie ou besoin, inconsciemment ou non, pour se revivifier : l'ouverture sur le plaisir ou l'évasion, la recherche systématique de l'intensité, l'expression forte des émotions, le ludique... bref le plaisir d'écrire et de lire. Cette question épineuse se montre pertinente dans notre culture en mutation dite post-moderne ; le travail de Bleton constituerait un pas en ce sens.