Les nouveaux territoires de l’interprétation
1On ramènera à deux idées centrales les deux cents pages du nouvel ouvrage de Wolfgang Iser :
2– ce qu’il faut entendre par « interprétation » a une extension beaucoup plus large qu’on ne l’admet généralement (c’est là le sens du titre), et ne se limite donc pas aux pratiques de l’herméneutique traditionnelle, réservées aux objets textuels ;
3– les divers types de cette « interprétation élargie » obéissent cependant tous à une structure commune et doivent répondre à des exigences similaires
4La contribution de Wolfgang Iser est ainsi double : The Range of Interpretation s’attache à élargir le champ de la notion d’interprétation, d’une part, et à mettre en évidence les procédures communes à ces « nouvelles » formes d’interprétation, d’autre part. L’ouvrage a pour ambition déclarée de présenter une « anatomie » (selon une métaphore usuelle dans la critique anglo‑saxonne pour nommer ce que nous comprenons plutôt par « typologie ») ou un examen critique (inspection) des diverses formes d’interprétation. L’essentiel du propos, par conséquent, est consacré à passer en revue, par le biais d’une typologie soigneusement organisée, les différents modes attestés de l’interprétation telle que la conçoit l’auteur. Deux appendices viennent clore le volume, deux lectures nouvelles, sur la base de la notion d’interprétation élargie, l’une du Sartor resartus (1833) de Thomas Carlyle (un roman philosophique dans lequel les interactions entre culture anglaise et culture allemande jouent un rôle primordial) et l’autre de l’oeuvre de Walter Pater (l’essayiste anglais de la fin du siècle passé dans lequel Iser voit un précurseur de sa conception de l’interprétation).
5L’ouvrage est rédigé avec une très grande clarté (ce qui ne le rend pas pour autant toujours aisé à comprendre), dans une progression limpide : de fréquents résumés et rappels, tant au début de chaque chapitre qu’en introduction et en conclusion de l’ouvrage, permettent d’accéder économiquement aux acquis essentiels.
6A bien des égards cette clarté est un leurre. Le produit fini d’Iser livre à son lecteur une version méticuleusement polie (l’ouvrage est le résultat d’une série de conférences données en 1994 au Critical Theory Institute de l’Université de Californie, Irvine), dans laquelle une matière extrêmement complexe et sujette à controverse est présentée dans une orientation bien déterminée. En particulier, la théorie de l’interprétation sur laquelle se fonde la typologie isérienne est supposée connue du lecteur et admise par celui-ci. Il n’en est que plus nécessaire d’en dégager les thèses constitutives :
7I. L’interprétation comme traduction
8L’interprétation est une forme de traduction ou de transposition (Iser ne distingue pas clairement entre les deux notions, peut‑être en raison de la proximité sémantique en anglais de translate et transpose). Le passage se fait d’un objet (celui qu’on désire interpréter, qu’il soit de nature linguistique ou autre) à un « registre » (register[1])(de nature linguistique). Le « registre » n’est jamais équivalent à l’image de son objet.
9II. La production d’un espace liminal
10Dans la mesure où le « registre » n’est pas équivalent à son objet, il se crée, dans le processus d’interprétation, de même que dans toute lecture, une « différence », un espace irréductible qu’Iser appelle « espace liminal » (liminal space).
11Cet espace liminal est le lieu d’un paradoxe : il provoque une résistance, un frein à l’interprétation, et en même temps un dynamisme générateur de cette interprétation. En quelque sorte (il s’agit quasiment d’une formule d’Iser), l’interprétation est une tentative de combler l’espace qu’elle a produit.
12III. Les différentes formes d’interprétation
13La manière de « négocier » (negotiate) cet espace liminal, la nature de l’objet interprété, la destination du « registre » (à quelles fins, pour quel public ?) constituent trois paramètres dont les modalités de combinaison sont à l’origine des différentes formes d’interprétation :
14– l’espace liminal n’est pas toujours de même grandeur ni de même nature (il dépend de l’écart entre l’objet et le « registre »). Il arrive qu’il soit pris en compte (dans un processus d’interprétation consciente d’elle-même) ou qu’il soit ignoré.
15– le « registre » lui-même est variable. Il constitue certes la destination d’arrivée, mais cette destination est étroitement dépendante des fins pour lesquelles l’interprétation est envisagée. Il va de soi, en outre, que le « registre » est conditionné par les circonstances historiques au sein desquelles il est conçu.
16– enfin, le mode d’interprétation dépend de la nature du sujet traduit, fort variable : textes sacrés ou littéraires (interprétés sous la forme du commentaire ou de l’exégèse), phénomènes culturels (qu’il faut traduire dans une culture étrangère), entités incommensurables (qu’il faut transcrire dans le langage fini humain), etc.
17IV. L’interprétation dans l’histoire
18Il y a une progression historique dans la complexification des formes d’interprétation. Cette progression a atteint une nouvelle phase à notre époque. D’où la nécessité d’une attention particulière aux diverses formes d’interprétation et la justification de l’existence du livre.
19V. La typologie des formes d’interprétation, dans les grandes lignes de son évolution chronologique, se présente comme suit :
20a) tradition de l’exégèse et du commentaire
21b) tradition de l’herméneutique
22c) principe de la récursivité (cybernétique et systémique)
23d) principe du calcul différentiel
24Dans la mesure où les différents types d’interprétation évoqués sous V. font l’objet chacun d’un chapitre substantiel (leur description constitue même l’essentiel de la matière de l’ouvrage), il est indispensable de donner un bref aperçu de l’« anatomie » proposée par Iser.
25Interpréter, selon Iser, équivaut, nous l’avons dit, à créer un espace liminal entre l’objet interprété et le « registre » dans lequel il est transposé. Cet espace pose un problème particulièrement aigu lorsqu’il s’agit de procéder à l’interprétation de textes d’ordre canonique (textes sacrés des religions du Livre ou textes littéraires faisant partie de ce que les Anglo-Saxons appellent, par analogie aux textes sacrés, le « canon »). En effet, la béance de l’espace liminal met en jeu la légitimation même du texte. En faire le commentaire ou l’exégèse, c’est courir le risque de lui faire perdre son autorité. Iser s’attache à démontrer, par deux exemples, comment, en fait, cette autorité est ménagée par l’approche d’interprétation : les commentaires rabbiniques de la Torah (modèle du canon scellé, c’est‑à‑dire intangible et immuable) et la lecture que fait, au xviiie siècle, Samuel Johnson de l’œuvre de Shakespeare (le canon littéraire est le modèle du canon ouvert : la modification de l’équilibre résultant de l’adjonction de nouveaux textes et de l’effacement de textes déclassés contraint à chaque fois à redéfinir et à rejustifier la place des textes maintenus au « palmarès »). Dans les deux cas, on parvient à la fois à établir l’autorité par le commentaire et à justifier ce dernier par l’autorité. Pour ce qui est des textes sacrés, l’exégèse, par le biais du « principe de bienveillance (charity) » (qui consiste à « aider » le texte en privilégiant ce qu’il est censé signifier par rapport à ce qu’il signifie réellement), confère au texte une autorité adaptée aux nouvelles circonstances dues à l’évolution du monde, en même temps qu’elle tire sa propre autorité de sa confrontation à celle du texte canonique. Dans le cas du canon littéraire, le commentaire se fonde sur un paradoxe similaire : il « emprunte » l’autorité attribuée au texte pour justifier sa « traductibilité » ; et en démontrant cette « traductibilité », il assoit l’autorité du texte.
26L’identification de l’existence d’un espace liminal, et la prise en compte de celui‑ci, sont à l’origine de l’herméneutique moderne : on va désormais remplacer le commentaire, tributaire de la relation d’autorité, par une pratique d’interprétation capable de s’analyser elle‑même. C’est bien sûr à Schleiermacher que revient le mérite d’avoir exposé le premier le problème et tenté de le résoudre par la méthode dite du cercle herméneutique : en passant, de manière circulaire, de l’usage spécifique des termes de l’auteur du texte interprété au contexte de cet usage, on parvient à définir l’individualité de l’auteur et on réussit à « pénétrer » à l’intérieur du texte par des opérations de contrôle et de correction successives.
27Mais que se passe‑t‑il lorsque l’objet qu’il s’agit d’interpréter n’est pas un texte conçu à dessein d’être compris par un destinataire, mais, comme dans le cas de la science historique, un donné chaotique de faits qui, de surcroît, ont leur prolongement direct dans le présent où est plongé l’interprétant (lequel, dès lors, ne dispose plus d’un point de vue transcendental) ? L’histoire, en effet, est la compréhension contemporaine de faits passés qui n’avaient pas cette compréhension comme composante (l’histoire, de ce fait, n’est autre qu’une forme de « registre » dans lequel le matériau historique est transposé). Iser attribue à l’historien allemand Johann Gustav Droysen (1808‑1884) l’idée d’avoir introduit une variété particulière de circularité herméneutique (en fait l’emboîtement de plusieurs cercles) capable de rendre compte de la difficulté nouvelle de la tâche : constituer le sujet de l’interprétation et, en même temps, fournir une interprétation de cet objet constitué.
28Un troisième avatar du cercle herméneutique sera celui que nécessitera l’avènement de la psychanalyse : il s’agit désormais de procéder à l’interprétation de quelque chose qui n’est plus donné dans la transparence, mais qui se présente comme dissimulé. Les déclarations du patient doivent être envisagées à la fois en tant que telles et en tant que voiles de quelque chose d’autre de caché. Interpréter, c’est donc comprendre une double signification en même temps. La pratique herméneutique ne recourt plus dès lors à un cercle simple ou à un enchâssement de cercles, mais à des « boucles transactionnelles » (transactional loops) : comprenons un aller‑retour entre objet et « registre », qui aboutit à une autocorrection continuelle. Iser reprend en fait et développe l’analyse qu’avait faite en son temps Paul Ricoeur de l’herméneutique freudienne (De l’interprétation).
29Une nouvelle impasse – et un nouveau dépassement – sont occasionnés par les problèmes posés par le discours ethnographique. Il s’agit cette fois d’interpréter un processus extrêmement complexe comme celui de l’hominisation, lequel nécessite une prise en compte des interactions complexes qui unissent environnement, développement de la culture de l’homo sapiens, et physionomie corporelle de ce dernier. Il faut cette fois recourir à une boucle d’ordre cybernétique, dont Iser emprunte l’idée à l’ethnologue Clifford Geertz : l’échange entre input et output (qu’on fera équivaloir au sujet et à son « registre ») est incessant et se fait sous la forme de projections et d’anticipations dont la confrontation aux faits (réusssite ou échec de la prédiction) amène ausssitôt une modification de l’input en conséquence. Il s’agit, si l’on veut, d’adapter la conduite future au résultat passé. Ce principe de l’interprétation par récursivité s’inspire du modèle de la théorie des systèmes du biologiste chilien Francisco Varela. En tant qu’organisations détenant un pouvoir d’autorégulation (dites « autopoiétiques »), les systèmes vivants (tels que le système nerveux ou le système immunitaire), mais aussi des systèmes complexes comme celui de la société ou celui de la culture, se conçoivent comme étant animés par un échange permanent entre leurs différentes composantes, chaque élément redéfinissant continuellement sa fonction en vertu de l’évolution de ses pairs. C’est par ce processus que la permanence du système est assurée, en lui conférant la capacité de réagir aux agressions extérieures.
30Le dernier palier est franchi avec la question de l’interprétation des incommensurables. Iser fait cette fois un retour chonologique en discernant la conscience et la solution de ce problème chez Franz Rosenszweig, un philosophe juif allemand actif dans les années vingt. C’est en recourant au principe mathématique de la différentielle (le calcul infinitésimal établi par Leibniz) que l’infini de Dieu peut être converti en langage humain à l’échelle d’une compréhension humaine. Rosenszweig échappe ainsi aux limites entravant les conceptualisations habituelles de la notion de divinité.
31Cette typologie, grille des possibles avérés de l’interprétation, pourrait fort bien figurer dans un tableau à entrées. Dans un dernier chapitre, Iser s’empresse de souligner que la rigueur de la catégorisation est motivée par les exigences de la présentation, et que, dans la réalité, les différents modes d’interprétation se complètent et s’interpénètrent. Iser en retire un enseignement : l’interprétation est justement cet acte d’adaptation, de réglage (tuning) ; plutôt qu’une explication, elle est de l’ordre de la performance et implique une logique de participation bien plus que de validation. La conséquence en est que les processus d’interprétation sont appelés à s’adapter à l’évolution des problèmes. La cartographie (mapping) incessante du monde – une des composantes essentielles de l’activité humaine selon Iser – n’est jamais terminée.
32Même si Iser ne le souligne pas, il est évident que The Range of Interpretation se situe dans le prolongement de ses travaux précédents. Sur le plan du mode de pensée, en tout premier lieu : comme dans Die Appellstruktur des Textes (la structure d’appel du texte), Der implizite Leser (le lecteur implicite) ou Der Akt des Lesens (l’acte de lecture), c’est toujours la même métaphore du vide à combler qui informe le raisonnement. Sur le plan de la conception sous-jacente du phénomène de la communication textuelle (phénomène qui représente le paradigme original de l’interprétation et qui vient en tête dans le panorama chronologique d’Iser) ensuite : tout est fondé sur le présupposé qu’un texte (et, par extension, tout autre objet d’interprétation) est une structure d’indétermination ne possédant un sens qu’à raison de l’interprétation qu’elle appelle (Iser s’était fait connaître en démontrant comment le texte littéraire est actualisé dans le processus de lecture en fonction duquel il a été mis en forme). Il est d’ailleurs gênant que ce présupposé, dont les implications sont énormes, ne soit pas déclaré comme tel à l’orée de l’ouvrage. En effet, même si The Range of Interpretation ne s’avoue pas comme théorie de l’interprétation, son contenu n’en repose pas moins sur une théorie de l’interprétation, laquelle n’est jamais explicitée, jamais argumentée (les thèses I et II sont avancées sans aucune démonstration) et jamais mise en confrontation avec d’autres théories concurrentes (tout au plus Iser consacre‑t‑il trois pages de son introduction à décrire « The Marketplace of Interpretation »). Placé devant la porte close de l’affirmation dogmatique, conduit par la main dans des domaines dont il est peu familier, anthropologie, cybernétique, biologie, le lecteur ne peut que prendre les propos de l’auteur comme parole d’évangile[2].
33On n’acceptera donc le panorama de l’interprétation proposé par Iser qu’à condition de partager les présupposés de la théorie, présupposés hérités de l’herméneutique gadamérienne (au premier rang, l’idée de la distance à combler qui sépare texte et lecteur) et destinés à trouver un terrain favorable sur les campus américains où le reader‑response criticism représente souvent la seule alternative au déconstructionnisme.
34Dans le cas contraire, on refermera le livre après la lecture des premières pages, en se rappelant deux arguments traditionnellement invoqués contre ce type d’approche phénoménologique de l’herméneutique :
351) dans le processus d’interprétation, la théorie isérienne de l’espace liminal met complètement l’accent sur l’interprétant et sur le « registre », résultat de l’interprétation (même si Iser reconnaît que l’objet interprété a un rôle à jouer en requérant un type d’interprétation qui lui convienne, il n’en reste pas moins que cette adaptation du « registre » à l’objet est un choix dépendant de l’interprétant lui‑même). On découvre donc sans surprise que pour Iser, la clef de l’interprétation est à un bout de la chaîne, du côté de l’interprétant. Autrement dit, le sens ne réside pas dans l’objet, comme un trésor caché attendant d’être découvert ; il se conçoit plutôt comme une potentialité activée uniquement dans le cours du processus d’interprétation. On connaît l’obstacle principal auquel se heurte cette manière de penser : elle donne lieu à de multiples interprétations possibles, autant qu’il y a de nécessités de « registres » différents, c’est‑à‑dire autant qu’il y a d’intérêts différents à l’interprétation. Il est inévitable dès lors que certaines interprétations se contredisent. Comment trancher ? Faut‑il accepter toutes les interprétations comme légitimes ? Iser évite soigneusement d’entrer dans la discussion du « conflit des interprétations ». Par ailleurs, le fait que ces interprétations puissent légitimement cohabiter ou se succéder semble indiquer qu’il n’y a pas de signification déterminée attachée intrinsèquement aux objets. On ne peut qu’en déduire, du moins en ce qui concerne les textes, que leur signification n’est pas constitutive de leur identité propre ni de leur essence. On retrouve le mythe de l’œuvre ouverte.
362) Iser néglige de distinguer, dans l’objet de l’interprétation, ce qui est de l’ordre de l’intention humaine de ce qui ne l’est pas. Il y a là un saut qualitatif immense, fondant une distinction cruciale, en l’occurrence négligée. A mettre dans le même panier des phénomènes aussi distincts que l’interprétation d’actes de communication humains (les textes), l’interprétation de faits et de comportements humains dépourvus d’intention de signification (l’histoire et la culture prise en tant que phénomène global), l’interprétation de notions résultant de l’activité humaine (Dieu), l’interprétation de systèmes naturels (les systèmes vivants), on en vient, nous semble‑t‑il, à perdre l’acuité d’analyse que permet l’acribie du discours. En subsumant cette disparité sous le terme d’« interprétation », Iser, à un certain degré, joue sur les mots.
37Mais surtout, les développements d’Iser, en évacuant la question du sens au profit d’une forme de transformisme, en laissant entendre que l’interprétation d’un objet n’est pas dépendante du fait qu’il soit ou non le produit d’une intention humaine, ne sont pas sans conséquences sur la conception même de l’œuvre littéraire (point de départ de la réflexion). En renonçant à envisager celle‑ci comme le produit spécifique d’une activité humaine de signification, susceptible à ce titre d’une approche singulière, on court le risque de retomber dans le travers du « textualisme » (envisager et analyser un texte sans prendre en compte l’acte de communication dont il est le résultat ; voir à ce propos G. Currie, « Work and Text », Mind 100 (1991), p. 325‑340), affectant une grande partie de la critique littéraire du xxe siècle, du New criticism américain au structuralisme européen. C’est le syndrome du « texte tombé du ciel ».
38On signalera au passage deux avancées récentes dans l’argumentation anti‑textualiste : Gregory Currie (art. cit.) a montré comment, en distinguant, sur le plan épistémologique, entre « œuvre » et « texte », on peut échapper à l’impasse du texte sans intention auctoriale ; dans la dernière livraison de New Literary History, Mark Bevir propose, pour résoudre le même dilemme, le principe épistémologique d’un « individualisme faible » (« Meaning and Intention : A Defense of Procedural Individualism », New Literary History 31 (2000), p. 385‑404).