Le partage des eaux
Pour une fiction restreinte
1Rendre raison d'une ambiguïté lexicale : telle devrait être, pour Dorrit Cohn, le point de départ de toute cartographie de la fiction, notion brouillée depuis le xviie siècle par le placage sur un sens philosophique clair (« expansion d'une hypothèse abstraite ») d'une valeur générique qui l'est infiniment moins(« les fictions »). Pour délimiter un champ, il s'agit d'abord de faire le départ entre les dispositifs logiques fictionnels, usages contrôlés du « comme si » en sciences, philosophie, droit ou histoire, et la fiction narrative, pratique littéraire libre laissant à l'imaginaire toute mansuétude à bâtir des univers fictifs, des paysages illusoires délibérément placés au ban du factuel. Il faut donc se garder de rabattre le concept philosophique sur la pratique esthétique, travers critique à l'origine de l'instabilité conceptuelle de nos définitions contemporaines de la fiction, qui ont généralement pour trait commun de décrire tout projet épistémologique comme inféodé à son support textuel, qu'il s'agisse d'un H. White assimilant l'histoire à un « fiction verbale », d'un F. Kermode renvoyant tout discours fictionnel à une eschatologie sous‑jacente ou encore, pour poursuivre avec les exemples analysés par D. Cohn, d'un Bentham repliant les développements du discours juridique sur ceux des fictions romanesques. Autant d'analyses où ce sont des jurisprudences externes à la littérature qui viennent régir ‑ et donc expliquer ‑ le fonctionnement référentiel de la fiction narrative, autant de parallèles qui brouillent les pistes, autant de travaux rejetés par Dorrit Cohn au nom du mode de fonctionnement spécifique du récit littéraire, d'une volonté de fonder une théorie spécifique de la fiction littéraire.
2Dans la lignée des travaux de P. Ricoeur, dont D. Cohn suit la volonté de poser solidement les différences entre histoire et littérature, mais sans en partager les conclusions quant aux fondements phénoménologiques de la temporalité narrative, The Distinction of fiction peut se lire comme une défense et illustration de la posture « séparatiste », pour reprendre l'expression proposée par Fiction et diction de G. Genette pour qualifier les théories qui postulent l'existence d'une frontière franche entre fiction et « non fiction » (G. Genette fait remarquer que nous n'avons pas de terme plus approprié). Cette tentative a pour corrélat l'identification stricte de la fiction à la fiction narrative. Contre les théories post‑modernes, il s'agira de proposer une fiction et une théorie de la fiction restreinte, non que la fiction interdise la référentialité (parce que la fiction peut inclure un discours philosophique ou sociologique sur le monde), mais en prenant pour fondement le primat du fait narratif : « on peut proposer que [le terme de fiction] soit réservé aux textes dans lesquels le discours et la description sont subordonnés à la narration ‑ à des textes où la fonction essentielle des généralisations est d'expliquer les personnages et les événements et où les descriptions servent à contextualiser ou à symboliser ces mêmes éléments narratifs » (p. 12, c'est l'auteur qui souligne).
3Raconter renvoie à la lointaine origine orale de toute narration et n'est pas un acte épistémologiquement neutre : en refondant la définition de la fiction sur présence d'une optique narrative organisant temps et point de vue et en laissant de côté ce que l'on nomme la « littérarité seconde », c'est‑à‑dire la possibilité d'une lecture esthétique a posteriori de tout texte, Dorrit Cohn évite les controverses linguistiques sur la définition pragmatique de la fiction en tant qu'acte de parole (à la suite notamment des travaux de B. Herrnstein Smith), tout en esquivant un débat d'ordre philosophique sur l'ontologie propre aux « paysages fictionnels » (pour reprendre une expression de T. Pavel). Selon D. Cohn, la question de la représentation peut tout à fait se satisfaire de la définition canonique, aristotélicienne, de la fiction comme « narration non référentielle », comme « suspension de l'incrédulité », ou encore, selon l'étonnante métaphore de Harshaw, comme « autobus à deux étages » (double-decker) : il suffit de noter que l'essence de la fiction est de se référer à un univers autonome (des personnages qui sont des « êtres de papier », des événements qui ne sont pas soumis à un quelconque jugement de vérité, etc.), même si, de manière facultative et incidente, elle s'appuie sur une réalité « externe » (historique, géographique, sociologique, etc.). D'où cette proposition intéressante, émise à l'intention des textes non référentiels : substituer un modèle ternaire discours/récit/référence à l'opposition binaire discours/récit propre à la fiction.
4Mais c'est moins ce cadre épistémologique fort classique, que la volonté d'analyse les mécanismes déclencheurs de la fictionalité « constitutive » qui fait le prix de l'étude de D. Cohn, dont l'ambition est de nous pourvoir, à l'interface des procédés discursifs et des pactes de lecture, de critères de diagnostic et de méthodes d'autopsie.
L'artifictionalité
5Pour l'auteur de La Transparence intérieure, ce qui distingue la fiction des autres discours, ce sont donc des dispositifs narratologiques, qu'il convient d'isoler et de décrire avant toute autre analyse formelle ou thématique. Si la fiction est un concept se devant d'être réservé à des récits, c'est que la fiction est exclusivement un artefact narratif. Cette thèse, défendue par The Distinction of fiction avec une constance et un courage intellectuel qui force l'admiration, a plusieurs corrélats :
6a) La fictionalité ne saurait en aucun cas passer inaperçue : il n'y a pas de texte dont le statut demeurerait ambigu à une lecture attentive. Il n'existe ni latitude interprétative ni textes hybrides : seulement des lectures justes et des lectures erronées. Les tentatives de transgressions patentes (par exemple les « vies imaginaires ») renforcent l'opposition entre fiction et non fiction plus qu'elles ne l'affaiblissent.
7b) Cette opposition n'est pas « analogique » mais « digitale », selon l'opposition proposée par M. L. Ryan (dans l'analyse de l'ouvrage de D. Cohn qu'elle propose dans Semiotica), car le choix d'une lecture est un « ou bien ou bien » nécessairement homogène et non révocable. Le choix de la lecture fictionnelle d'un texte suspend nécessairement la valeur de vérité de l'ensemble de ses énoncés, y compris la valeur idéologique des interventions discursives du narrateur.
8c) Les déterminations narratologiques globales priment sur toute autre considération (stylistique, diachronique, intertextuelle, etc.). Lorsque l'on a affaire, par exemple, à des textes hybrides mêlant discours réflexif et épisodes fictionnels, ou lorsque apparaissent des contradictions entre un pacte auctorial fictionnel et des marqueurs référentiels, les options narratives générales subsument toujours les singularités textuelles, car elles encadrent nos processus de lecture. Ainsi la présence quantitativement faible de « scènes », la prévalence du collectif sur l'individuel dans le récit, une chronologie « réaliste », etc., sont des marqueurs nécessaires, mais non suffisants, du récit historique référentiel, car ils peuvent être contrefaits par la fiction.
9d) Les marqueurs essentiels de la fictionalité (signposts of fictionality) sont non pas intentionnels ou contractuels, mais avant tout textuels ; ils s'expriment de manière contrainte et autonome, contre la volonté du lecteur (Cohn invalide l'idée d'une lecture « subjective »), autant que contre celle de l'auteur. Ainsi, les récits usant de ce que Glowínski appelle « mimesis formelle » pour proposer des pastiches de genres référentiels sont toujours dénoncés de l'intérieur par des attitudes narratologiques qui échappent au contrôle de l'auteur.
10e) Des signes internes plus ou moins ténus sont généralement présents dans le récit pour nous éviter de recourir à des indices externes, tels que le paratexte ou la réalité extralinguistique des événements relatés. Dans les cas les plus ambivalents, on peut s'appuyer sur le traitement accordé aux éléments référentiels (les faits et dates dans le roman historique, par exemple) pour trancher.
11D. Cohn s'oppose ainsi avec une extrême force à l'affirmation fondamentale posée par Searle : « il n'y a pas de propriété textuelle, syntaxique ou sémantique, qui permette d'identifier un texte comme une œuvre de fiction » (« Le Statut logique du discours de la fiction », in Sens et Expression, éd. de Minuit, 1982, p. 109) : le récit littéraire se distingue nécessairement du récit référentiel par ce que l'auteur nomme une « artifictionalité ». Cette artificialité fatale de la fiction tient pour D. Cohn au fait que le narrateur « littéraire » est apte à pénétrer les consciences : un récit ne saurait rester indemne de cette omniscience dont l'historien ou le biographe sont par exemple dépourvus. Cette « intériorité » (p. 16) de la fiction colore nécessairement le récit, ne serait‑ce que parce que la distinction entre auteur et narrateur, qui ne se pose pas dans le discours philosophique ou le récit autobiographique, est inévitable en littérature, où les deux instances sont articulées par un point de vue, une « focalisation » qui laisse une empreinte particulière sur chaque récit.
12Dans les années soixante-dix, Käte Hamburger avait tiré profit de cette même notion d'omniscience psychologique pour proposer une théorie de la fictionalité fondée sur la spécificité du récit à la troisième personne, où un « il » vient prendre en charge la subjectivité d'un autre moi (« I-originarity of a third person », selon la célèbre expression de K. Hamburger), ce qui constitue d'évidence une extraordinaire rupture du fonctionnement référentiel « naturel » du langage. Si, en effet, « la nature de la fiction est d'autoriser ce type de discours artificiel » (p. 25, c'est D. Cohn qui souligne), il existe néanmoins des récits ne recourant pas à la focalisation interne ; en outre, ce critère reste inapte à décrire « l'artifictionalité » des « autofictions» à la première personne, limites qui conduisent D. Cohn à la reformulation suivante :
13a) dans les récits à la troisième personne, toute narration laisse trace de son omniscience, quand bien même le narrateur use de la focalisation externe : « un roman, lorsqu'il recourre à une narration pseudo‑factuelle [quasifactual] et tourne le dos à l'attraction d'un discours artificiel [arti‑factual] attire l'attention, en particulier s'il s'agit de scènes intimes » (p. 26). Ce retrait, tout autant que l'aptitude à pénétrer l'âme d'un personnage, est un signe déterminant de fictionalité, qui permet par exemple de dénoncer les apparentes transgressions que constituent les « non fiction novels » : il n'y a pas d'optiques narratives neutres. Quand bien même l'auteur affecterait un dégagement absolu, on peut détecter ou postuler une distance ironique, y compris chez les narrateurs omniscients les plus fiables en apparence, comme l'a démontré W. Booth.
14b) dans les narrations à la première personne, l'analyse de la voie narrative ne permet plus de faire fonctionner le distinguo auteur/narrateur et d'analyser le mode de focalisation. Néanmoins, on peut s'en remettre alors, soit à des preuves ontologiques (l'existence réelle ou non du narrateur), soit à la détection de phénomènes trahissant le récit fictionnel : à ces emplois du « je » qui « coupent de manière plus ou moins radicale la narration à la première personne du récit autobiographique » (p. 37), comme faire parler un personnage au moment de sa mort, le faire utiliser le présent, etc.
15Alors qu'un G. Genette distinguait entre prose et poésie pour opposer deux régimes de fictionalité (voir Fiction et diction), la seule distinction qui préside pour D. Cohn est celle qui oppose narrations à la première personne et à la troisième personne, non que l'une ou l'autre soit moins accessible à la fiction, comme le suggérait K. Hamburger, mais parce que les critériologies à déployer sont quelque peu différentes. Parvenue au point de comptabiliser les « panneaux indicateurs » de fictionalité, D. Cohn suit donc G. Genette ou H. White pour refuser de voir dans la temporalité narrative un critère déterminant : si l'histoire rapporte constamment à une rationalité logique et chronologique la narration d'événements référentiels, les historiens modernes instrumentalisent avec suffisamment de souplesse les chronotopes pour que l'étude de ceux-ci ne soit pas un critère de différenciation claire. Si gestion proprement fictionnelle de la temporalité il y avait, elle resterait encore à étudier.
16La voix narrative offre ainsi des résultats bien plus pertinents, ce que confirme par l'absurde l'absence de type de focalisation adéquat à décrire la narration historique (D. Cohn montre l'inefficacité du terme de « focalisation externe » ou de narrateur hétérodiégètique pour décrire la posture de l'historien), qui démontre suffisament que pèsent sur le narrateur historique des restrictions informatives qui ne touchent pas le narrateur de fiction et le distinguent aisément.
Frontières
17La grande force de l'ouvrage de D. Cohn est de confronter cette thèse à un florilège des cas narratologiques les plus ambigus de notre littérature moderne – d'où une série de prises de positions fermes dans nombre de controverses célèbres – et de montrer que l'on peut tracer une « ligne de partage des eaux » entre fiction et non fiction dans les textes mêmes que d'autres critiques utilisent pour abolir cette distinction.
18a) Récit psychanalytique vs. fiction scientifique
19À la suite d'un Michel de Certeau qui fait des récits psychanalytiques freudiens le démantèlement des normes traditionnelles du discours médical du xixe siècle, la critique moderne – à l'instar par exemple des travaux de P. Brook – a été souvent tentée de voir dans les « histoires de vie » relatées par Sigmund Freud des « fictions » trahissant l'épanchement – le transfert, si l'on veut – de la littérature dans un paradigme scientifique et la constitution d'une chimère narrative que l'on pourrait nommer « fiction scientifique ». Le refus par Freud de toute concession à une narration omnisciente au profit d'une intériorisation du cas pathologique et l'emprunt à cette fin d'une série de procédés littéraires : l'écriture fragmentaire, comme l'insert de récits métaphoriques (la fable d’Œdipe, etc.) ou des licences poétiques pour retraduire « les flux de conscience » ont été notamment avancés à l'appui de cette preuve. Lecture à laquelle s'oppose D. Cohn : si le récit freudien a ceci de novateur de refuser l'identification du discours du moi à une vérité référentielle unique et de chercher la vérité dans des « fictions » primordiales, une rhétorique d'encadrement (les commentaires de Freud sur les délires qu'il retranscrit) et la présence d'un « cadre référentiel » autour des scènes mythologiques archétypales (le travail d'interprétation opéré sur les mythes) s'oppose précisément à toute dérive fictionnelle. Le renouvellement épistémologique introduit par la psychanalyse a d'évidentes conséquences narratives, mais le paradigme nouveau reste strictement référentiel.
20b) Autobiographie vs. autofiction
21Pour D. Cohn, l'ambiguïté générique de À la recherche du temps perdu, œuvre tour à tour analysée comme le paradigme parfait de l'autobiographie (Kristeva) et comme exemple symptomatique de la toute puissance du Roman moderne – et donc, subséquemment, du polymorphisme de la fiction, ne dissout pas non plus l'opposition autofiction/autobiographique que le hiatus non fiction/fiction. Si la théoricienne américaine prend acte des analyses proposées par Lejeune qui concluent à l'ambiguïté narrative fondamentale du récit proustien et si celle‑ci rappelle la contradiction entre le Genette narratologue, qui tend à lire le chef d’œuvre de Proust comme une autobiographie, et le Genette théoricien de l'esthétique et de la littérarité « seconde », qui insiste sur le caractère purement fictionnel de l'acte de parole du narrateur de la Recherche, une interprétation nette de la narration proustienne reste possible, fût‑ce au prix d'analyses extraordinairement élaborées et nuancées.
22« Un livre où il n'y a pas un seul fait qui ne soit fictif » écrit le narrateur de la Recherche, mais qui parle alors, se demande D. Cohn, en soulignant l'hétérogénéité des instances énonciatives et l'alternance ambiguë de marqueurs de fictionalité et de signes de non fictionalité dans le récit proustien : le paratexte distingue le narrateur de Proust, mais le prénom de « Marcel » apparaît au moins une fois dans l’œuvre et les normes narratives miment massivement l'épistémologie et la conduite narrative propres à une autobiographie ; le discours contractuel explicite et la création de personnages imaginaires insistent sur un récit « inventé selon les besoins de ma démonstration », la connaissance totale de Swann par le narrateur laisse entendre le point de vue romanesque omniscient, tandis que la référence à un contexte historique est omniprésente, etc.
23Deux faits déterminants permettent néanmoins, selon D. Cohn, de trancher en faveur d'une lecture autobiographique, ou, du moins d’une lecture où l’horizon référentiel de l’autobiographie vient encadrer et diriger in fine la fiction : d'une part, les références historiques et géographiques imposent un contrat référentiel dont il est difficile de s'exempter pour comprendre l'oeuvre, et ce malgré la prégnance des formes romanesques ; d'autre part, le rôle extrêmement important pris par le Proust philosophe et moraliste (cette profusion de remarques que Barthes avait analysée comme une tentative de briser l'opposition générique fondamentale entre essai et roman pour créer une « troisième forme »), interdit au récit d'être considéré comme l'émanation d'un narrateur strictement fictif, ou en invalide alors définitivement toute portée doctrinale.
24La seule objection que puisse recevoir cette lecture « autobiographique » est, selon l'auteur, l'hypothèse d'un « je » qui ferait entendre « la voix d'un narrateur fictionnel à l'idéologie non fiable » (« the vocal figure of an ideologically unreliable fictional narrator », p. 72), c'est‑à‑dire de ce narrateur décrit par W. Booth comme mettant en contradiction son discours philosophique et ses choix narratifs concrets, comme si s'opposaient la part mimétique et la part non mimétique d'un même discours. Cette hypothèse sous‑tend pour D. Cohn les analyses de Paul de Man, du critique allemand R. Warning comme celles du Proust palimpseste de Gérard Genette : lire la Recherche comme une pure fiction, c'est en déconstruire le texte en opposant des postulations esthétiques « officielles » apparentées au modernisme (l'instabilité et la pluralité fondamentales de la conscience ; le projet d'une œuvre qui se voudrait quête, etc.) et l'idéalisme d'ordre romantique (qui présuppose la stabilité d'un moi assignable et de valeurs immuables) qui déterminerait en fait l'esthétique profonde du romanesque proustien. Au lecteur de choisir entre la thèse d'une narration essentiellement autobiographique et subsèquemment d'un narrateur « fiable », position de D. Cohn, et celle d'une narration fictionnelle qui décrédibiliserait – déconstruirait – l'idéologie du narrateur en mettant à jour des contradictions irrésolubles.
25c) Biographie vs. vie imaginaire
26Le Sir Andrew Marbot de W. Hildesheimer offre à D. Cohn une autre mise à l'épreuve de sa définition de la fiction et de la validité d'une critériologie narratologique interne. Le trompe‑l’œil, biographie fictionnelle d'un critique d'art anglais imaginaire par un biographe supposé, est une étude pourvue en effet de tout l'appareil critique attendu dans une biographie (index nomini, références à d'autres œuvres biographiques, etc.), au point d'être indiscernable extérieurement d'une vraie biographie pour qui n'aurait point à sa disposition une encyclopédie (certains critiques s'y sont trompés) : le Marbot « briserait » les cadres assignant à leur juste place par des marqueurs obvies fiction et récit historique ; il exemplifierait le paradoxe proposé par A. Dato selon lequel on pourrait imaginer deux biographies identiques au mot près du même personnage, l'un d'un historien, l'autre d'un romancier.
27Deux arguments militent néanmoins pour D. Cohn à l'encontre de cette thèse : d'une part, le Marbot est un hapax en ce qu'il manipule de manière extrêmement perverse son lecteur en inversant le pacte fictionnel traditionnel de la biographie : « d'un point de vue typologique [...], le Marbot peut être décrit comme étant l'inverse d’œuvres telles que La Mort de Virgile, ou le roman de Stone sur Freud. Au lieu d'utiliser un discours fictionnel pour faire revivre une figure historique, il applique un discours historique pour faire vivre un être de fiction », écrit D. Cohn. On aurait ainsi affaire non à l'une de ces entreprises historiographiques post‑modernes qui jouent de l'espace ténu qui sépare la fiction et la non fiction en matière de récit biographique, mais à un cas atypique, relevant d'une tératologie de la littérature.
28En second lieu, et l'analyse de D. Cohn est ici est extrêmement audacieuse, la « mimesis formelle » échouerait malgré son auteur, dans le sens où les théories esthétiques du personnage imaginaire trahiraient directement les conceptions artistiques de W. Hildesheimer et non celles de son biographe supposé, qui feint au contraire une grande difficulté à comprendre son personnage. Par une sorte de ruse de la raison narrative, la fictionalité du récit transparaîtrait dans la divergence manifeste entre l'intelligence de l'auteur – par définition démiurge de ses personnages – et la maladresse du pseudo-biographe auquel est délégué le récit.
29d) Présent historique vs. monologue intérieur
30Le cas de la narration au présent, sans cadre introducteur au passé, expérimentée par de nombreux textes littéraires contemporains, pose une autre pierre démontrant la viabilité d'une théorie narratologique de la fictionalité. Pour la poétique traditionnelle, en effet, toute narration se fait au passé : une narration à la première personne dans un pur présent se doit d'être considérée, soit comme une sorte de présent historique, une « narration simultanée » (G. Genette), dont le temps est un simple artifice rhétorique, soit comme la peinture d'une situation de conscience, une forme de monologue intérieur, un présent instantané.
31Cohn rejette ces deux modèles possibles et contradictoires d'analyse : la narration au présent n'est ni présent historique (que faire des moments où le présent du récit est vraiment le présent des événements ?), ni monologue intérieur (que penser lorsque le temps des événements ne correspond pas exactement au temps du récit ?). Pour notre auteur, l'existence de ce type de récit est un argument fort à mettre au compte de « l'artifictionalité » de cette narration à la première personne qui nous semblait pourtant si « naturelle » depuis les analyses de K. Hamburger. La narration à la première personne possède, selon, elle la même autonomie que la fiction à la troisième personne vis‑à‑vis des discours naturels ou des imitations formelles de discours référentiel (en l'espèce, de l'autobiographie), car l'on y rencontre le pouvoir – par essence littéraire et donc signe de fiction – de dépeindre une réalité intérieure avec une totale liberté. Et D. Cohn de louer « le champ de tension sémantique, d'instabilité, de flexibilité et d'ambiguïté » de ce type particulier de narration, comme un triomphe des pouvoirs de la littérature sur la représentation référentielle.
32D'autres textes encore tirent profit de la théorie de la fiction proposée par D. Cohn : ainsi, lire Mort à Venise de Thomas Mann conduit à postuler dans la personne du narrateur un « second auteur » dont les généralisations, analyses, portraits et autres jugements épidictiques, ne sauraient se confondre avec ceux de Thomas Mann ; ainsi le roman historique – tel qu'il est formulé par exemple par Tolstoï – reste un genre éminemment fictionnel dans le sens où les interventions d'un auteur‑historien ou chroniqueur sont pas suffisantes pour faire oublier les apparats fictionnels avec lesquels elles alternent. Dans tous ces exemples, on remarquera la position cruciale conférée par D. Cohn au statut ontologique de la référence, qui est à la fois la conséquence de notre lecture et sa détermination essentielle : la fictionalité est comme le noeud même du cercle herméneutique.
Distinction et distinctions
33The Distinction of fiction propose deux thèses tout à fait à contre‑courant des tendances critiques actuelles, mais qui sont en soi chacune difficilement réfutables : la nécessité impérative de tracer une distinction entre fiction et « non‑fiction » et l'assurance qu'il n'existe pas de cas où cette frontière est abolie, même si la distinction n'est pas toujours obvie ; le caractère narratologique de cette distinction où prime l'analyse énonciative de la focalisation du récit. L'homogénéité de l'argumentation de D. Cohn ne doit pas néanmoins dissimuler un grand pragmatisme, car la détermination du mode énonciatif dépend parfois de facteurs stylistiques discrets, d'informations paratextuelles complexes, d'analyses précises des références extratextuelles, ou remonte rapidement à des questionnements qui sont de l'ordre de l'histoire de la littérature ou des idées : ainsi de la démonstration de la nature autobiographique du récit proustien, du caractère factice du Marbot de W. Hildesheimer, ou encore des rapports que certains critiques ont pu postuler – de manière contestable – entre le type de focalisation et la dimension politique d'un récit, en empruntant à M. Foucault la notion de « panoptique ». Libre au lecteur de voir dans cette souplesse méthodologique une preuve de la maturité ou un signe de faiblesse de la narratologie contemporaine.
34On ne saurait nier que D. Cohn confère une importance secondaire au travail d'auto‑définition du texte par lui‑même et par sa lecture (comme le fait remarquer M. Charles, on peut critiquer l'idée que la littérature soit « déjà là » dans le texte et qu'elle ne puisse pas faire l'objet d'une négociation complexe entre auteur et lecteur). Mais on jugera que la fermeté des arguments proposés par D. Cohn contre le « tout fictionnel » ou le « tout subjectif » des déconstructions « post‑modernes » du récit (au nombre desquelles D. Cohn compte certaines positions de G. Genette), l'emporte sans doute sur l'inconvénient de masquer les fructueux échanges qu'entretiennent avatars fictionnels et non fictionnels d'un même genre (par exemple en matière de biographie) ou les interactions complexes entre auteur, genre et lecteur qui sont le propre de certaines poétiques romanesques contemporaines.
35Mais ce sont du passé, d'une « critique anthropologique », pour reprendre le beau projet de F. Dupont, que viendront sans doute les questionnements les plus intéressants que nous nous devrons sans doute un jour d'adresser aux prises de position de la critique américaine. Dans la mesure où celles‑ci impliquent de faibles discordances entre l'horizon d'écriture et l'horizon de lecture, elles supposent l'adhésion de tout texte aux concepts modernes de « sujet », de « lecteur », « de réalité historique », etc. : il s'agirait de se demander dans quelle mesure les distinctions narratologiques et linguistiques restent opératoires en dehors des exemples des xxe et xixe siècle utilisés par D. Cohn, où elles trouvent justement toute leur force, c'est‑à‑dire dans des champs culturels ou à des époques qui ne pensent pas, par exemple, la tension fiction/non fiction en terme de référentialité ou formulent différemment la distinction auteur/narrateur.