Acta fabula
ISSN 2115-8037

2001
Automne 2001 (volume 2, numéro 2)
titre article
Renaud Pasquier

Territoire de la fable

Christine Montalbetti, La Fiction, Paris, GF‑Flammarion, « Corpus/Lettres », 2001, 254 p. ISBN 2080730606

1La collection de poche « GF Corpus‑Lettres » propose, suivant un modèle déjà éprouvé dans le domaine philosophique, une série d'ouvrages examinant chacun une notion de théorie littéraire sous ses divers aspects. L'étude est menée à travers une anthologie de textes aussi bien théoriques que littéraires illustrant les débats dont le concept envisagé est l'enjeu. L'organisation est immuable, avec en premier lieu une introduction qui pose les problématiques essentielles, puis l'anthologie proprement dite, où chaque texte est abondamment commenté, enfin un vade-mecum qui reprend les notions fondamentales rencontrées au cours de la réflexion. Après L'Auteur, par Alain Brunn, c'est donc La Fiction qui fait l'objet du second volume de la collection.

2Choix est judicieux à plusieurs titres : le domaine envisagé est vaste, ses contours difficiles à cerner, et l'entreprise d'éclaircissement forcément bienvenue. Il est en outre aujourd'hui arpenté en tous sens : il faut en effet souligner l'actualité de cette notion, au cœur des théories les plus contemporaines. Depuis les premières réflexions des philosophes analytiques et de John Searle en particulier sur les énoncés fictionnels, le corpus du discours sur la fiction n'a cessé de se développer, dans le monde anglo‑saxon d'abord, avant de s'étendre plus tardivement au domaine francophone. Les Univers de la fiction de Thomas Pavel, traduits en 1988, ont à cet égard ouvert une route empruntée à son tour par Gérard Genette avec Fiction et diction en 1991. Le site Fabula, organisateur des colloques « Frontières de la fiction » et « L'Effet de fiction », contribue largement aux renouvellements contemporains de la question. (Pour des informations plus complètes sur l'histoire de ce champ singulier que constituent les théories de la fiction, on se reportera dans Acta Fabula à l'article de Richard Saint‑Gelais sur Heterocosmica, de Lubomir Dolezel, sous le titre : « Ambitions et limites de la sémantique de la fiction », plus spécifiquement à son introduction et à la bibliographie qui accompagne le texte.)

3La Fiction remplit parfaitement son office pédagogique en dressant un tableau fort clair et complet de ces théories, qui met au jour leurs fondements philosophiques et éclaire les filiations intellectuelles, telle cette ligne « relativiste » allant de Gorgias à Nelson Goodman en passant par Berkeley, ou encore la postérité de l'aristotélisme au xviie siècle et dans la poétique contemporaine. Soulignons aussi la grande diversité des textes choisis, de Gorgias à Perec, en passant par Philostrate et Marivaux. Le lecteur, étudiant ou non, trouvera donc grand profit dans cette dimension utilitaire de l'anthologie. Ce qui ne signifie pas que nous n'avons là qu'une présentation neutre et purement factuelle de divers débats et problèmes soulevés par les questions de la fictionalité. Face à l'impossible exhaustivité, l'exercice appelle certains choix, demande de privilégier certaines approches sans taire les autres, au moins dans un souci d'efficacité et de clarté. Ainsi l'étude se restreint‑elle, pour d'évidentes raison de cohérence éditoriale, à la fiction littéraire, tout en envisageant la possibilité d'une définition extensive qui comprendrait par exemple spectacle théâtral, film, ou jeux enfantins, celle que pratique Jean-Marie Schaeffer dans Pourquoi la fiction ?. Si l'on croise ainsi furtivement, dans l'introduction, Buster Keaton, Woody Allen, et Arnold Schwarzenegger (p. 26‑30), l'on s'attardera plus longuement avec Aristote, Cervantès, ou Mme de La Fayette. En outre, la structure de l'anthologie, l'ordre des chapitres et des textes sont révélateurs de prises de position clarifiées dans l'introduction.

4Celle‑ci s'ouvre sur une série de questions regardant le statut des personnages de fiction. Plusieurs cas d'intrusion de la fiction dans le réel sont ainsi soumis au lecteur : une rencontre avec Mickey Mouse à Disneyland, une visite de la maison de Sherlock Holmes, ou le voyage de Victor Bérard sur les traces d'Ulysse. Les réponses apportées trente pages plus loin convergent vers le caractère illusoire de ces apparentes transgressions de la frontière, et donc vers une coupure radicale entre domaine fictionnel et univers référentiel : les entités fictionnelles ne renvoient à aucun référent réel. On reconnaît là d'abord une des propositions avancées par Gérard Genette dans Fiction et diction, mais aussi l'une des options fondamentales des travaux de Christine Montalbetti, pour qui la fiction est en effet terrain connu comme objet d'études (Le Voyage, le monde et la bibliothèques, PUF, 1997), mais aussi comme pratique, puisqu'elle est également romancière (Sa fable achevée, Simon sortit dans la bruine, POL, 2000). Les voies qui lui sont familières pour l'aborder sont logiquement privilégiées ici, en une hiérarchie méthodologique qui met clairement en avant les questions de poétique.

5Ainsi les réponses aux interrogations inaugurales résultent-elles d'un parcours commencé par l'examen des énoncés de fiction, qu'il faut distinguer tout à la fois du mensonge, de l'erreur, et de l'hypothèse (p. 12‑19), étranges objets linguistiques dotés d'un sens, mais pas de dénotation (p. 19). Comment alors les caractériser, autrement dit comment les reconnaître ? La question de la distinction entre discours référentiel et discours fictionnel se révèle extrêmement épineuse, voire insoluble par les seuls critères formels (p. 19‑23). Dès lors émerge une autre problématique, celle de l'usage de la fiction, jusqu'à ces « vérités supérieures » qu'elle serait apte à véhiculer (p. 36‑38). Mais si cette dimension épistémologique est bien prise en compte, elle est suggérée surtout comme horizon de la réflexion, comme un développement capital mais nécessairement second, suivant l'interrogation sur la « vérité littérale » (p. 31‑36), c'est‑à‑dire sur sa capacité référentielle, ce qui nous ramène à la poétique et plus particulièrement à Gérard Genette, largement sollicité dans la réflexion et dans l'anthologie même.

6Orienté de la sorte, l'ouvrage vise moins à établir une définition qu'à dessiner une situation, mettre en place une véritable entreprise de délimitation du territoire fictionnel. On pourrait distinguer deux phases dans cette exploration du concept par les textes où les trois premiers chapitres (« Monopoles de la fiction : les théories relativistes » ; « Fiction et référence » ; « Fiction et mondes possibles ») affirment l'autonomie d'un territoire fictionnel, tandis que les quatre suivants (« Fiction et vraisemblable » ; « Les dangers de la fiction : pathologies et réhabilitation » ; « Statuts fictionnels d'un texte : l'identification en question » ; « Le cas des préfaces fictionnelles ») traitent des divers « incidents de frontières » entre fiction et réalité.

7Le premier mouvement donne le ton avec les « monopoles de la fiction », ou comment la tradition sophistique dénie à la parole « toute capacité référentielle, c'est‑à‑dire toute capacité à dire un réel qui lui préexiste » (p. 13). Les textes de Gorgias ou de Sextus Empiricus placent définitivement le langage « du seul côté de la fiction » (p. 47). On est d'emblée placé devant le fait accompli : la fiction est première et c'est bien plutôt l'idée de réalité qui relève du mystère. La philosophie de Nelson Goodman va dans ce sens : l'idée que le « monde » n'est que la pluralité de ses « versions », que nous construisons, donne à la fiction ce statut de « version » (p. 51‑52), aussi valable qu'une autre, et permet de lui attribuer une valeur de « vérité métaphorique » (p. 57‑59). Et si le chapitre suivant rapporte bien l'hypothèse des « îlots référentiels » de Searle (p. 62), qui fait de la fiction un patchwork, un dispositif rattaché au réel par certains points bien définis, il s'achève avec des textes de Margaret MacDonald (p. 65) et Genette (p. 70), affirmant l'une la « séparation ontologique » l'autre « l'étanchéité » de la fiction, deux mots qui dressent une barrière infranchissable entre les deux domaines : « Le texte de fiction ne renvoie à aucune réalité extratextuelle, chaque emprunt qu'il fait (constamment) à la réalité [...] se transforme en élément de fiction » (Genette, p. 71).

8Comment alors concevoir cet ailleurs, cet espace distinct de la réalité ? La notion logique de « monde possible », empruntée à la sémantique modale de Saül Kripke offre des perspectives séduisants mises à l'épreuve par Thomas Pavel dans ses Univers de la fiction, où il voit dans cette notion un « modèle distant » pour les théories de la fiction (p. 75‑76). Notons surtout la présence d'un passage des Essais de théodicée, de Leibniz (p. 77), que l'on peut à bon droit considérer comme fondateur de cette réflexion sur les mondes possibles. Ajoutons enfin que cette section, assez brève, trouve des prolongements dans le vade‑mecum aux entrées Mondes possibles et Univers fictionnels.

9La suite de l'étude met en exergue trois problèmes qui interrogent la séparation définitive entre fiction et référent réel : celui du vraisemblable, celui des dangers de la confusion fiction/réalité, et celui de l'identification des textes, fictionnels ou référentiels.

10Le débat sur le vraisemblable est une étape essentielle dans notre voyage en fiction, puisqu'il interroge frontalement les rapports entre fiction et monde réel. C'est de fait la section la plus conséquente de l'ouvrage, si l'on excepte le cas particulier de la dernière. La poéticienne y évolue dans son élément : elle rapporte des passages capitaux de la Poétique d'Aristote (p. 89‑94), avant de constituer un véritable dossier autour de La Princesse de Clèves, qui comprend un extrait du roman lui-même, un passage des Lettres à Madame la Marquise de *** sur le sujet de la Princesse de Clèves, de Valincour (dont elle vient de proposer une nouvelle édition, également chez GF, voir sur Acta Fabula le compte‑rendu d'Alexandre Gefen), et un passage de l'article « Vraisemblance et motivation », de Genette.

11Christine Montalbetti fait ensuite un sort aux « mirages de la fiction », exposant les accusations de Platon, tirées du livre X de la République (p. 121‑124), appuyées par les tristes cas de Don Quichotte (p. 125‑134) et d'Emma Bovary (p. 137‑138) ; mais Jean‑Marie Schaeffer obtient « la réhabilitation » (p. 138‑140) de la fiction « par une description des mécanismes de contrôle de l'illusion » (p. 139).

12Enfin « l'indiscernabilité » des textes fictionnels et non‑fictionnels, évoquée une nouvelle fois par Genette (p. 143‑146), paraît difficilement surmontable, à moins de suivre Searle, de s'extraire du texte et de faire appel à « la notion d'intention » (p. 156‑157).

13Le dernier chapitre prolonge ce problème de l'identification statutaire autour d'une pratique singulière, celle des préfaces fictionnelles du xviiie siècle. Nous est ainsi proposée une série d'exemples (les Lettres persanes, La Nouvelle Héloïse, La Vie de Marianne, La Religieuse, Les Liaisons dangereuses) souvent reproduits in extenso, dans une section qui ne comporte aucun extrait purement théorique. Un choix dont la portée s'étend en fait à tout l'ouvrage : le lecteur n'y est pas en face d'une notion abstraite, il est confronté à la fiction dans sa pluralité et dans sa... réalité. En effet, si j'ai commenté en premier lieu les analyses philosophiques et théoriques, c'est pour mieux évoquer l'usage des textes de fiction, auxquels est en fait réservée la part la plus belle. Leur rôle n'est parfois qu'illustratif : l'extrait d'Un Cœur simple suit l'article de Barthes sur le « nouveau vraisemblable », qui le cite en exemple. Il en va de même pour les pages déjà évoquées de La Princesse de Clèves, ou pour les Lettres portugaises de Guilleragues, cas de longue indétermination statutaire, récemment, mais peut-être pas définitivement, résolu (p. 147‑150).

14Mais cette dichotomie théorie‑illustration s'efface quand la fiction réfléchit sur elle‑même, ce qui est bien sûr le cas du paradigmatique Don Quichotte de Cervantès ; il en va de même dans Un Cabinet d'amateur de Perec, dispositif en trompe‑l’œil qui avoue sa fictionalité dans ses dernières lignes (p. 154‑156), ou dans « l'univers organisé » de l'infinie Bibliothèque de Borges (p. 80‑86). Il faut aussi remarquer et louer la présence d'une œuvre plus rare comme les Images de Philostrate, collection d'ekphraseis au statut toujours indéterminé, entre fictions et descriptions, judicieusement représentée ici par l'exemple à maints égards réflexif de Narcisse (p. 151‑154). Enfin, avec les préfaces de la section finale, on se trouve face à ensemble cohérent d'objets vertigineux : toutes « construisent la fiction de leur référentialité » (p. 161) de sorte qu'en dernière instance elles constituent des indices de fictionalité dans la mesure même où elles proclament la véridicité du texte. Dans des configurations et stratégies diverses, toutes jouent ce jeu du statut entre fiction et réalité qui sollicite un re‑travail incessant de la théorie.

15Ultime raffinement, nombre de textes philosophiques ou théoriques choisis mettent en place un véritable dispositif fictionnel. C'est bien sûr le cas du dialogue platonicien, mais aussi de Berkeley (dialogue d'Hylas et Philonous), de Leibniz (rêve de Théodore), ou encore du « mini‑roman épistolaire » de Valincour. Si Christine Montalbetti insiste sur l'indiscernabilité de la frontière entre discours référentiels et fictionnels, elle s'applique aussi à brouiller celle qui distingue théorie et pratique de la fiction. Faut‑il comprendre que la meilleure théorie de la fiction est elle‑même fictionnelle, que c'est la fiction qui parle le mieux d'elle‑même ?

16Si la réponse reste suspendue, on appréciera la démarche d'un ouvrage qui, loin de la logique du simple manuel, entend stimuler la réflexion par des textes aussi étonnants que la préface/postface à La Religieuse de Diderot : dernière pièce de l'anthologie, elle se présente comme le dossier d'une mystification, où lettres authentiques et fictives se répondent, en un fascinant et indissociable entrelacs, en un « saute‑mouton » permanent de part et d'autre de la frontière. On goûtera l'espièglerie de placer en position terminale un texte dont les dernières lignes demandent de convenir « que s'il y eut jamais une préface utile, c'est celle qu'on vient de lire, et que c'est peut-être la seule dont il fallait renvoyer la lecture à la fin de l'ouvrage » (p. 222).

17La Fiction constitue un parcours à la fois clarificateur et apéritif. Construit autour d'un angle d'attaque précis, d'une idée bien arrêtée de la situation du territoire fictionnel, il n'entend cependant prononcer aucune conclusion définitive aux problèmes qu'il considère : au lecteur de continuer seul, de choisir l'un des divers chemins qui continuent la route tracée ici. Christine Montalbetti y démontre que rigueur de l'analyse et agrément de la lecture ne sont pas incompatibles, et que l'étude de la fiction ne tue pas le plaisir de la fiction. Bien au contraire.

Bibliographie indicative des travaux de Christine Montalbetti sur la question de la fiction :

18Essais :

19Le Monde, le voyage et la bibliothèque, Paris : Presses Universitaires de France, coll. « écritures », 1997.

20Gérard Genette, une poétique ouverte, Paris, Bertrand-Lacoste, coll. « Références », 1998.

21Editions :

22Valincour, Lettres sur la Princesse de Clèves, GF‑Flammarion, 2001.

23Articles :

24« Autarcie du narrataire », Poétique, 122, 2000.

25« Les séductions de la fiction : enjeux épistémologiques », écritures de la fiction, écritures du voyage, Presses Universitaires de Paris‑Sorbonne, 2000.

26« Fiction, réel et référence », Littérature n°123, septembre 2001.

27Lire également dans Acta Fabula ses comptes rendus de Pourquoi la fiction ? (Jean‑Marie Schaeffer) et Le Propre de la fiction (Dorrit Cohn).

28Roman

29Sa fable achevée, Simon sort dans la bruine, Paris, P.O.L., 2000.