Acta fabula
ISSN 2115-8037

2001
Automne 2001 (volume 2, numéro 2)
titre article
Arnaud Genon

Autofiction ou « roman faux » ?

Jean-Pierre Boulé, Hervé Guibert : L'entreprise de l'écriture du moi, Paris : L'Harmattan, coll. « Critiques littéraires », 2001, 328 p., ISBN 2747512940.

1Hervé Guibert connaîtrait-il enfin les derniers temps de son long purgatoire français ? Dix ans après sa mort et alors que vient de paraître son journal inédit aux éditions Gallimard (Le Mausolée des Amants, Journal 1976‑1991), Jean‑Pierre Boulé nous propose ici la première étude sur l'ensemble de son œuvre. L'objectif de cet ouvrage est de retracer, à partir d'une lecture chronologique du corpus, le cheminement littéraire qui mena Guibert à sa « trilogie du sida », trilogie qui fut le point d'aboutissement de l’œuvre entière dont le but était, selon les termes mêmes de Guibert, « d'aller au bout d'un dévoilement de soi ». Mais l'aboutissement de ce parcours vers une écriture radicale de soi coïncide, selon Boulé, avec la naissance de ce qu'il nomme le « roman faux », genre nouveau qu'A l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie illustre.

2En quoi « l'entreprise » de Guibert est‑elle originale ? C'est que dès ses textes de jeunesse (chapitre 1), tous les thèmes futurs de l’œuvre sont annoncés et ils seront appelés à se décliner au fil du projet de l'auteur. Guibert y inscrit son corps, le soumet à diverses expérimentations et même si sa volonté de s'écrire au jour le jour est déjà présente, l'auteur oscille encore entre le conte, le récit, le journal, entre la première et la troisième personne.

3Dans le deuxième chapitre intitulé « l'écriture photographique », Boulé explique que souvent chez Guibert la photographie est un déclencheur de récit mais que toujours le moi transparaît. Prenons l'exemple de L'image fantôme, texte sur l'image dans la lignée de Barthes qui en dit autant sur la photographie que sur Guibert lui‑même. Dans le chapitre suivant, Boulé se penche sur les tentatives romanesques de Guibert. Il note que le jeu entre vérité et fiction commence à apparaître, que ce qui sera le véritable enjeu de ses textes de « maturité » se dessine dans Les aventures singulières ou Voyage avec deux enfants.

4Dans les chapitres « Image et Texte » et « Le Roman », Boulé analyse l'avancée de Guibert vers les textes fictionnels que sont Les Lubies d'Arthur, Des Aveugles et Vous m'avez fait former des fantômes. Ces textes peuvent se lire comme des parenthèses dans l’œuvre dans la mesure où ils ne répondent pas directement au projet initial. Ce sont ses « incartades vers le roman », ses « échecs de la fiction ». Cependant, l'analyse souligne que le travail de Guibert se situe toujours dans le « passage entre la réalité et la fiction, entre le documentaire et l'imagination » (Guibert). C'est ici la règle du jeu qu'il adoptera pour ses textes les plus autobiographiques. Mes parents, étudié dans le chapitre six, en est l'exemple marquant. Cette apparente « autobiographie de jeunesse » se caractérise justement par ce jeu entre la réalité et la fiction et transgresse en cela le pacte autobiographique. C'est que l’œuvre de Guibert est avant tout un piège à lecteur, un piège dans lequel il tombe consciemment, en connaissance de cause. Mes parents doit donc être lu comme un « roman où je mens,où je falsifie la réalité dans l'écriture romanesque » (p. 193), une avancée vers le roman faux, le roman faux étant « un roman qui ne respecte pas le pacte romanesque » (p. 192).

5« Vers le roman faux » est justement le titre du chapitre suivant, chapitre qui porte, entre autres textes, sur Fou de Vincent et L'incognito. Ces oeuvrres, en même temps qu'elles marquent une avancée dans l'écriture de soi, dans le dévoilement du narrateur, dans la réduction de « cette distance entre les vérités de l'expérience et de l'écriture » (Guibert) accentuent le jeu vérité / mensonge, l'érige en parangon d'écriture qui sera la marque des textes à venir. Ce jeu trouve son « acmé » son « point d'implosion » (chapitre 8, p. 250) dans A l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie pour diverses raisons. Tout d'abord « parce que Guibert a pu se choisir comme personnage principal et inscrire son moi sous le biais du roman faux » (p. 250). D'autre part parce que Guibert nous propose un véritable « pacte du leurre », et que c'est par le prisme de ce pacte qu'il décide de tout dire, de tout écrire. L'écriture guibertienne de soi trouve ici son originalité dans la mesure où il ne réussit à inscrire son moi que « dans cette distanciation, ce jeu entre vérité et mensonge » (p. 236). Pour Jean‑Pierre Boulé, il n'y a donc pas d'autofiction, il préfère l'expression de « roman faux » contrairement à R. Sarkonak (Le corps textuel d'Hervé Guibert, Angelic Echoes, Hervé Guibert and company) et B. Blanckeman (Les récits indécidables : Jean Echenoz, Hervé Guibert, Pascal Quignard) car pour lui, le pacte romanesque, chez Guibert, prime sur le pacte autobiographique.

6Les textes suivants de Guibert mettent en place une « écriture thanatographique » (chapitre 9). Le protocole compassionnel, le film La pudeur et l'impudeur, et le journal d'hospitalisation Cytomégalovirus sont l'objet de cet avant dernier chapitre. L'écriture remplit maintenant « la fonction de réconcilier le moi avec son corps » (p. 252), les livres, à l'image du corps sont envahis par la maladie et il s'agit alors de survivre. Si Guibert écrit encore, se dit encore, c'est pour échapper à l'angoisse de la mort : « Écrire dans le noir ? Écrire jusqu'au bout ? En finir pour ne pas arriver à la peur de la mort » (Cytomégalovirus, p. 93).

7Qu'en est-il alors des tout derniers écrits de Guibert ? Jean‑Pierre Boulé les rassemble dans un chapitre intitulé « Le fictif, le faux, le délirant ». Dans ses ultimes textes que sont Mon valet et moi, L'homme au chapeau rouge et Le paradis, « Guibert s'efforce de s'arracher de sa maladie et de chercher refuge dans l'écriture » (p. 285). Bien que ces textes aient en commun les subterfuges, ils arrivent toujours « à coucher le moi sur papier » (p. 285), ils jouent sur l'identité, se jouent de l'identité qui n'a plus désormais pour seul refuge que la folie.

8Le livre de Jean-Pierre Boulé est lui aussi une entreprise, entreprise qui éclaire d'un nouveau jour, par l'invention du « roman faux », les études guibertiennes.


***

9Enfin, ce livre ouvre légitimement un débat en ce qui concerne la classification générique de certains textes de Guibert : autofictions ou « romans faux »?
Alors que Marie Darrieussecq avait intitulé, en 1996, un article sur l'autofiction « L'autofiction, un genre pas sérieux » (Poétique, Paris, n° 107, septembre 1996, p. 369‑380), nous ne pouvons que constater aujourd'hui que l'autofiction est un genre à la mode. Cependant, si ce terme a permis de renouveler les études concernant « l’autobiographisme » il a eu aussi l'effet contraire, voire même pervers, de suspendre, d'un point de vue théorique, l'apparition de nouveaux genres transgressant le pacte autobiographique. La question qui se pose alors est la suivante : tous les textes remplissant la case aveugle de Lejeune sont-ils autofictionnels ?
Nous répondons, avec Jean‑Pierre Boulé par la négative. Dans un premier temps, confrontons les définitions de ces genres. L'autofiction est, selon Doubrovsky une « fiction d'évènements et de faits strictement réels ». Jean‑Pierre Boulé définit lui le roman faux comme « un roman qui ne respecte pas le pacte romanesque » , « un roman où je mens et où je falsifie la réalité dans l'écriture romanesque ».
A l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie est‑il une autofiction ou un « roman faux » ?
Si ce texte porte effectivement la mention roman, et si le personnage du roman se nomme Hervé Guibert, il faut ici, non pas voir un pacte autobiographique mais ce que Jean‑Pierre Boulé nomme un « pacte du leurre ». Ce pacte du leurre consiste justement dans la transgression, non pas du pacte autobiographique, mais dans la transgression du pacte romanesque. Car Guibert s'écrit, se constitue avant tout en tant que « personnage romanesque » (Guibert) de telle sorte que le Hervé Guibert du roman ne cherche pas à dire la vérité (une vérité vérifiable comme chez Doubrovsky) mais au contraire à la maquiller, à la déguiser. Si le pacte romanesque supplante ici le pacte autobiographique, il ne le respecte cependant pas non plus. Ainsi, tout ce que dit Guibert doit être considéré comme pipé, comme appartenant au romanesque mais un romanesque qui serait lui même à envisager dans l'espace du leurre, un romanesque faux puisque l'identité de l'auteur s'y insinue de manière perverse.
Cette nouvelle classification générique ouvre alors une troisième voix, entre l'autobiographie et l'autofiction, et confirme que l’entreprise de Guibert est une entreprise résolument originale.