Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Mai 2018 (volume 19, numéro 5)
titre article
Alain Agnessan

Rancière Overseas. Why Modernism had to be killed

Understanding Rancière, Understanding Modernism, sous la direction de Patrick Bray, New York : Bloomsbury Academic, coll. «Understanding philosophy, understanding modernism », 2017, 295 p. , EAN : 9781501311376.

« Rancièrian », la version anglophone de « ranciérien » est peu aisé à prononcer, difficulté que je perçois comme un bon signe. Refusant de faire système, le geste de Rancière consiste à défaire et à refaçonner les catégories de la pensée, nous défiant de tirer des conclusions quand bien même son propre style d’écriture demeure schématique. Toutefois, après une quarantaine d’années et une trentaine d’essais, quelques motifs émergent, certaines questions resurgissent, nous permettant de percevoir une particularité inédite, résolument politique de ce que nous sommes convenus de nommer modernité1.

1C’est avec ces mots aux airs d’éloge consensuel à l’encontre d’une pensée qui s’est toujours voulue dissensuelle que Patrick M. Bray conclut la présentation du cinquième volume de la série Understanding Philosophy, Understanding Modernism, cette fois, entièrement consacré à Jacques Rancière. Amorcée en 2013 avec un ensemble de réflexions qui investiguèrent le terreau philosophique d’Henri Bergson, cette série d’ouvrages collectifs tient désormais lieu de collection à part entière. Elle entend mettre les postulats et motifs du modernisme à l’épreuve en convoquant une subjectivité épistémique de la philosophie et/ou de la théorie critique. S’y sont succédés, dans le sillage de Bergson, Deleuze, Wittgenstein et Foucault. Tous des penseurs qui, loin d’être de simples noms, sont des étiquettes paradigmatiques qui permettraient d’exhiber ce que la notion de modernisme, perçue tant comme régime historique ou catégorie conceptuelle, a d’ambigu et de complexe. La structure de la série est tripartite et permanente. Chaque volume

s’ouvre avec une section mettant l’accent sur les concepts du philosophe par le biais d’une lecture attentive des textes séminaux qui fondent sa pensée. Une deuxième section porte sur l’esthétique et dresse une topographie qui exhibe les points de contact entre la littérature moderniste et la pensée de la figure philosophique en question, en sondant les tendances du modernisme et portant un regard neuf tant sur les auteurs que les textes. La dernière section de chaque volume, pour sa part, tient lieu de glossaire qui vise à approfondir les termes clés du philosophe convoqué2.

2Exception faite pour ce volume dédié à l’œuvre de Rancière qui se clôt par une riche entrevue dans laquelle le philosophe revient avec force détails sur les motivations de son anti‑disciplinarité, également sur les malentendus, les nœuds et les entrelacs des notions qui, au fil de ses publications, ont pu se constitués.

Comprendre les partages du sensible

3Recourir à une parole indéniablement subversive à l’encontre de l’unanimité moderniste, en l’occurrence celle de Rancière, relève presque du paradoxe. Ici, le paradoxe a un double destin. Parce qu’elle pose la primauté d’un régime esthétique des arts, sa position tranchée, quand on en vient aux notions de modernité, de modernisme ou encore de postmodernisme, s’est largement répandue et a consisté à la démonstration du faible intérêt de chacune de ces notions, et au démantèlement de leur spéciosité. Aussi, au regard du casting des figures convoquées depuis la première publication de la série Understanding Philosophy, Understanding Modernism, la présence de Jacques Rancière a un air d’intrusion. Le fait est qu’il est le seul auteur vivant, du premier volume à ceux en cours d’édition3, à y apparaître. Un tel choix pour interroger l’aventure moderniste est bien la preuve que l’œuvre de Rancière constitue déjà un foyer épistémique convergent et que, contrairement aux mises en garde de l’auteur de La Leçon d’Althusser, sa pensée sert tantôt de répertoire de concepts féconds tantôt de grille de lecture intelligible des pratiques artistiques modernistes.

4À tout le moins, on ne saurait être interdit à l’idée de voir le discours ranciérien servir de pensée‑paradigme, d’étalon de mesure philosophique et esthétique pour remettre en question, soupeser les certitudes modernistes. À côté de ses essais majoritairement traduits en anglais, Rancière connaît, parallèlement à sa présence dans le champ philosophique français, un destin exclusivement outre‑Atlantique qui l’érige en figure de proue de la French Theory et de la French Philosophy contemporaines d’un côté, et contemporanéisées d’un autre ; même si parfois inconsidérément. Il y a, en effet, publié des articles qui ont fait date : le fameux « Why Emma Bovary had to be killed » dans Critical Inquiry et « Rethinking Modernity » dans la revue Diacritics. L’on ne compte plus les numéros spéciaux et ouvrages collectifs qui se sont attelés à s’accommoder de l’hétérogénéité de ses concepts.

5L’idée qui sous‑tend tacitement ce cinquième volume n’est pas d’expliquer la pensée philosophique de Jacques Rancière. Loin s’en faut. Les différents contributeurs ont tenté de la comprendre, de la localiser au sein des réseaux transdisciplinaire et transnational, et peut‑être trans‑modernistes, dans lesquels cette pensée critique se meut.

L’arkhè ranciérien : généalogie d’une pensée dissensuelle

6Le volume, en lui‑même, ne saurait être une entité autarcique, un corpus isolé du reste des ouvrages investiguant les concepts ranciériens. Autant il s’inscrit dans le continuum de la série des Understanting Philosophy, Understanding Modernism et sa logique herméneutique, autant l’ensemble des thèses qui y sont défendues font écho à de multiples exégèses antérieurement publiées. En revanche, à la différence du Rancière Now4 dirigé par Oliver Davis ou des excellents articles rassemblés Gabriel Rockhill et Philip Watts dans Jacques Rancière: History, politics, aesthetics5, l’originalité de la démarche adoptée par ce volume est à percevoir dans le parti pris généalogique de lectures qui, au lieu d’un déchiffrement étendu à l’ensemble d’un corpus dense, entendent déceler les lignages et filiations de chacun des textes séminaux écrits par Rancière. Il s’est agi, dès lors, de repérer, pour tout texte charnière, l’arkhè qui le commence et le commande en en préfigurant ses conditions de dicibilité, de pensabilité.

7D’entrée de jeu, Emily Apter souligne l’influence d’Hyppolite Taine et de sa théorie du milieu dans l’élucidation phénoménologique d’un « torrent démocratique » (p. 11) qui irrigue La Haine de la démocratie ; « de la sorte », précise-t-elle, « ranimer les allusions parcimonieuses et éparses de Rancière à Taine permet d’étendre l’amplitude de la politique de l’esthétique6 » (p. 13). Quant à Bettina Lerner, qui cherche à inscrire la question de l’émancipation à l’intérieur d’un réseau intratextuel, elle fait valoir que les idées d’égalité, de pédagogie et de culture populaire « émergent des années de recherches archivistiques qui menèrent de La Parole ouvrière : 1830‑51 aux investigations philosophiques et historiques innovantes de La Nuit des prolétaires, de Le Philosophe et son pauvre, et de Le Maître ignorant7. » (p. 35). D’une façon plus singulière, le « spectateur émancipé », moins en tant que texte contredisant, entre autres, le situationnisme de Guy Debord que concept repérable dans plusieurs essais ranciériens traitant de l’esthétique, devient, avec Cary Hollinstead‑Strick, un outil qui donne à Jacques Rancière la possibilité de récuser la thèse de la passivité du spectateur. C’est, pour ainsi dire, au cœur de l’émancipation du spectateur qu’est rendue effective l’élucidation de la difficulté perçue comme principal critère de la fiction et de l’art modernistes. Le refus ranciérien reposerait, selon elle, sur l’assomption par les auteurs modernistes d’une évidence d’époque : la compétence des lecteurs et des spectateurs à décrypter les œuvres, même lorsque ces derniers appartiendraient aux « masses vulgaires » (p. 84).

8De ce bref échantillonnage, il ressort que la quête de l’arkhè préfigurant le discours philosophique et esthétique ranciérien achoppe sur l’un des traits qui en déterminent la singularité. Indéniablement, le continuum de ses publications dessine une figure fractale où, quelle que soit l’échelle adoptée, le moindre article, le moindre essai s’avère être rien moins qu’un fragment identique reprenant à l’envi la forme, les bords de la structure épistémique holiste. Cela ne revient, toutefois, pas à disqualifier l’évolution d’une œuvre dont la pertinence et la fécondité se sont imposées au fil des années en la réduisant au statut d’objet hologigogne. Il est plutôt question, ici, d’indexer ce qui pourrait relever d’un embarras car quérir un arkhè de la parole ranciérienne revient à tenter de saisir vainement un objet fuyant, même si paradoxalement stable. Chacune des contributions de la première partie à tendance herméneutique et conceptuelle du volume, qui avait pour projet d’élucider un essai spécifique, s’est vue contrainte d’ouvrir son espace citationnel aux textes antérieurs et postérieurs. Une telle posture n’est possible que parce qu’un objet fractal est à la fois autosimilaire et irrégulier ; son potentiel itératif ne l’empêche nullement d’être singulier.

9Dans cette logique, les articles de Guisseppina Mecchia et d’Alison James se sont penchés sur les implications esthétiques de « la parole muette ». Notion qui marque, sans conteste, le tournant littéraire, et sans doute le moment foucaldien, de l’œuvre de Jacques Rancière.  

10La Parole muette, pour la première, pris dans sa seule dimension textuelle, revêt un statut de tournant historique ou plutôt de clé pour décrypter « le problème d’historicité ou d’évènementialité de la littérature » (p. 97) perceptible dans la pratique de Rancière. Bien qu’essayant de localiser cet essai au cœur d’une triple tension historique, en l’occurrence « l’historicité à l’œuvre[dans La Parole muette]considéré du point de vue de la philosophie et de la critique littéraire françaises, de la place de ce livre dans le continuum temporel de Jacques Rancière, et enfin de la place accordée à l’histoire elle‑même dans la définition de la question “qu’est-ce que la littérature8 ?” » (p. 97), la contribution de Guisseppina Mecchia en neutralise le sens, la problématique et la portée heuristique. Il est certes indéniable, tel qu’elle le décrit avec clarté, que, dans cet essai sur les contradictions de la littérature, c’est l’histoire qui demeure muette. Rancière y échafaude une historiographie exempte d’historicité et d’évènements ; les œuvres convoquées à titre empirique semblent circonvoluer dans un néant social et politique, quand le fait littéraire est réduit à un ensemble d’expérimentations singulières.

11On ne serait cependant pas tenté d’y voir poindre une émancipation qui mènerait à la « constitution évènementielle d’un sujet du discours » (p. 106), d’un sujet linguistique. L’écho de la parole muette résonne bien loin des manifestations de ce qui pourrait être nommé, faute de mieux, le discours muet. Il y a ici confusion des termes et celle-ci naît d’une trahison de la traduction ; ou, tout du moins, de ce que cette trahison révèle sur la migration des concepts ranciériens du français vers l’anglais, ou de la philosophie continentale à la philosophie analytique. Autrement dit, « parole » et « discours » sont subsumés en anglais dans le mot « speech » quand bien même ils désigneraient deux réalités distinctes, quitte à parfois les confondre. Chez Rancière, le concept de « parole muette » ne recoupe pas une pure énonciation, un acte radical du discours ; cette parole est une expression qui se dessine dans un double pli :

Nous devons chercher un peu plus précisément ce qui lie le glissement tranquille d’un nom à l’installation de ce décor théorique qui permet d’identifier la théorie de la littérature à une théorie du langage et son exercice à la production d’un silence. Il faut voir ce qui rend compossibles la révolution silencieuse qui change le sens d’un mot, les absolutisations conceptuelles du langage, de l’art et de la littérature qui viennent se greffer dessus et les théories qui opposent l’une aux autres. […] C’est alors le concept d’écriture qui se dédouble : celle‑ci peut être la parole orpheline de tout corps qui la conduise et l’atteste ; elle peut être, à l’inverse, le hiéroglyphe qui porte son idée sur son corps. Et la contradiction de la littérature pourrait être la tension de ces deux écritures9.

12Parole orpheline et sourde d’une part ; parole incorporée d’autre part. Alison James a, quant à elle, dans la troisième partie du volume, parfaitement démêlé la dualité inhérente à la parole muette. Mieux, elle précise que ce concept « définit un régime d’énonciation dans lequel la parole humaine est pétrifiée ou dispersée, incarnée dans des objets inanimés ou désincarnés10 » (p. 252). L’écart entre ces deux lectures du concept de « parole muette » dénote assez bien la malléabilité et la ductilité des concepts proposés par Jacques Rancière. Et ces qualités sont moins dues à un hermétisme qui enfermerait son discours philosophique dans l’autotélie qu’aux conditions de possibilité de la singularité épistémique de Jacques Rancière : un anti‑disciplinarisme à l’épreuve des frontières entre domaines du savoir.

« The sitting and the setting »

13Au demeurant, l’un des éclairages considérables de ce volume sur la pensée philosophique, politique et esthétique de Jacques Rancière est que la majorité des contributions a efficacement perçu que son parti pris analytique, en tous cas le leitmotiv qui semble motiver les concepts qui émergent du déploiement de sa pensée, embrasse la spatialité au détriment de la temporalité. De La Parole muette au Fil perdu, détour pris par les Bords de la fiction, ce qui caractérise la pensée de Rancière, loin de l’inclination moderniste, voire modernitaire11, pour les ruptures, les projections anarchiques de l’avant‑garde et les périodisations de la crise, c’est une attention portée aux frontières, aux lisières, aux lignes et aux bords. Son œuvre, que le concept de partage du sensible élucide à rebours, porte le seing d’une pensée interstitielle. Nul n’est besoin de rappeler que l’étymon modo à l’origine du mot « modernisme »

signifie quelque chose de bien plus tendu que les adjectifs « récent » ou « actuel », son sens lui vient de sa nature d’adverbe de temps, et sert à indiquer la manifestation d’une action n’ayant pas lieu simplement « aujourd’hui » ou même « maintenant » mais « en ce moment ». Ainsi, modo fait son entrée dans l’Antiquité tardive en tant que registre le plus opportun d’une temporalité mise en crise par un vaste sens de variations évènementielles : un présent singulier, un temps en phase terminale, un instant abrupt, bref, un temps de crise. Ces diverses articulations atteignent une signification encore plus vive au xxe siècle lorsque le suffixe -isme y est apposé, un geste qui confère une conscience de soi à cette expérience particulière du moment « moderne », transformant l’incertitude du présent non pas seulement en un sentiment mais en une idée, peut‑être même une foi ou une croyance en cette condition de constants changements disruptifs12.

14Contrairement à cet attachement, mi‑sentiment mi‑idée, ni vraiment foi ni tout à fait croyance, à ce régime inédit de temporalité que fut le modernisme, l’œuvre de Jacques Rancière vient faire acte de disruption et pousse l’incertitude convoyée par le modernisme à l’indétermination. On ne sera plus attentif au temps que dans la mesure où il devient, lui aussi, une donnée du sensible, une présence partagée au sein d’un espace. Et le mot « partage » est, tout aussi bien, apte à être décliné, en anglais, en deux gestes éthiques : distribution et partition. L’odyssée postmoderne, que réprouve Rancière, a constamment tenté de prouver que les expériences singulières du « moment moderne » ne furent que celles d’un locus moderne dépassable. Sauf qu’en contrecarrant les thèses modernistes et postmodernistes, l’espace selon Rancière s’en retrouve réduit à une figure singulative, un réseau de perceptions unique et unifiante. Jean‑Luc Nancy, déjà, dans « Jacques Rancière and Metaphysics »13 avait été sensible à ce deuil de la singularité plurielle des espaces de l’art chez l’auteur de la Politique de la littérature.

15Dans ce volume de Understanding Modernism dirigé par Patrick M. Bray, la séance et l’assise (the sitting) au même titre que le cadre et le décor (the setting) constituent les deux modalités d’espaces hétéroclites, extensibles à souhait, allant de la page du roman à la plaza latino‑américaine. Tina Chanter, à cet effet, voit sourdre, avec l’irruption séditieuse des Guerrilla Girls dansl’espace du Metropolitan Museum of Art, en 1989, le passage d’un statu quo consensuel à un devenir‑dissensus du partage du sensible muséal. Ce collectif d’artistes féminines anonymes entendit, sans aucune forme de négociation, remettre en question l’absence de figures féminines des collections du Metropolitan Museum en dehors des nus célèbres.

L’enjeu est de savoir si l’unique façon pour les femmes d’accéder aux musées n’est possible que par les formes de représentation qui les exhibent tels des objets passifs offerts au regard masculin. Les femmes, par conséquent, pénètrent seulement dans les musées sous le couvert de matériau pour les artistes masculins qui transforment la matière passive en une forme artistique à laquelle les corps féminins deviennent irréductibles. (p. 151)

16La lame de fond de cette « communauté dissensuelle » (p. 225) saisit, presque par écholalie, les plazas latino‑américaines au point que Silvia L. Lopez perçoit un infléchissement dans leur pratique populaire :

L’usage traditionnel des plazas faisait partie d’un consensus dans la façon d’exprimer le dissentiment ou de faire entendre des exigences au sujet d’actions politiques concrètes dans un temps et un espace limités. Depuis la crise économique de 2008, la pratique des plazas publiques a transformé le lien politique/esthétique. […] Le dialogue et le rassemblement des corps ne se conformèrent plus à un programme ni à un ensemble de discours prédéfinis ; bien au contraire, des centaines de minuscules cercles se formèrent où une poignée de gens purent se parler et où les individus se déplaçaient d’un groupe à un autre. Ces groupes avaient fait irruption dans un espace public pour dire qu’ils étaient là : ni pour un jour, ni pour un nombre précis de temps, encore moins pour présenter des doléances. L’instabilité de ce « nous sommes ici » dura des semaines. […] Il s’agissait d’une nouvelle assemblée qui s’extirpa de la logique imposée de la plaza exclusivement vue en tant qu’espace de performance de la politique et des arts, mais non comme le lieu de leur réinvention14.

17Que l’on aborde la dissidence féministe à l’encontre du regard masculin tel qu’il se donne à voir dans les musées, ou qu’une autre dissidence, celle‑là beaucoup plus populaire ou démocratique, envahisse l’espace public pour en proposer une réinvention esthétique sous couvert de subversion politique, le partage du sensible aide à éclairer de nouveaux modes de distribution et de partition de la page, de la scène, de l’écran, de la place public, en bref, de ce lien qui coordonne, de bout en bout, la phrase esthétique à la phrase politique. Les contributions du volume prouvent bien que l’espace, avec Jacques Rancière, est un cadre où s’enchâssent les items d’une mimésis disruptive. Le visible, l’audible, l’intelligible ne sont révélateurs de l’éthos social que si est pris en compte ce que ces données du réel dissimulent, ce qu’elles maintiennent hors du cadre social : l’invisible, l’inaudible etc.


*

18« Rétrospectivement, il y a-t-il une unité dans votre œuvre ? » (p. 289). À cette question de Patrick M. Bray qui clôt l’entrevue et le volume, la réponse de Jacques Rancière est plutôt mitigée : « Je l’ignore. Même pour moi, cette unité est encore en chantier […] Ce que j’ai, toutefois, pu écrire sur la littérature n’est absolument pas une théorie de la littérature ni une méthode d’interprétation » (p. 289). Ce cinquième volume de la série Understanding Philosophy, Understanding Modernism a indéniablement pris le contre‑pied de ces mises en garde en proposant un nouvel éclairage de la pensée non pas antimoderniste mais peut‑être altermoderniste du paradigme « Rancière ». Théorie de la littérature ou non, méthode d’interprétation ou simple cas d’anti‑disciplinarisme (d’indiscipline),les concepts énoncés par Jacques Rancière y ont servi tantôt de prétextes à des analyses de cas particuliers de pratiques dites modernistes, tantôt à des actualisations et des réévaluations au regard du consensus moderniste. Patrick M. Bray et l’ensemble des contributeurs et contributrices, pour la plupart spécialistes d’études françaises, offrent un bel ouvrage qui vient s’insérer dans le vaste réseau des réflexions consacrées à l’œuvre philosophique et esthétique de Jacques Rancière. Mais contrairement à la majorité des lectures qui font migrer les concepts ranciériens vers le champ académique anglophone, ce volume se démarque par la cohérence des contributions entre elles, et leur concentration autour d’une thématique spécifique, en l’occurrence le modernisme. Quand bien même cet angle mort ne ravalerait pas la qualité du volume, on s’étonne de constater de ce qu’aucune contribution ne se soit penchée sur l’incursion de Jacques Rancière dans la philosophie de l’image et les Visual Studies qui, pourtant, marquent le tournant iconique de l’auteur de Le Destin des images.

19Rancière a, par ailleurs, conclu son article sur la mort d’Emma Bovary en soulignant, avec une pointe d’ironie, qu’elle « prouve aussi que la mort d’un personnage peut toujours sauver le narrateur. Mais elle ne peut plus sauver l’auteur »15 (p. 248).On pourrait en dire de même pour l’auteur de la mise à mort du modernisme dont la pensée philosophique, pourtant anti‑disciplinaire, est devenue une machine herméneutique et un espace consensuel. Si la mise à mort du modernisme peut toujours sauver la théorie et la critique, elle ne peut plus sauver le philosophe.