Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Mai 2018 (volume 19, numéro 5)
titre article
Annick Ettlin

Une archéologie de la « division » poétique

Daniel Heller-Roazen, Langues obscures. L’art des voleurs et des poètes, traduit de l’anglais (États‑Unis) par Françoise et Paul Chemla, Paris : Les Éditions du Seuil, coll. « La Librairie du xxie siècle », 2017, 272 p., EAN 9782021120912.

1Cinquième opus traduit en français et publié dans « La Librairie du xxie siècle » aux Éditions du Seuil, Langues obscures, du philosophe canadien Daniel Heller‑Roazen, professeur de littérature comparée à Princeton, présente une enquête à la fois érudite et éclectique sur ce « phénomène curieux1 » — curieux mais universel, comme l’enquête le montrera — qu’est la « division » ou la « scission » (p. 18) d’une langue en plusieurs idiomes. Tirées d’un bien commun mais rendues mystérieuses par le biais d’usages moralement et esthétiquement divers — de l’arnaque à la célébration poétique ou mystique, en passant par l’énigme et la devinette —, les « langues secrètes » dont Heller‑Roazen décrit la découverte, puis l’analyse qu’en font les chercheurs, qu’ils soient philologues, anthropologues, linguistes ou poéticiens, appartiennent à des lieux et des temps éloignés et même de plus en plus étrangers. Du « cant » inventé par une bande de brigands sévissant dans la région bourguignonne vers le milieu du xve siècle (chapitre II), aux « senhals » que les troubadours du xie au xive siècles sèment dans leurs poèmes d’amour (chapitre IV), puis aux « kenningar », ces formules obscures qui sont les ressorts de la littérature scandinave en vieux norrois dès le ixe et pendant plus de quatre siècles (chapitre V), jusqu’aux récits mythologiques des Brahmanas dans l’Inde du xe au viie siècles avant J.‑C. (chapitre VIII), l’étude prend une dimension archéologique. L’ampleur de l’exploration, alliée à la précision de remarques convoquant pourtant une documentation foisonnante, ont certainement de quoi saisir la curiosité des lecteurs — et de n’importe lequel d’entre eux. J’aimerais cependant livrer ici le résultat d’une réception spécifique, que l’importation du livre d’Heller‑Roazen en France autorise mais que sa version originale ne prévoyait pas nécessairement : celle des lecteurs de poésie française et francophone, aux oreilles desquels la « division » des langues donne un son particulier, familier, témoins qu’ils ont été ou sont encore de la séparation du langage en un « double état2 », chez Mallarmé, de l’opposition, prolongeant celle de la langue poétique et de la langue commune, du vers et de la prose chez Valéry — et des conséquences que ces deux gestes ont pu avoir sur la production poétique de toute la modernité.

Qu’est-ce que « l’art des poètes » ?

2La réception spécifiquement française du livre d’Heller‑Roazen est d’ailleurs programmée par la traduction de son sous‑titre, « l’art des voleurs et des poètes », qui fixe l’intérêt sur le rapprochement peut‑être polémique des deux catégories — rapprochement envisagé bel et bien par Heller‑Roazen lisant Marcel Schwob, lui‑même lisant le manuscrit d’un dossier d’instruction judiciaire datant de 1455, dans le chapitre II. Mais le sous‑titre original, « The Art of Rogues and Riddlers », ne le suggérait pas encore, et ne le mettait ni d’emblée ni durablement au centre du propos. Dans la version française, les « faiseurs d’énigmes » ou « mystérificateurs », qui traduisent imparfaitement riddlers — terme d’ailleurs presque aussi néologique en anglais qu’il l’eût été en français — sont des poètes. La communauté qu’ils forment avec les « voleurs », les rogues, est dès l’abord plus bizarre que celle que présente le sous‑titre original, qui fait allusion pour ses lecteurs anglo‑américains aux malfaiteurs les plus astucieux de leur culture populaire : ce qu’ils savent bien et que nous ne savons pas, c’est que le héros de la série des Batman affronte une bande de « méchants » baptisée The Rogues, parmi laquelle impressionne en particulier un personnage surnommé The Riddler, dont on peut penser qu’il « a établi dans l’imaginaire contemporain mais typiquement américain l’idée que les fabricants d’énigmes ont tout pour faire de bons escrocs3 ». Un tel clin d’œil à la culture populaire est perdu pour les lecteurs français, incités à prendre au sérieux un compagnonnage au sujet duquel la version originale se montrait à la fois plus prudente et plus malicieuse. La traduction du sous‑titre les invite par ailleurs à envisager la comparaison entre « poètes » et « voleurs » hors du cadre spécifiquement linguistique dans lequel se circonscrira pourtant l’analyse, consacrée non aux poètes, mais à la « langue spéciale », « parasite » (p. 41) ou « bifurquée » (p. 18) qu’ils forgent sur le modèle — mais aussi bien en amont — des cants et des jargons des brigands du début de la Renaissance proliférant dans toute l’Europe, ce qu’explicitera le chapitre III.

3En outre, l’ouvrage d’Heller‑Roazen n’est pas sans inviter à la lecture que j’aimerais présenter ici, délibérément française et plus théorique qu’anthropologique, infléchie par une pensée de la poésie déployée sur le xxe siècle jusqu’à nous. En effet, si la « fonction poétique » y est abordée de manière largement anonyme, conformément aux pratiques anciennes qui font l’objet de la plus grande partie de la réflexion, quelques noms sont tout de même lâchés dans les premiers chapitres, ceux précisément de Mallarmé (dès la deuxième page de l’essai, à propos de la fameuse « langue suprême », manquante, « au défaut » de laquelle se donnent aux locuteurs réels « les langues, imparfaites en cela que plusieurs4 ») et de Valéry5. C’est à ce dernier que revient la tâche importante — mais qui lui est confiée ici sans plus d’explications — de définir la poésie : à la fin du chapitre III, au moment d’évoquer les « proximités » (p. 46) à partir desquelles la recherche sera menée, proximité des jargons délinquants à la parole littéraire, mais aussi et surtout aux expressions, dispositifs ou syntaxes énigmatiques des formes d’écriture poétique les plus primitives, c’est subitement « la » poésie qui est montrée du doigt, qualifiée selon les mots de Valéry d’« hésitation prolongée entre le son et le sens6 ». La définition, précise encore une note, peut même être considérée — selon une déclaration de Jakobson prise ici comme gage d’autorité, avant que le linguiste ne soit saisi lui‑même comme objet de l’enquête au chapitre X — pour sa valeur « réaliste et scientifique7 » (p. 217). Une telle définition, donnée pour évidente, non problématique, surplombe toute la recherche présentée par Heller‑Roazen, puisque c’est ensuite « en tant qu’appropriations d’une langue qui jouent le son et le sens l’un contre l’autre » que sont abordées les « langues spéciales » (p. 46) des poètes primitifs, et qu’elles peuvent être ramenées aux « langages exquis » (p. 25) des voleurs du début de la Renaissance8. Riddlers et Rogues : l’équivalence proposée par Heller‑Roazen fait l’économie de la poésie moderne, dans sa version originale. Mais la référence s’impose pour son lectorat français, qui verra dans l’enquête du philosophe américain plus qu’une promenade érudite : une plongée archéologique dans l’imaginaire de la « division » poétique, une réflexion apparemment désengagée et exotique sur les sources de l’idée de « littérarité », qui imprègne encore sensiblement nos lectures des poèmes modernes.

Cacher ou révéler, & vice versa

4La méthode d’exposition que privilégie Heller‑Roazen, ici comme dans ses précédents essais, déconcertera peut‑être les lecteurs universitaires habitués aux démonstrations argumentées, prises en charge par un locuteur donné comme expert ou du moins comme régisseur de l’enquête. Les onze chapitres qui la constituent sont en effet présentés comme indépendants les uns des autres. Ils ne sont ni précédés d’une introduction, ni suivis d’une conclusion, et la réflexion sur laquelle leur articulation pourrait ouvrir n’est pas donnée par l’auteur. Ainsi, la « thèse » du livre échappe, pas vraiment parce qu’elle serait couverte par la quantité de détails érudits que fournissent les chapitres, mais peut‑être plutôt parce qu’elle en est absente, comme le suggère — mais sans le regretter — Françoise Balibar au terme du compte rendu qu’elle consacre à l’ouvrage : « chez Heller-Roazen, il n’y a pas de Mont Fuji autour duquel s’organiserait l’immense érudition déployée tout au long de l’ouvrage, lui conférant la pertinence qui lui fait défaut9 ». Les hypothèses que le livre évoque, bien souvent, sont empruntées aux figures dont il présente les recherches, Heller‑Roazen n’employant lui‑même que très peu le « je », suggérant parfois à peine sa présence derrière un « on » pour le moins prudent.

5L’issue du chapitre II, consacré à l’étude par Marcel Schwob, en 1890, du manuscrit d’un dossier d’instruction judiciaire portant sur les « Coquillars » — une compagnie de bandits dont le « cant » réapparaît sous la plume de Villon dans les six « ballades en jargon et jobelin » qui lui sont attribuées par les spécialistes de son œuvre —, présente pourtant une proposition visiblement susceptible d’être développée dans le reste du livre. C’est d’ailleurs celle que le sous‑titre français met en avant :

Se pourrait-il qu’un lien caché existe entre les deux formes de discours hermétique, qui fasse des vers une sorte de parler de bandits ou du jargon une variété de poésie ? Il est difficile d’éluder cette question, même si Schwob, pour sa part, semble justement l’avoir fait. En raison de l’érudition de sa méthode, de sa technique d’écriture ou du peu d’années qu’il lui restait à vivre, il n’a pas tiré les conséquences de la découverte qu’il avait faite. Aujourd’hui, plus d’un siècle plus tard, elles restent donc à formuler. (p. 30)

6On croit tenir la thèse du livre, mais la suite aura tôt fait de nous détromper : un peu dramatisée ici, l’hypothétique découverte par Schwob d’une analogie fondatrice entre langue poétique et « parler de bandits » n’occupe pas longtemps la discussion. Dès le chapitre IV et jusqu’à la fin du livre, il n’en sera même plus du tout question.

7On s’en remettra donc plutôt, pour autant qu’on veuille à tout prix attribuer à l’enquête d’Heller‑Roazen un enjeu surplombant, à la « seule hypothèse » à laquelle quatre années d’études auront conduit Ferdinand de Saussure, dans le chapitre IX : « quelque chose, on ne sait pourquoi, a été délibérément disséminé dans le discours, de façon presque inaudible, et les cachettes se trouvent dans la poésie » (p. 150). De Schwob à Saussure, la proposition s’est élargie : c’est désormais dans toute forme de discours, dissident ou pas, que « quelque chose » — on ne sait trop quoi, et la question n’est sans doute pas là — se cache, la poésie seule fournissant une clé d’entrée dans ces lieux hermétiques. Mais surtout, d’une hypothèse à l’autre l’énigme s’est densifiée : au mystère lui‑même s’est agrégé le mystère de sa cause. Si la dissimulation jouait un rôle évident chez les brigands de la Renaissance, le mouvement archéologique de la recherche montre que sa fonction ne va pas de soi chez les poètes primitifs, qui sont placés au centre de l’étude dès la fin du chapitre III :

Avant l’essor des bandits de la fin du Moyen Âge, avant l’émergence des parias de la Renaissance et des hors‑la‑loi modernes, les langues secrètes ont joué un rôle crucial dans le travail d’une tout autre troupe de sujets parlants. Leurs noms anciens et étrangers sont aujourd’hui largement oubliés : aoidoi, brahmana, vates, troubadours et trobairitz, scaldes, auteurs d’énigmes et scribes. Leurs titres ont varié selon les époques, les cultures et les vocabulaires. Mais, dans tous les cas, — sous des formes différentes, certes —, ces versificateurs et écrivains ont peut‑être été les premiers à chercher à diviser une langue en deux, et à convoquer, au sein d’un même idiome partagé, une insistante et saisissante opacité. (p. 46-4710)

8Si l’essai porte généralement sur la création par des groupes donnés de « langages exquis » et obscurs, c’est toujours par les biais qu’offre la poésie, pensée comme langue spécifique, qu’ils se fabriquent et s’examinent. Les personnages clés, ici, non seulement les poètes primitifs, mais aussi les penseurs modernes convoqués dans la discussion, lui sont plus ou moins liés : ce sont Schwob (chapitre II), brièvement Borgès (chapitre V), Tzara enfin, dans le onzième et dernier chapitre. Mais ils sont considérés moins pour leurs activités littéraires que pour leurs travaux de chercheurs. Inversement, le Saussure qu’examine le chapitre IX est précisément celui des « anagrammes » présentées et commentées par Jean Starobinski, et très secondairement le linguiste que l’on connaît mieux, l’essai proposant ainsi une réflexion en creux sur ces croisements ou jointures entre disciplines scientifiques et pensée littéraire, d’où naît peut‑être une pensée hybride, incarnée par le Jakobson de la « fonction poétique » (chapitre X). Heller‑Roazen choisit ainsi de présenter, notamment, des textes scientifiques dont la neutralité pourrait être interrogée, et réciproquement des poétiques fondées sur des principes objectifs et techniques. C’est la valeur scientifique des langues poétiques primitives que les différents chapitres mettent bien souvent en avant : dans le cinquième, consacré aux kenningar, le « savoir » (p. 64) détenu par ceux‑ci porte précisément sur la structure d’une langue ; dans le sixième, les « plus anciennes énigmes indo‑européennes » (p. 80) sur lesquelles l’étude se concentre suivent des règles strictes qu’elles contiennent et qu’un sujet attentif est susceptible de déceler. Les poètes, au fil de toute l’enquête, sont présentés comme spécialistes des syllabes, techniciens, voire scientifiques (dans le chapitre IX consacré à Saussure) ; on comprend ainsi que « l’art » évoqué dans le sous‑titre est en fait une technique, qui permet de rassembler bel et bien poètes et brigands, la question de la valeur — esthétique ou morale — de leurs productions n’étant pas soulevée.

Avancer & faire retour

9Bien que la structure de l’essai ne soit pas présentée par son auteur, on peut proposer d’y séparer trois parties, la première portant sur le démantèlement des langues et le « cant » des voleurs (chapitres I à III), la seconde sur diverses formes de cryptages linguistiques anciens (chapitres IV à VIII) et la troisième sur trois figures plus proches de nous, trois grands « diviseurs » de la langue, qui sont moins des « auteurs » cette fois que des « découvreurs » de langues secrètes, et dont le rapport à la poésie s’affirme de manière croissante : Saussure, Jakobson et Tzara (chapitres IX à XI), auxquels sont consacrés les sections les plus longues. La progression d’une partie à l’autre n’est pas donnée non plus. Mais on peut y voir se dessiner une gradation, qui va bizarrement dans le sens d’une disparition du terme obscur ou caché, de moins en moins compréhensible et même de moins en moins perceptible (à l’oreille d’abord, puis même à l’œil) — si bien que l’essai se termine, non tant sur la boucle bouclée d’un commentateur de Villon, Schwob, à un autre, Tzara, mais sur un dernier mystère transféré de l’objet au sujet et ultimement épargné, pour cette raison, par l’analyse philologique :

En plongeant toujours plus profond dans les eaux périlleuses des chansons et ballades de Villon, [Tzara] n’a pas abandonné l’image du trésor qu’il cherchait, fût‑ce au risque de ne pas voir que la langue qu’il découvrait se trouvait à la surface du cristal et que les secrets qu’il révélait étaient les siens. (p. 210)

10Le lien entre la « division » d’une langue et l’opacité qu’elle permet d’instaurer au cœur du familier, le secret qu’elle établit par conséquent et qui acquiert lui aussi fonction « séparatrice », entre ceux qui savent et les autres demeurés dans l’ignorance ou la confusion, est retravaillé au fil de l’essai : l’obscurité est progressivement convertie en une transparence, mais trompeuse. Le secret se trouve occulté dans les deux derniers chapitres sur Jakobson et Tzara, puisque la langue la plus cachée y devient précisément celle dont personne ne sait qu’elle l’est, la disparition du mystère constituant alors paradoxalement la meilleure preuve de son existence — une telle proposition rappellera sans doute aux lecteurs français la pensée de Blanchot. Les règles de la « fonction poétique », par exemple, échappent pour Jakobson aux locuteurs, parce qu’elles sont subliminales et qu’elles « font secret » par conséquent pour tous : « intensément cryptique[s] » (p. 174), les structures poétiques, à la fois ordinaires et insaisissables, inconscientes, déjouent la scission entre le rare et le commun qu’avaient instaurée subrepticement les chapitres V à VIII. La valorisation de l’obscurité entreprise au milieu de la réflexion, dans des chapitres qui supposent notamment un lien entre langue opaque et langue divine — ou tout simplement plus noble ou supérieure — est ainsi moins évidente à la fin de l’essai. Sur ce point comme sur d’autres, la réflexion suit un parcours étonnant, elle subit un retournement final qui, en poussant à l’extrême la logique qu’elle semblait avoir épousée, finit par suggérer tout autre chose.

11Par exemple, alors que le premier chapitre s’ouvrait sur la nécessité de tenir compte de la multiplicité des langues, après avoir constaté combien la recherche et la pensée, depuis Aristote déjà, ont tendance à n’envisager le langage qu’en tant qu’il serait singulier, comme « faculté » (p. 10), tandis que le troisième chapitre donnait à voir, conformément à ce programme, plusieurs usages des « langues obscures », les reliant par ailleurs à des procédés variés, les dernières enquêtes mettent à l’honneur une capacité, chez Saussure et Jakobson en particulier, à envisager la poésie ou mieux encore la « poéticité » comme lieu privilégié, merveilleux même, où l’unicité des langues multiples pourrait être capturée. En « détectant » une « technique poétique indo‑européenne commune, portant sur la forme phonique des mots » (p. 128), pour esquisser à partir des donnés de la grammaire comparative le projet d’une sorte de poétique comparative, ou en définissant la « poéticité » comme « la fonction par laquelle la langue littéraire se distingue d’autres types de discours », celle‑ci demeurant quant à elle « constante à travers les cultures, les traditions et les langues » (p. 154), Saussure d’abord puis Jakobson ensuite invitent les lecteurs à revenir sur l’ambition pluraliste de l’essai. C’est aux langues obscures — ou « sombres » dans le titre original, Dark Tongues, qui attribue à l’opacité une allure douteuse ou menaçante — que la réflexion annonce se consacrer ; mais leur examen est manifestement surplombé par l’idée qu’il existe dans toutes les langues la possibilité essentielle — engageant une faculté, un besoin, un désir, eux toujours singuliers — de forger des jargons, « langages exquis » ou langues poétiques.

12Enfin, la scientificité même de ces langues supposées contenir leurs propres règles de fonctionnement et de génération se trouve particulièrement mise au défi dans les derniers chapitres, consacrés à des chercheurs, certes, mais dont les travaux évoqués ici donnent lieu à controverse. Les anagrammes de Saussure et les études de Tzara sur la poésie de Villon ont été très peu prises au sérieux, et ce qu’Heller‑Roazen met en avant des théories de Jakobson sur la « fonction poétique » — son caractère subliminal, en particulier —, ainsi que sa réception à contre‑courant de la théorie des anagrammes de Saussure, n’appartiennent certainement pas à ses travaux les mieux admis aujourd’hui, d’autant que la conception de la poésie qu’il défendait en son temps n’a plus guère, et depuis plusieurs années, la faveur des spécialistes. Il est frappant que le chapitre IX, consacré aux anagrammes — ou « anaphones », plutôt, comme le précise Heller‑Roazen —, présente longuement et avec une étonnante neutralité cette part largement contestée du travail de Saussure, avant de mentionner les réserves exprimées par les spécialistes, leur étonnement voire leur malaise. Il semble que pour Heller‑Roazen ce ne soit que de façon anecdotique, peut‑être injustement et sans doute temporairement que « la valeur scientifique des découvertes de Saussure leur a paru nulle » (p. 147). Elle sera d’ailleurs aussitôt récupérée dans le chapitre suivant par la réception de Jakobson, et même avant cela par le revirement de Starobinski, revirement qu’Heller‑Roazen présente comme des « plus remarquable[s] » (p. 148) : dans un article publié en 1995, bien des années après la parution des travaux du linguiste, présentés dans Le Mercure de France en 1964 puis rassemblés dans Les Mots sous les mots en 1971, Starobinski propose bel et bien de « confort[er] » l’hypothèse pourtant malmenée de Saussure11. Mais en le faisant il l’amende aussi de façon décisive : il la réduit — elle ne concerne plus que la poésie savante s’appliquant à la célébration d’un nom —, et la dés‑opacifie, montrant que la dissémination des syllabes et des phonèmes dans certaines épigrammes latines est non seulement délibérée du côté des auteurs mais aussi non problématique du côté des récepteurs, pour qui elle relève de l’évidence. Modifiée à ce point, l’hypothèse est moins confirmée qu’appropriée dans un autre cadre, ce qu’Heller‑Roazen se garde bien de préciser.

13Ainsi, un spectre plane sur l’enquête qu’il consacre aux langues obscures et à leur possible scientificité : celui du hasard, déjà présent dans les premiers chapitres et de plus en plus imposant. Il n’est pas impossible que l’opacité postulée au départ, et sans laquelle la réflexion n’a guère de sens, soit construite ou plaquée par les lecteurs que nous sommes devenus, indéniablement distants des objets sur lesquels Heller‑Roazen propose de réfléchir. Leur étude pose en effet des problèmes historiographiques qui marquent parfois les limites des recherches les plus érudites, ce qu’il reconnaît par exemple au sujet de l’étude de Schwob sur la langue des Coquillars et les ballades de Villon :

Mais ici un problème fondamental se pose, que les formes de preuve strictement historiques et philologiques, par elles‑mêmes, ne peuvent résoudre. Schwob avait déniché le plus ancien des grands témoignages de l’idiome secret des truands ; et il avait montré que cet idiome allait devenir l’instrument de travail d’un poète. De sa recherche, on pouvait conclure que « l’art de la pinse et du croq » et l’art du vers étaient devenus strictement inséparables ; pas lentement, ni graduellement : presque aussitôt, dès les toutes premières années de naissance, semble‑t‑il, du cant des voleurs. Le mariage des deux arts n’aurait pu être plus rapide. Mais quel sens lui donner ? On pourrait évidemment considérer que la rencontre des idiomes du poète et des vagabonds a été aussi singulière que l’œuvre de Villon, l’expression d’une seule biographie ou vocation, ou des deux. Peut‑être n’a‑t‑elle été qu’un événement fortuit qui a, sinon uni deux langues artificielles, du moins mis l’une à proximité immédiate de l’autre. On peut aussi raisonner autrement, au risque de chercher une vérité où il n’y a que hasard. (p. 29-30)

14C’est ce risque que prend l’essai d’Heller‑Roazen, ce risque qu’avaient pris avant lui Saussure, Jakobson puis Tzara, et qu’il a l’audace ou l’honnêteté de mentionner, quoique bien souvent in extremis. Dans le chapitre IV par exemple, c’est après avoir exposé un déchiffrage convaincant des « senhals » dont usent les troubadours du xie au xive siècles qu’il mentionne « une conclusion fort peu réconfortante » — et l’on voit bien pourquoi —, consistant à penser que ces « signes » poétiques « n’avaient, en fait, rien de secret », étant peut‑être « tout au plus, des “secrets de Polichinelle” » ou des « “éléments fonctionnels” dans un système qui exigeait la fiction de l’obscurité » (p. 58). Le sol est ainsi toujours près de se dérober sous les pieds du chercheur, qui tente dans les derniers chapitres, comme on l’a vu, de se passer de l’opacité pour mieux cerner un mystère irréductible, les « langues spéciales » devenues susceptibles de se dissiper dans la langue commune à tous, une fois le secret — dont la fonction est d’abord, comme le rappelle Heller‑Roazen, de « séparer » (p. 78) — lui‑même parti en fumée. Si le hasard est ce qui empêche Saussure de publier ses travaux sur les anaphones indo‑européens, il est aussi ce contre quoi Jakobson s’indigne lorsqu’il défend l’idée que tout dans le langage poétique est signifiant et par conséquent fonctionnel, structurel. Il est enfin ce contre quoi Tzara, qui « raisonne ici comme le faisait Mallarmé » (p. 183), bute : confronté à un mathématicien qui lui prouve que le hasard seul suffit à inscrire des noms propres de manière anagrammatique dans n’importe quels vers, Tzara oppose non des arguments mais une vision ou une croyance, « la conviction de celui qui a découvert un trésor et auquel on vient dire que quelques pièces, peut-être toutes, sont des pièces fausses » ; il « persist[e] à croire que l’on [peut] endiguer cette “intrusion” [du hasard] » (p. 199). Les objections des scientifiques sont pourtant formelles. Mais, rejetées par le poète, elles sont aussi neutralisées par Heller‑Roazen lui‑même, en dernière analyse. L’essai se ferme, comme on l’a vu, sur un mystère qu’il s’agit de préserver.


*

15Le livre de Daniel Heller‑Roazen, fourmillant d’informations et de détails érudits, exposant avec le plus de clarté possible travaux spécialisés et ouvrages scientifiques, menant et présentant ses enquêtes avec une minutie qui n’échappera à aucun de ses lecteurs, donne surtout à penser un mystère, qu’il ne désire visiblement pas éclaircir. C’est le « phénomène curieux » qui est à l’origine du projet, comme le rappelle la quatrième de couverture, ou plus localement la « perplex[ité] » qu’on éprouve face aux littératures vernaculaires de l’Europe médiévale (p. 49), la « grande surprise » ressentie en lisant les poèmes d’amour des troubadours (p. 51), la « stupéf[action] » logée dans une suggestion issue des textes anciens « de l’Inde védique à la Grèce archaïque et à la Scandinavie médiévale » (p. 93), et surtout, dans les trois derniers chapitres, des mystères « flagrant[s] » (p. 140) mais dérobés, multiples, auxquels Heller‑Roazen consacre son dernier mot. La « division » poétique du langage se donne ici, a fortiori dans la traduction de l’ouvrage et dans la réception française de celui‑ci, une archéologie à la fois savante et magique. Quand les langues « fourch[ent] » ou « bifurqu[ent] […] sous l’effet de la volonté et de l’art » (p. 18), sont engagées non seulement des techniques remarquables mais aussi, ce que l’essai d’Heller‑Roazen laisse voir sans l’admettre tout à fait, des croyances, à l’endroit desquelles il semble nécessaire de ne pas se montrer trop critique.