Les imageries de Philippe Hamon
1La rue que parcourt l'homme du xixe siècle (celui qui en littérature devient le badaud, le flâneur, le piéton) est un espace saturé d'images, affiches, colonnes, caricatures, gravures au carreau des coiffeurs ou des cabinets de lecture. Les murs sont plus que jamais « sémiophores », on évolue dans la ville en un espace sursémiotisé. Quelle est l'incidence de cette prolifération des images sur la littérature ? Telle est la question que pose Philippe Hamon en ses Imageries où il se propose de mettre en système toute une série d'effets (thématiques, lexicaux, syntaxiques, structurels, rhétoriques, etc.) de l'image sur le texte, l'image étant elle-même déclinée selon toutes sortes de modalités que l'analyse envisage successivement : dessin préparatoire inclus dans l'avant-texte, illustration en frontispice, photographie issue de la chambre noire, atelier d'artiste, musée, affiches, mais aussi « image » rhétorique.
2Les relations entre texte et image sont essentiellement présentées à travers la dynamique d'un conflit, d'une concurrence, par où le texte doit élaborer toutes sortes de stratégies face à l'image.
3La perspective est sémiotique qui, dans ses mises en relation, s'intéresse à une chaîne comme celle, homophonique, qui associe l'icône (en deux dimensions), l'idole (en trois dimensions), l'idylle (comme « petit texte », « petit tableau à lire ») et l'idée (comme « image » mentale). L'affiche, par exemple, a sur le texte des incidences thématique (elle apparaît comme motif), syntaxique (technique d'écriture par « collage », usage de la parataxe), lexicale (elle affecte le champ sémantique de certains personnages qui « s'affichent », ou qui sont affectés de « platitude »), sémiotique (sur le statut du personnage comme « être de papier »), poétique (elle amène avec elle tout un personnel, le commerçant, l'acteur…), rhétorique (elle crée un « effet de réel »), esthétique (soit que les débats entre ses partisans et ses détracteurs soient « transposables à la littérature » ; soit, plus largement, qu'il faille voir dans le conflit entre les couleurs « criardes » qu'elle véhicule et le noir, dont les contemporains soulignent volontiers la prédominance, et qui est celui de la redingote ou celui de la photographie ou de la gravure, une transposition dix‑neuviémiste du débat entre le coloris et le dessin). La mise en évidence d'un « imaginaire du négatif » associe la récurrence du motif de l'envers, l'empreinte, l'impression, des figures comme l'antithèse, ou comme l'oxymore, et même l'ironie, en tant qu'elle consiste précisément à « dire l'inverse de ce que l'on veut entendre ». L'empreinte elle‑même est sujette à renvoyer à toutes sortes de référents, du moulage à la matrice comme « machine à produire des ressemblances » (ressemblances héritées, ressemblances par « imprégnation », théorie qui veut que l'enfant ressemble au premier amant de la mère), de l'effet analogique de la sympathie qui crée un mimétisme des traits, à l'empreinte « indélébile » laissée par l'amour sur le coeur des hommes. Cette dernière forme, alléguée p. 54 dans une parenthèse qui flirte avec la boutade, pose évidemment la question de savoir quelles limites opposer au geste sémiologique qui, comme l'enquête intertextuelle, peut bien ne s'arrêter jamais. Reste que ce geste ne cesse de procéder à des resémantisations extrêmement stimulantes.
4Le texte de Philippe Hamon fournit à la fois une vision forte de la question théorique du rapport entre texte et image au xixe siècle, saisis dans leur belligérance, et des instruments pour l'herméneute : l'expérience de relire au hasard, ou pour d'autres nécessités, des textes du xixe siècle (un voyage de jeunesse de Flaubert ; le CousinPons qui traînait là) manifeste l'efficacité immédiate des instruments de lecture proposés.
5Désignons pour finir deux passages auxquels nous avons été particulièrement sensibles.
6Tout d'abord, les variations sur la célèbre photographie de(s) Nadar, Pierrot photographe, morceau d'anthologie digne de la description des Ménines de Vélasquez par Foucault et qui met en évidence toutes sortes de significations possibles véhiculées par cette photographie, en menant conjointement une interrogation serrée sur le statut de l'image que ces interprétations engagent.
7D'autre part la mention, qui clôt le dernier chapitre, de l'utilisation particulière des métaphores métonymiques. Il s'agit de figures qui consistent à extraire le comparant de la réalité physique contiguë à celle du comparé. Genette avait déjà proposé une analyse de telles figures dans « Métonymie chez Proust » (Figures III) : le « topos du clocher caméléon », épi au‑dessus des champs de blé, couleur de vigne au‑dessus des vignobles, et pisciforme lorsqu'on songe au bain, devenait emblématique d'une articulation constante de l'analogique et du contigu et prenait sens au sein d'une attention générale à la ressemblance, à l'affinité, la parenté, l'unité, la cohérence, l'harmonie. À l'intérieur de cette poétique propre à un auteur, cette pratique de la métaphore métonymique s'articulait étroitement au processus de la mémoire involontaire et à son élucidation. Ces métaphores métonymiques prennent ici un tout autre sens. L'intérêt de l'analyse de Philippe Hamon réside dans le fait que non seulement ces métaphores sont présentées comme une manière de résistance, une incarnation d'un « soupçon » face à l'image romantique, mais aussi dans la mise en relation qu'il effectue entre leur usage et le destin des personnages : la platitude de la métaphore métonymique devient une sorte de « diagramme de l'intrigue ». Elle met en scène un échec rhétorique qui reflète l'échec des personnages. On se prend à rêver de tout ce que ces ciels couleur d'ardoises, dont on n'avait peut-être pas aperçu l'effet de contiguïté, et qui déroulaient docilement et par en dessous leur platitude dans l'esprit du lecteur, recèlent de significations secrètes, comme de capacités poétiques, dans cette grande tautologie où la platitude généralisée, du style, de la vie des personnages, devient le principe même de la littérature…