Acta fabula
ISSN 2115-8037

2002
Printemps 2002 (volume 3, numéro 1)
titre article
Lionel Ruffel

Les écrits personnels

Thomas Clerc, Les Écrits personnels, Hachette supérieur, « Ancrages », 2001.

1(Le présent compte rendu est paru dans la livraison Printemps 2002 de la revue Champs du signe, P.U. Toulouse‑Le Mirail; il est ici publié avec l'aimable autorisation de l'auteur et du comité de rédaction de la revue).


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2Depuis les années 70, les définitions strictes de l’autobiographie ont été assouplies par la pratique de l’autofiction sans pour autant contredire la nécessité et la présence d’une écriture de soi. Encore faut‑il ne pas limiter la seconde à sa naissance autoproclamée par Serge Doubrovski. La période « post‑moderne » a connu un développement considérable de pratiques autofictionnelles (Renaud Camus, Hervé Guibert, Christine Angot...) plus spontanées et intuitives que leur modèle paradigmatique. Thomas Clerc, spécialiste de ce « sous‑genre », dans son ouvrage, n'a pas souhaité dissocier les diverses formes de l'écriture de soi mais repérer leurs permanences et leurs variations sous l'appellation générique « écrits personnels ». Si l'autobiographie et l'autofiction ont une place de choix, l'auteur réserve d'intéressants développements au journal et aux mémoires. À bien des égards, ce court ouvrage pédagogique est un texte engagé. En faveur de la littérarité de la « sphère autobiographique », moins prestigieuse que ses sœurs fictionnelles. En faveur de l'autofiction encore trop souvent ramenée à un « truc » (p. 73), à un jeu sur les codes littéraires, alors que Thomas Clerc la considère comme révélatrice de l'individu contemporain. En faveur enfin d'une plus grande diversité du corpus des écrits personnels dont la réduction habituelle souligne la suspicion dont il fait l'objet. On appréciera par conséquent sa très fine connaissance de la littérature actuelle, prisme par lequel il relit une partie de la littérature française. C'est là finalement que se situe l'originalité de cet ouvrage : une vision rétrospective à partir de la production la plus récente justifiée en définitive par la brève histoire de ce genre.

3Pour prouver la littérarité de la sphère autobiographique, l’approche de l'auteur se veut « résolument stylistique ». Il fait alors très nettement le choix de Philippe Lejeune contre Georges Gusdorf qui, du reste, refuse à son objet d'étude une valeur littéraire. De la sorte, la première partie de son ouvrage destiné, il faut le signaler, à des étudiants de premier cycle se livre à un commentaire précis de la fameuse définition de Lejeune, à laquelle répond un peu plus loin la moins célèbre mais tout aussi précise définition de l'autofiction par l'écrivain Marie Darieussecq. Comme le premier, Thomas Clerc rappelle la difficulté définitoire de l'autobiographie. En effet, si on tente de la circonscrire, rien ne les différencie du roman d'un point de vue stylistique. Seule sa force illocutoire qui la place sur une " scène juridique " lui confère sa spécificité. L'autobiographie, nous rappelle Thomas Clerc, est alors un genre éminemment rhétorique. Avant tout, l'auteur doit faire comprendre au lecteur qu'il en lit une. Il propose un double pacte de lecture, autobiographique et référentiel (non mimétique), auquel s'ajoute l'engagement de dire la vérité. C'est donc un genre paradoxal qui doit concilier le désir de dire le vrai avec les artifices impliqués par toute mise en récit. Nous ne revenons pas sur ces données largement connues. L'autobiographie est en ce sens moins un genre qu'un mode de discours, performatif et référentiel. De la sorte, pour aider les étudiants auxquels il s'adresse, l'auteur les encourage à privilégier le seul repérage des critères autobiographiques. Ce qui rend à ses yeux la question stylistique plus cruciale encore. En effet, une attention portée majoritairement sur les éléments référentiels conduit inévitablement à une redondance. Seule importe de répondre à la question « Quels éléments font de ce texte une autobiographie ? ». Pour y parvenir, il faudra faire appel à la linguistique de l'énonciation, à la pragmatique (l'autobiographie est un acte) et à la rhétorique (en l'envisageant comme effet de persuasion).

4Le problème se complique évidemment avec l'autofiction qui ne repose plus sur les mêmes données rhétoriques. On pourrait presque dire qu'elle se construit sur leur subversion, traduite par l'équation a priori intenable (mais seulement a priori) « autobiographie + fiction = autofiction ». Ce sous‑genre affirme dès sa qualification qu'il est possible de parler de soi sur le mode fictionnel. Ce sont les deux pactes de lecture et le lien à la vérité comme mode de reconnaissance qui sont discrédités. L'autofiction est par conséquent un mode de discours moins rhétorique, qui se situe aux lisières de la « scène juridique de l'autobiographie » (Gisèle Mathieu‑Castellani). Sous‑genre hybride, elle est à mi‑chemin (position éminemment paradoxale) de la sincérité (propre à l'autobiographie) et de la feinte (fiction). Elle propose un jeu de dupes qui ne renonce pas pour autant à dire une vérité sur soi car, nous le rappelle Thomas Clerc, les feintes, les vérités tues, les obscurités et les mises en lumière révèlent tout autant la personnalité de l'écrivain que le parcours d'une vie selon les pactes autobiographiques. L'autofiction apparaît alors comme un genre particulièrement transgressif, et sa procédure de vérité se lit dans ses écarts. Ces nouvelles modalités permettent à l'auteur de dégager les objectifs communs aux divers écrits personnels. Ils ont pour souci de dire le vrai, en passeraient‑ils par la feinte fictionnelle, de vaincre le temps, de permettre une introspection heuristique et de la partager. Ces quatre paramètres se retrouvent dans ces deux autres « variétés de la sphère autobiographique » que sont le journal et les mémoires. Là encore, Thomas Clerc prend soin de voir les permanences et les renouveaux en évoquant la particularité des journaux contemporains de Marc‑Edouard Nabe et de Renaud Camus. Il s'empare de la complexe notion d' « espace autobiographique » (Lejeune) définie comme « l'ensemble des manifestations autobiographiques d'un auteur au cours de son existence ». L'autofiction, en brouillant la distinction trop nette entre réalité et fiction, ne permet plus réellement de différencier ce qui relève de l'écrit personnel et ce qui n'en relève plus. Son « impureté » révèle celle de tout genre et finit même par remettre en cause la notion. Les écrits personnels ne seraient dans ce cas qu'une manifestation localisée et spectaculaire d'un espace autobiographique mouvant et aux frontières floues.

5Ses considérations placent enfin l’ouvrage de Thomas Clerc sur la voie de l'histoire littéraire. Par moments, il tente de saisir ce qui motive le désir d'écrire sur soi et dès les premières lignes, il engage de manière implicite une réflexion dialectique moderne‑postmoderne. S'il emploie le premier terme, il refuse d'utiliser le second bien qu'il soit très nettement perceptible. Dans un premier temps, évoquant la méfiance qu'éprouveraient les modernes (écrivains comme critiques) à l'égard du sujet auteur et créateur, il semblerait que Thomas Clerc fasse des écrits personnels dans leur ensemble un genre postmoderne. Et lorsqu’il cite Montaigne comme réel précurseur des écrivains ayant pour souci de se peindre, on pense à l'article d'Antoine Compagnon « Montaigne chez les postmodernes ». Mais plus profondément, seule l'autofiction semble pouvoir être ainsi qualifiée. Contrairement à ce qu'on pourrait penser lorsqu'on la situe dans la mouvance du nouveau roman, elle serait guidée par le souci de soi mais ne croirait plus à une vérité du sujet à transmettre. Elle signerait en quelque sorte la fin du grand récit de légitimation de soi que prétend être l'autobiographie. Elle prend indéniablement plaisir à mutiler le sujet, à le fractionner, et à parodier les codes du genre qu'elle subvertit. On retrouve alors très profondément les données d'une esthétique post‑moderne. L'auteur ne va pas plus loin dans cette direction, probablement trop complexe pour un ouvrage aussi bref. Il va pourtant de soi que les auteurs actuels auxquels il se réfère sont tout à fait représentatifs d'une telle esthétique. De la même manière, lorsqu’il évoque Sophie Calle, Christian Boltanski ou Claude Closky, on pense à l'ouvrage du critique d'art Paul Ardenne, L'image corps qui, analysant les représentations du corps dans les arts plastiques, fait du traitement autofictionnel une pratique typiquement postmoderne : souci de soi, fragmentation, jeu avec ses propres représentations. Peut‑être alors, demeurant dans une perspective résolument stylistique, pourrait‑on en tirer quelques conclusions sur le rôle de l'autofiction dans la littérature contemporaine. Outre ses vertus pédagogiques, l'ouvrage de Thomas Clerc propose donc d'intéressantes perspectives théoriques.