Acta fabula
ISSN 2115-8037

2002
Printemps 2002 (volume 3, numéro 1)
titre article
Christophe Gérard

Sémantique & sémiotique

François Rastier, Arts et sciences du texte, Paris : PUF, coll. « Formes sémiotiques » , 2001.

1(Le présent compte rendu est paru dans la livraison Printemps 2002 de la revue Champs du signe, P.U. Toulouse‑Le Mirail ; il est ici publié avec l'aimable autorisation de l'auteur et du comité de rédaction de la revue).


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Perspective, propos et cadre conceptuel

2Élaboré pour l’essentiel à partir d’un fonds de parutions antérieures, Arts et sciences du texte tout à la fois recueille et approfondit la réflexion épistémologique de son auteur. Les problèmes soulevés viennent ainsi profitablement compléter d'autres ouvrages plus spécialement centrés sur la description, tels le traité de Sémantique interprétative ([1987] 1996, Paris : PUF), Sens et textualité (1989, Paris, Hachette‑Université), consacré aux quatre composantes sémantiques du texte, ou encore le collectif Sémantique pour l'analyse (Rastier F., Cavazza M., Abeillé A., 1994, Paris : Masson) où l’auteur développe principalement les différents paliers d’une sémantique unifiée. Aussi le lecteur (re)trouvera‑t‑il déployée ici une perspective foncière qui - à l'encontre des conceptions réalistes de la signification et représentationnelle du langage - définit le texte et les autres performances sémiotiques (danse, rituels, etc.) comme des objets culturels inscrits « dans le temps de la tradition » (p. 283) et par nature indissociables des pratiques sociales qui les instituent. Ce que peuvent résumer ces leitmotive, qui identifient la perspective herméneutique adoptée : l'ontologie doit le céder à la praxéologie, la signification doit être subordonnée au sens, « immanent non au texte, mais à la pratique d'interprétation » (p. 277). Ainsi déterminée, l'interprétation offre le problème directeur de ces 300 pages.

3Le procédé de composition, rapporté aux pluriels du titre, indique en outre un propos qui intègre naturellement, à sa manière, le thème de l'interdisciplinarité. Dans ce nouveau livre F. Rastier a en effet « souhaité exposer des propositions, ménager des accès imprévus et rechercher ce qui pourrait permettre une fédération des disciplines du texte »  (p. 2). Plus précisément, le propos se veut transversal à un champ hétérogène - disciplines à vocation scientifique (linguistique, sémiotique, philologie), « arts »  ou techniques du texte (herméneutique, rhétorique) et discours théoriques (stylistique, thématique, poétique) - unifié cependant par une commune mesure empirique, les textes. Au fil des chapitres, à l'exception somme toute prévisible de l'herméneutique et de la philologie, les thèses logico‑grammaticales que présupposent ces disciplines ou, à proprement parler, domaines théoriques, font l'objet d'une discussion qui montre leurs limites originelles quant à la description des textes en eux‑mêmes et pour eux‑mêmes. En réponse à cette situation, les contre‑propositions que fait l'auteur exploitent et par là enrichissent le cadre conceptuel d’une sémantique des textes - qui justement croise les acquis de la philologie et de l'herméneutique sur la base d'une sémantique linguistique. Par delà la question proprement dite des textes, le lecteur assiste dans ce livre à la promotion patiente d'un projet sémiotique.

Composition

4Matériellement, ce livre fait correspondre aux huit disciplines mentionnées huit chapitres, encadrés par une introduction et un épilogue. Le premier chapitre expose les conditions, enjeux et moyens d'une description « des textes en eux‑mêmes et pour eux‑mêmes »  (p. 33) ; outre une définition du texte, il présente un développement sur les morphologies sémantiques. Le second chapitre enveloppe le cadre strict de la linguistique (« la linguistique est la sémiotique des langues et des textes » (p. 51)) pour situer le débat au sein du champ hétérogène de la sémiotique. Il discute à cet effet la théorie hjelmslévienne, pour finalement se refuser à suivre la voie formelle jugée an‑historique, préférant celle d’une fondation philologique. Le chapitre suivant (« Philologie numérique » ) prend acte de l'essor du texte numérique pour indiquer d'une part les implications théoriques (vis‑à‑vis des notions de contexte, textualité et intertexualité) d'un nouveau rapport à l'empirique, d'autre part les ressources méthodologiques de la philologie numérique pour les sciences du langage (linguistique de corpus) et les études littéraires ; il présente un développement sur la notion de corpus. Le dernier chapitre de cette tétralogie (« Herméneutique matérielle » ) cerne une force de proposition, l'herméneutique matérielle, censée contribuer à restituer la dimension herméneutique des sciences du langage. Dans le droit fil de F. Schleiermacher et P. Szondi, il étaye ainsi la perspective d'une herméneutique critique en la définissant contre toute législation a priori du sens. A cet effet, F. Rastier caractérise les régimes herméneutiques de la clarté et de l'obscurité pour retenir celui de la difficulté, conforme à une sémantique des textes ; il présente un développement sur les rapports entre interprétation et corpus.

5Des questions d'habitude étiquetées comme « littéraires »  intéressent une seconde partie du livre. Le cinquième chapitre (« Rhétorique et interprétation : l'exemple des tropes » ) va à l'encontre des théories contemporaines des tropes, qu'il redéfinit dans le cadre d'une sémantique lexicale puis d'une sémantique des textes ; il présente un développement sur les fonctions morphosémantiques des tropes. Le sixième chapitre (« Stylistique et linguistique des styles » ) montre les limites de la linguistique à traiter la notion de style. Il détermine alors deux modes de description stylistique - l'identification dite morellienne et la caractérisation de facture, elle, spitzérienne - conformes aux réquisits d'une linguistique non restreinte. L'avant‑dernier chapitre (« Thématique et topique » ) vise à rationaliser l'étude des thèmes, topoï, et motifs en leur appliquant les catégories descriptives de la sémantique interprétative ; il présente des développements sur l'analyse assistée des thèmes et les problèmes d'identification des topoï. Dernier mais non des moindres, le huitième chapitre (« Poétique généralisée ») introduit un « point de vue unifié sur les genres littéraires et non littéraires »  (p. 227). Après avoir argumenté la dimension fondamentale des genres, il conteste sur cette question les théories de l'énonciation ainsi que l'Analyse du discours, pour finalement rendre effective l'articulation des conceptions morphosémantique et distributionnelle du texte par une reconsidération des figures non tropes (en particulier, F. Rastier revoit la fonction textuelle des séquences de J.‑M. Adam).

Propositions

6Le rôle fédérateur cardinal que confère cet ample essai à la sémantique des textes marque la tonalité programmatique d'un ouvrage qui envisage obliquement trois objectifs : « le remembrement des sciences du langage et des disciplines du texte ; en‑deçà, la réunification de l'herméneutique et de la philologie ; au‑delà, la restitution de la dimension critique à l'activité descriptive des sciences de la culture »  (p. 102). De manière générale, selon l'auteur, la puissance critique d'une sémantique des textes devrait bénéficier aux disciplines qu’elle chahute. Elle est en effet censée fournir le véhicule conceptuel d’un dialogue interdisciplinaire, en apportant un point de vue général capable de réduire la séparation entre « l'esprit »  et la « lettre »  du texte. Cellule de base de la sémantique des textes, la notion de parcours interprétatif est alors chargée de résoudre cette difficulté invétérée en reliant la forme matérielle du texte et ses interprétations. Dans la perspective d'un remembrement des sciences du langage et des disciplines du texte cette fois, la notion de parcours interprétatif met surtout en jeu, autre thème central d'Arts et sciences du texte, un « espace des normes »  (i.e. norme générale, norme discursive, norme générique et norme particulière) qui annonce sans doute une linguistique des genres ainsi qu'une linguistique des styles susceptibles de favoriser, en particulier, le dialogue légitime et nécessaire entre linguistique et littérature. À cet effet, l'auteur appelle de ses vœux une linguistique non restreinte - au système de la langue, au mot et à la phrase - pour laquelle, en référence au projet anthropologique d'Humboldt, « la description des langues n'est en effet qu'une étape de la caractérisation des discours, des genres et des textes singuliers. »  (p. 184). Par là, l'auteur inscrit la linguistique parmi les sciences de la culture (infra, « Sémiotique » ). Par ailleurs, si l'inclusion de la stylistique et de la poétique dans une « linguistique des normes »  reste selon lui hors de saison, la sémantique des textes formule toutefois des propositions à investir, représentées par les composantes sémantiques (thématique, dialectique, dialogique, tactique) : « de la même façon que l'on peut définir un genre comme une interaction sociolectale entre composantes, on peut définir un style, comme une interaction idiolectale entre composantes »  (p. 180).

Morphologies

7D'autres propositions théoriques font également de cet ouvrage une contribution importante à la problématique rhétorique/herméneutique. Elles s'appuient nettement sur les notions de forme sémantique et de fond sémantique ou morphologies. La conception morphosémantique a notamment pour particularité de ne pas poser en termes de « localisations spatio‑temporelles »  (p. 237) le problème de l'identification des unités textuelles et de la segmentation du texte. Ce qui entraîne en l'espèce un effacement des parties du discours invite également l'auteur à transposer la conception courante des notions de figure, thème, topos et motif. En ce qui concerne les figures, on notera, pour illustration, que « le rapport énigmatique du littéral au figuré se transpose dans celui qui unit les formes aux fonds constitués par les récurrences systématiques de sèmes génériques. Les figures [devenant dans ce cadre] des moyens de construire ces formes et de les relier à ces fonds »  (p. 162). Quant aux thèmes, topoï et motifs, ils sont modifiés en des sortes de formes sémantiques construites dans le temps des relations entre occurrence‑reprise et occurrence‑source (vs type abstrait / occurrence dérivée). Une telle transposition ne dissout pas pour autant ces notions car la finalité descriptive d'une sémantique des textes demeure la caractérisation, c'est‑à‑dire ni universalisation ni individualisation, au sens où elle assume la particularité du général. Elle conduit donc à une typologie des parcours interprétatifs qui reconnaît la variabilité propre de ces notions. L'aspect évidemment technique des propositions de F. Rastier - où le problème de la perception sémantique s'explique à travers une sémantique interprétative différentielle -, on l'aura compris, empêche à regret d'augmenter ici nos pages d'un commentaire circonstancié. Il faudrait encore signifier ce qui différencie le topos du motif et du thème, détailler les fonctions morphosémantiques de ces notions, mais surtout il resterait à exposer dans quelle mesure exacte « la conception morphosémantique du texte échappe à l'atomisme de la tradition grammaticale et permet de détailler le concept de parcours interprétatif » (p. 45). Sans y prétendre, on peut simplement essayer de mieux cerner la place remarquable accordée par l'auteur à la conception morphosémantique.

8Fait notable, le glossaire‑index introduit tout un corps de définitions à caractère « morphosémantique »  (« forme sémantique » , « fond sémantique » , « méréomorphisme » , « métamorphisme » , « transposition » ) ainsi qu'une redéfinition dans cette direction de termes plus connus (le « thème générique » , par exemple, est nouvellement défini comme « fond sémantique constitué par la récurrence d'un ou plusieurs sèmes génériques » , p. 302). Ceci témoigne tout à la fois de l'approfondissement et de la mise en œuvre effective d'une conception du texte qui, bien que caractéristique de la sémantique interprétative, sera restée jusqu'à ce livre assez confidentielle. L'apport de ces nouveaux concepts doit être évidemment rapporté à la description des relations intra- et intertextuelles, via les composantes sémantiques qu’ils dotent. Arts et sciences du texte vient de la sorte prendre place dans l’œuvre de l'auteur comme l'affermissement d'un passage du signe au texte, marqué par la subordination d'une conception distributionnelle à une conception morphosémantique du texte.

9En rupture radicale avec le principe de compositionnalité, cette configuration désigne en creux une définition positive de la textualité, mais également une spécification du domaine d'action des parcours interprétatifs. La conception morphosémantique couvre en effet un ordre de phénomènes qui intègre les textes parmi les autres performances sémiotiques. De sorte que si elle désignait un objet ce serait, dirions‑nous, les modalités sémiotiques de la transmission du sens. Pour s'en convaincre, il suffit de souligner que la molécule sémique, sorte de forme sémantique identifiée, est présentée comme une notion capable de « rendre compte de la traduction et de l'intersémioticité sans postuler un niveau de représentation abstrait indépendant des langues et des système de signes »  (p. 48) ; elle illustre en cela à elle seule l'environnement sémiotique des morphologies, que dynamisent les parcours interprétatifs.

Sémiotique

10Le crédit accordé à la médiation sémiotique mérite d'être souligné et précisé. Là‑dessus, le lecteur peut noter entre autres que la tropologie est invitée à une « ouverture sémiotique »  (p. 166), que l' « esthétique fondamentale »  est censée rendre compte des « évaluations qui constituent le substrat sémiotique sur lequel s'édifient les arts du langage »  (p. 299). Mais, surtout, F. Rastier prend le parti, à l'encontre des sémiotiques globales (Peirce, Locke, Apel) d'une sémiotiquegénérale, c'est‑à‑dire fédérative, qui « définit le champ où la linguistique, l'iconologie, la musicologie, et les autres sciences de la culture procèdent à leurs échanges pluridisciplinaires »  (p. 72). L'évocation d'une telle sémiotique ne doit cependant pas porter à confusion : il ne s’agit pas ici de promouvoir une discipline nouvelle. Il s'agit bien plutôt, selon l'épilogue, d’un projet intellectuel : une sémiotique des cultures dont la tâche, pour le moins ambitieuse, consiste à « redéfinir la spécificité des sciences humaines et sociales : les cultures embrassent la totalité des faits humains, jusqu'à la formation des sujets. »  (p. 282). L'épilogue indique d'ailleurs quatre traits définitoires, de pertinence croissante, des sciences de la culture : leur régime herméneutique, l'objectivité sémiotique qu'elles rencontrent et, plus prudemment, le processus de caractérisation et l'unicité de l'objet culturel, qui présupposent ou impliquent assez clairement une épistémologie de la diversité (culturelle). Du coup, plus qu'un aspect particulièrement remarquable du livre, la mise en valeur de l'objectivité sémiotique apparaît fondamentale : les sciences de la culture sont censées « rendre compte du caractère sémiotique de l'univers humain »  (p. 278). De plus, dans ces conditions, si « la linguistique est la sémiotique des langues et des textes »  (p. 51), on comprend que l’hapax, qui justement ne se réduit pas à une occurrence contingente, puisse constituer un objet légitime certes, mais surtout exemplaire, au même titre que le texte, pour sa complexité, prend valeur de parangon parmi les autres performances sémiotiques. En définitive, l’épistémologie envisagée semble borner l'horizon de l'ouvrage. À preuve, sans doute, les références faites tout au long du livre à Cassirer et Humboldt, que l’épilogue invite à considérer de nouveau.

11Pour apprécier ensemble ces remarques, on peut s'arrêter sur la nature même des formes sémantiques, et sur le fait soutenu que tout locuteur s'inscrit dans une situation. En effet : « Toute forme étant définie par sa transposabilité, la rupture de cette transposabilité crée un événement caractérisé par une inégalité qualitative soudaine. L'activité énonciative et interprétative consiste à élaborer des formes, établir des fonds, et faire varier les rapports fond‑forme. [...]. Bref, tant au cours de l'énonciation que de l'interprétation, le sujet [nous soulignons] n'est pas seulement un manipulateur de catégories transcendantales. Il est triplement situé dans une tradition linguistique et discursive ; dans une pratique que concrétise le genre textuel qu'il emploie ou qu'il interprète ; dans une situation qui évolue et à laquelle il doit s'adapter sans cesse. »  (p. 48‑49). Aussi le régime du sens relève‑t‑il ici de l'expérience historico‑culturelle - qui détermine l'environnement empirique d'une sémantique des textes.