Identités du poète moderne
1« La poésie n’est pas souvent à l’honneur » : le constat est dressé par Saint‑John Perse dans son Disours de Stockholm (« Poésie », Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, 1982, p. 443). Après Du lyrisme, J.‑M. Maulpoix s’attache à nouveau, avec Le Poète perplexe, à un éloge fastueux du poétique qui, pour le moins, suscite l’enthousiasme. Dans la partie intitulée « Que peut la poésie ? », il expose toutes les raisons pour lesquelles la poésie est un acte de langage fort qui sert à rendre compte de tout ce que la société évite et fait tomber dans l’oubli. Dans un monde dominé par le vacarme médiatique, la poésie ne peut être qu’« autre chose, ailleurs et autrement » (p. 249) et sa force est d’éveiller « une critique attentive et attentionnée de la langue » (p. 252), non dans l’espoir de revenir au monde unifié d’avant la tour de Babel, mais pour revendiquer au contraire la chute de Babel (p. 200), pour « rémunérer le défaut des langues » selon la célèbre formule mallarméenne citée par Maulpoix (p. 198). Il revient ainsi au poète d’assumer cette tâche ambitieuse de « s’orienter vers autre chose » (p. 356) et de mesurer sa propre perplexité. Le but du Poète perplexe est justement de révéler les conditions exactes de cette nouvelle destinée.
Synchronies, diachronies
2Le Poète perplexe comporte plusieurs chapitres de réflexions générales sur le poète (« Esquisse d’un portrait », « Que cherche‑t‑il ? », « Comme une eau qui a soif », « Que peut la poésie » ) et d’autres consacrées à des analyses spécifiques, au sujet de Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Ponge, Supervielle, Jaccottet, Deguy et André Du Bouchet.
3Dans la partie intitulée « Dis‑moi, ton coeur parfois… » qui comprend deux études sur Baudelaire et sur Rimbaud, nous est livrée une analyse du motif du cœur du poète comme mobile d’un « processus identificatoire du sujet » (p. 102). Après le romantisme et au milieu de la crise que subit la poésie pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, le coeur n’est plus lié à la sentimentalité amoureuse, mais devient en revanche le centre de toutes sortes de turpitudes dont le poète est marqué. Chez Baudelaire, le coeur est « l’organe du spleen » (p. 105) - et de la perplexité, pourrait‑on ajouter - puisqu’il se trouve littéralement entre la tête et les pieds, le haut et le bas, le ciel et la terre et l’on peut ainsi le concevoir comme une métonymie du poète. Chez Rimbaud, le coeur se présente à l’opposé comme une métonymie du sexe masculin (p. 130) lorsque, dans Un coeur sous une soutane, le poète séminariste évoque une ancienne passion. Il ressort de ces expériences que le coeur reste toujours un motif privilégié pour figurer les pressentiments les plus intimes du poète moderne, même si la figure de celui‑ci a changé de valeur. Ainsi, le motif du coeur fait‑il partie du « ravalement » (mot que J.‑M. Maulpoix utilise tout au long de son ouvrage) général de la poésie moderne. Le Poète perplexe conclut que ce ravalement réside dans le fait que la poésie est devenue « moins célébrante, moins chantante, moins orante, moins crédule, moins harmonieuse, moins consolatrice, moins émerveillante et poétique que jamais » (p. 358), comme l’analyse du motif du coeur le montre aussi. Maupassant, dans l’une de ses chroniques datant de 1881, n’a‑t‑il pas saisi cette dégradation en constatant que « [...] l’homme (et il y en a beaucoup) qui rechante éternellement la rosée, les fleurs, la jeune fille morte, le clair de lune, etc., n’est pas un poète » (Maupassant, « Les poètes grecs contemporains », Chroniques, 1, 1980, p. 255) ?
4À travers ses analyses synchroniques, Le Poète perplexe retrace l’histoire de la modernité poétique en mettant en évidence la nature et les enjeux de la quête de sens du poète. L’une des thèses essentielles de Maulpoix est que la poésie depuis Baudelaire est entrée dans une ère nouvelle où les principes poétiques se sont modifiés radicalement, notamment en ce qui concerne la conception de la figure du poète, mais il manifeste également que le sujet lyrique a singulièrement évolué depuis ce changement. En surpassant la crise de vers (Mallarmé) et de l’esprit (Valéry) et l’échec des objets poétiques traditionnels (Rimbaud, Apollinaire), le poète est devenu un critique de théorie littéraire pour lequel la critique de la poésie importe autant que la poésie même. L’ouvrage s’achève sur un portrait du poète‑critique Michel Deguy pour qui « écrire revient à engager une recherche du poétique, une poursuite de la poésie, une méditation en ‘actes’ de ses conditions d’existence et de son sens » (p. 306). Écrire, c’est‑à‑dire écrire en poète ou en critique, écrire tout court en faveur de la poésie.
Le poète en quête de sens
5Comme le remarque Maulpoix (p. 11), le poète est une figure qui se manifeste à travers une œuvre écrite qui implique un parcours identitaire au cours duquel il s’interroge et examine les pouvoirs et les « pourquoi » (p. 12) du poème. Le poète cherche à savoir ce qu’il ne sait pas, ce qu’il ne peut pas savoir, il incarne un étonnement originel et part à la recherche de l’Idéal, possédé qu’il est d’un « instinct de ciel » (Mallarmé) qui le porte à aller toujours plus loin, à aller ailleurs, à « fuir! Là‑bas fuir! » (p. 356). Sachant que cet Idéal se trouve hors de portée, il l’installe dans le poème afin de se réconcilier avec l’impossibilité de gagner l’absolu. Une pauvre compensation, bien sûr, mais une compensation tout de même. Si le poète ne peut approcher la Beauté, ni obtenir celle qu’il aime par‑dessus tout, il faudra qu’il exprime ces expériences, ces défaites par l’écriture, c’est‑à‑dire qu’il lui faut rendre la Beauté à travers le prisme de ses poèmes ou écrire un poème pour le substituer à l’acte d’amour. Écrire comme l’amour (p. 219), c’est à ce propos que le poète se prête à écrire et qu’il se met à figurer les choses et à composer des images dont le désir substitue le désir de la femme (ou de l’absolu). Le poème est donc « la phrase du désir » (p. 221), un désir de figuration où « le mouvement vers l’image vaut plus que l’image même » (p. 220).
6Le savoir du poète diffère de celui du philosophe (p. 58) car le poète ne cherche pas à dissoudre les contradictions là où incontestablement il en existe pour aboutir à une certitude logique forcément erronée. Sa quête de sens commence par l’ignorance, ce par quoi elle s’achève aussi (p. 287), même si le poète de toutes les manières s’efforce de pénétrer le monde et son propre esprit en s’envolant et retombant sans cesse. Le poète essaye d’aller au‑delà du vide du ciel (Rimbaud, Mallarmé) pour s’observer et pour révéler la singularité du monde, même si son savoir consiste notamment à « saisir des rapports » (p. 44) que l’humanité a négligés ; ces rapports inédits que le poète a trouvés créent un savoir sur un monde et un esprit souvent poussé à l’extrême, un savoir s’achevant dans l’ignorance en raison des perturbations (de la perplexité) qu’entraînent les rapports insolites.
Altérité & perplexité
7Il n’est pas facile de faire le portrait de quelqu’un qui n’existe pas ; tel est cependant le destin du poète, voire du sujet lyrique dont on a souvent parlé ces dernières années. Que ce soit dans le recueuil d’articles Figures du sujet lyrique (1996) ou Le Sujet lyrique en question (1996), ouvrages auxquels J.‑M. Maulpoix fait plusieurs fois référence, la figure du poète se maintient « hypothétique » et « insaisissable » (D. Combe : « La référence dédoublée », Figures du sujet lyrique, p. 63). Les auteurs de ces deux recueils d’articles s’accordent également à constater que le sujet lyrique est construit « par son discours » (D. Rabaté : « Énonciation poétique, énonciation lyrique », Figures du sujet lyrique, p. 67) et qu’il s’effectue comme un « pur sujet d’énonciation » (D. Combe, p. 39). Le sujet lyrique ainsi délimité en termes d’analyse du discours et de psychanalyse (qu’on se réfère ici à La révolution du langage poétique de Julia Kristeva), reste seulement à savoir en quoi consiste ce sujet selon les poètes eux‑mêmes. L’auteur du Poète perplexe se propose précisément à en dresser le portrait.
8En décrivant le poète comme « la quatrième personne du singulier » (voir l’article ainsi intitulé dans Figures du sujet lyrique), J.‑M. Maulpoix l’exclut des catégories courantes du discours ; on peut donc dire que, même dans le langage, la place du poète est ailleurs. Le poète étant composé d’un ensemble de voix divergentes, il ne constitue la voix de personne mais en s’appropriant la voix de tous les êtres réels et imaginaires, il se situe au sein de l’altérité.
9Écrire un poème équivaut à figurer, ce qui comporte un creusement de soi, un processus identitaire ; figurer équivaut également à « produire des identités hétérogènes » (p. 210) car le poète n’est pas un, mais multiple. Il cherche la réponse de la question initiale qui suis‑je ? en s’implantant et en cultivant « des verrues sur le visage » (Rimbaud), c’est‑à‑dire en opérant un enchevêtrement de ce qu’il n’est pas (identité‑ipse ou altérité) et de ce qu’il est (identité‑idem). J.‑M. Maulpoix emprunte les deux concepts d’ipse et d’idem à l’ouvrage Soi‑même comme un autre de Paul Ricoeur, sans toutefois le citer, en développant que les figures poétiques « disent le singulier par le détour du même. Elles fabriquent de l’ipse avec de l’idem » (p. 209).
10Le poète est un passant, mais il reste également dans sa chambre, il cherche du côté de l’abîme et du désastre, mais aussi du côté du sublime, il s’exalte, mais il descend aussi dans un trou noir de mélancolie. « Nul n’embrasse l’aube d’été qui n’est descendu profond dans le puits » (p. 42) nous dit Maulpoix en évoquant l’expérience dont procède Une saison en enfer et qui se termine dans les Illuminations. La perplexité du poète consiste à être partagé entre le réel et l’irréel, le dedans et le dehors, le proche et le lointain, l’intime et le vaste (p. 66). Plus il puise dans l’intime et le proche, plus il s’éloigne - telle semble surtout être la leçon de Baudelaire dont l’oeuvre foisonne de toutes sortes de figures antinomiques du poète : « en albatros, en dandy ou en chiffonier, en mauvais vitrier ou en pendu, en vampire, en revenant, en amant ou en assassin, en escrimeur ou en négresse, en caveau ou en boudoir... » (p. 104). Le poète est devenu une « figure impossible » (C. Doumet : art. « Poète », Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, 2001, p. 619).
11Le sujet lyrique étant quelqu’un qui se creuse et se cherche à travers l’écriture poétique, il est évident qu’il peut avoir recours à l’autobiographie qui est une façon de se dire. Dans « Notes sur l’autobiographie », Maulpoix prétend que l’autobiographie poétique dont Une saison en enfer est l’exemple type constitue la « figuration » et la « défiguration » du poète (p. 239), ce qui est en opposition directe avec l’idée d’autobiographie où le narrateur s’efforce de justifier ses actes et de présenter sa personnalité comme un tout. Dans l’autobiographie poétique, le sujet lyrique raconte plutôt l’aventure de ses figures multiples et l’écart qui existe entre « je » et « moi » (p. 241), soulignant par là que la distinction entre « sujet empirique » et « sujet lyrique » est vague (voir à ce sujet l’article déjà cité de D. Combe, « La référence dédoublée », sous‑titré « Le sujet lyrique entre fiction et autobiographie » ).
Lyrisme du style
12Le Poète perplexe a été publié chez José Corti dans la collection « En lisant en écrivant » qui, à peu de choses près, commande la même liberté d’expression que la collection « Fiction & Cie » des éditions du Seuil (notamment l’essai de Jean‑Marie Gleize, A noir. Poésie et littéralité, Paris, éd. du Seuil, 1992). Aussi, le style de J.‑M. Maulpoix est-il empreint de souplesse et d’allégresse sans toutefois négliger une logique rigoureuse dans ses réflexions. Il se sert volontiers de l’anaphore (pp. 265‑267) et il utilise des jeux de mots lorsqu’il veut parler de la poésie de Francis Ponge, sans doute pour nous dire que l’interprétation des textes est entourée d’incertitude (de perplexité) et que le texte critique peut se servir d’effets poétiques pour mieux les approcher : « Quelque chose en [la poésie de Ponge] dégorge, rage ou émerveillement. Quelque chose que la parole même rengorge. Ou dont elle regorge aussi bien » (p. 284). Tout au long de l’ouvrage, le lecteur est familiarisé avec la pratique de la métaphore : le poète « marche sur un fil » (p. 364), il est un « danseur de corde » (p. 19) même s’il est aussi un « claudiquant supérieur » (p. 136) qui doit « en rabattre » (p. 262). Ces métaphores qui sont autant de figures du poète, Maulpoix les emprunte aux poètes eux‑mêmes en tentant par conséquent de dialoguer avec eux dans leur propre langage. Le poète ayant d’abord été un rôdeur et un flâneur, il est devenu un homme qui reste dans sa chambre (p. 63), figures que Maulpoix rend par le biais de la métaphore en développant que le rôdeur est une abeille, l’homme en chambre une araignée - mot qu’il tire de l’oeuvre mallarméenne. L’auteur approuve donc les termes des poètes.
13Dans Le Poète perplexe néanmoins, les termes de poésie, de poème et d’effet poétique ne sont aucunement mis en doute. L’auteur ne discute pas leurs valeurs d’un point de vue scientifique, mais il présuppose d’une certaine manière que la notion de poésie réside dans les conventions normalement attribuées à celle‑ci. Il s’ensuit de ces présuppositions que le portrait de la poésie et du poète doit être une description positive, ce qui renforce l’éloge prestigieux que l’auteur nous en fait. Postuler l’existence de la poésie et parler en sa faveur en reprenant ce qu’elle dit et ce qu’elle fait, n’est‑ce pas la seule manière possible de parler d’elle ? Telle semble être la sagesse à tirer du Poète perplexe. On est loin ici des travaux méta‑théoriques de Groupe Mu, d’Henri Meschonnic, de Julia Kristeva, de Jean Cohen et de Barbara Johnson.