Extensions des champs de la théorie
1Il est à peu près impossible de maîtriser la théorie, mais une fois familiarisé avec elle, rien n’est plus comme avant : c’est avec cette idée que Jonathan Culler conclut le premier chapitre de sa très brève introduction à la théorie littéraire. Cette phrase résume aussi le but du livre, qui est de rendre le lecteur lucide face à la complexité des débats qui animent les théoriciens, sans aucune prétention d’épuiser leurs riches implications.
2La théorie est par définition un apprentissage et mieux encore un déniaisement, qui décourage la confiance dans les catégories rassurantes du sens commun en mettant au défi les idées reçues. J. Culler se montre conscient que le caractère aporétique propre à tout débat de la théorie, l’impossibilité déclarée de mettre fin aux interrogations et aux contestations intimident. On a même accusé la théorie littéraire, ajoute‑t‑il, d’avoir sapé le respect pour la tradition et l’admiration pour la vraie littérature, au profit du soupçon qu’elle jette sur les implications politiques et psychologiques des produits culturels... Mais la véritable raison d’être de la théorie, nous dit l’auteur, est de fournir des modèles de pensée détachables de leur champ d’origine et utilisables dans la réflexion sur d’autres aspects de la vie culturelle ou sociale. Cette conviction le conduit à un parti pris méthodologique : donner un aperçu des débats qui opposent les théoriciens, au lieu de présenter, voire de renvoyer dos à dos, les différentes « écoles » ou mouvements théoriques.
3Le cheminement dans la matière est progressif et le repérage est facilité par les titres des chapitres : 1. Qu’est‑ce que la théorie ?, 2. Qu’est‑ce que la littérature et est‑ce qu’elle compte ?, 3. Littérature et Cultural Studies, 4. Langue, sens et interprétation, 5. Rhétorique, poétique et poésie, 6. Le récit, 7. Langage performatif, 8. Identité, identification et sujet.
4En Appendice, le lecteur trouve un bref aperçu des notions véhiculées par la théorie littéraire, telles que « structuralisme », « déconstruction », « théorie féministe », « psychanalyse », etc.
5Nous suivrons, à notre tour, le cheminement proposé par J. Culler, en indiquant les débats les plus importants que l’auteur présente ; c’est dans le choix des problèmes, dans leur hiérarchie et brève présentation, explicite sans pourtant trop simplifier les choses, que tient l’intérêt du livre. En outre, le lecteur français a l’occasion de prendre conscience des différences qui peuvent exister entre les approches françaises à la théorie littéraire (comme, par exemple, celle proposée par Antoine Compagnon dans Le Démon de la théorie) et la perspective décrite par un théoricien américain.
Circonscrire la théorie et ses rapports à la littérature
6Il est dans la nature de la théorie de mettre en question tout ce que l’on considère habituellement comme allant de soi. Aussi J. Culler juge‑t‑il nécessaire d’interroger, dès le début de son ouvrage, les deux notions qui donnent le titre à son livre, théorie et littérature. Le troisième chapitre offre une mise au point des relations établies entre la littérature et ce que l’on appelle depuis les années 90 – aux Etats‑Unis et en Grande Bretagne – les Cultural Studies.
7S’il fallait préciser l’objet de la théorie, dit J. Culler, celui‑ci ne serait pas la littérature, ou bien la critique littéraire (comme le propose Antoine Compagnon), mais les « pratiques signifiantes » ou les Cultural Studies. La littérature et les études littéraires constituent une pratique culturelle particulière, qui ayant d’abord emprunté ses méthodes d’analyse spécifiques à d’autres domaines, s’enrichit par la confrontation avec d’autres pratiques discursives.
8La théorie rassemble sous son nom un corpus hétérogène de textes : des ouvrages d’anthropologie, histoire de l’art, cinéma, gender studies, linguistique, philosophie, théorie politique, psychanalyse, histoire sociale et intellectuelle, sociologie, etc. La théorie comme « genre » se définit donc, selon J. Culler, comme un corpus d’« œuvres qui réussissent à lancer un défi et ainsi à réorienter la réflexion dans d’autres domaines que ceux auxquels elles semblent appartenir » (3). Cette transgression des frontières qui séparent les différents domaines ne va pas sans l’importation des modèles de pensée, qui se montrent très utiles dans le nouveau contexte. Généralement, il s’agit d’interroger les prémisses qui fondent les différents types de discours, pour les dénoncer comme des constructions historiques. Ce qui est prétendument naturel ou donné est révélé comme produit par les pratiques discursives qui ne prétendent que le décrire. C’est ce que montrent les deux exemples cités par J. Culler, la théorie de Foucault sur la sexualité comme construction historique à partir du xixe siècle et la théorie de Derrida sur la réalité comme médiation par les signes d’un originel inexistant, mais construit comme un supplément. Il y aurait, en conclusion, quatre points à relever pour circonscrire la notion de « théorie » ; elle est 1) interdisciplinaire, exerçant ses effets au‑delà du domaine d’origine, 2) analytique et spéculative, 3) critique à l’égard du sens commun et 4) auto‑réflexive, interrogeant les catégories dont on se sert pour comprendre la nature de la littérature et des autres pratiques discursives.
9Les Cultural Studies, activité majeure dans le cadre des sciences humaines anglo‑américaines depuis les années 90, font l’objet pratique de la théorie. Elles interrogent surtout la manière dont les pratiques culturelles manipulent l’homme moderne, en faisant sentir leur influence sur la construction de l’identité – individuelle ou de groupe –, y compris celle des classes sociales marginales. L’émergence de ce type d’interrogations, précise Culler, est liée à deux événements distincts : la publication des Mythologies de Roland Barthes en 1957, ouvrage qui propose la lecture d’une série d’activités culturelles et la dénonciation de leur « faussement naturel », imprégné d’idéologie ; le marxisme britannique qui, à travers les ouvrages de Raymond Williams (Culture and Society, 1958) et Richard Hoggart (The Uses of Literacy, 1957), a conçu le projet de récupérer « les voix perdues » par la culture élitiste et de retrouver une littérature qui serait « l’expression du peuple ».
10L’intérêt des Cultural Studies pour tout ce qui est pratique culturelle rend difficile la tentative de cerner la spécificité de la littérature. D’ailleurs, affirme J. Culler, la théorie littéraire ne se donne plus pour tâche de définir la littérarité, ce qui se justifie par deux arguments : on peut parler de littérarité en dehors de la littérature (l’historiographie, par exemple, obéit à la logique de la narration littéraire, non pas à celle de l’explication scientifique) ; d’autre part, on peut relever l’importance des figures rhétoriques, que l’on tend à considérer comme cruciales dans la littérature, dans des textes non‑littéraires.
11Pour surmonter cette difficulté de définir le fait littéraire, J. Culler estime nécessaire la confrontation de deux perspectives différentes : on peut regarder les œuvres littéraires comme le lieu de manifestation d’un langage pourvu de propriétés particulières ou bien comme le produit des conventions et des formes spéciales d’attention. Ces deux perspectives se disputent les cinq points que relève J. Culler pour donner un aperçu des définitions les plus communes de la littérature : (1) comme défamiliarisation du langage et comme (2) unification du langage à travers la relation complexe – de renforcement, contraste ou dissonance – entre les structures des différents niveaux linguistiques ; (3) la littérature comme fiction, le rapport au réel restant ouvert à l’interprétation, (4) comme objet esthétique en tant que « finalité sans but » et finalement (5) comme construction intertextuelle ou auto‑réflexive. Mais ces traits, J. Culler le souligne, ne sont pas définitoires de la littérature : les deux premiers, par exemple, relèvent de la fonction poétique du langage que Jakobson exemplifie par un slogan électoral célèbre, « I like Ike ». C’est pourquoi la littérarité de la littérature ne peut se définir que par la tension entre le matériau linguistique et les attentes conventionnelles du lecteur, attentes qu’il a d’un texte littéraire.
12L’approche proposée par J. Culler, de la littérature comme pratique culturelle intégrable aux Cultural Studies, permet de voir les fonctions diamétralement opposées, difficilement conciliables que l’on a attribuées à la littérature : elle serait, selon les uns, un instrument idéologique qui fait accepter la hiérarchie sociale ou les coutumes de la société patriarcale, par exemple ; selon les autres, elle serait tout au contraire le lieu où l’idéologie est dénoncée ; d’une part, elle encouragerait la lecture et la réflexion solitaires, conduisant à la passivité et à la résignation, de l’autre, elle encouragerait tout au contraire la mise en doute de l’autorité, en produisant un sentiment de l’injustice sociale qui rend possibles la révolte et la lutte. Ouvert au débat se montre également le problème des effets de l’identification du lecteur aux personnages, vu que la littérature est une institution basée sur la possibilité de dire tout ce qui est imaginable, sur tous les sujets possibles.
13Analysée d’un regard critique, la littérature n’est plus seulement le bruit de la culture, écriture qui sollicite la lecture et qui engage dans des problèmes de sens ; la théorie la dénonce comme une institution paradoxale, qui vit de la dénonciation et de la critique de ses propres limites. Elle est profondément conventionnelle et, en même temps, profondément subversive. La conclusion des trois premiers chapitres du livre de J. Culler serait que la réflexion sur la littérarité est utile si, en tenant compte des pratiques de lecture typiques de la littérature, on les emploie à la lecture d’autres types de discours.
Les notions classiques de la théorie littéraire
14Les chapitres quatre, cinq et six de l’ouvrage de J. Culler s’attachent aux notions classiques du discours théorique sur la littérature : sens, intention, interprétation, figures, genres, récit, narration. Il s’agit ici d’une acception de la théorie littéraire dans son sens habituel de métacritique, de réflexion sur le langage de la critique.
15Pour introduire le lecteur dans le vif débat autour de la lecture littéraire entre ses deux extrêmes, l’explication du texte et son interprétation, J. Culler reprend les deux perspectives évoquées dans les chapitres précédents : la littérature vue, d’une part, sous l’angle des propriétés du langage dont relèverait le sens de l’œuvre (« the meaning ») et, d’autre part, comme l’effet d’une forme spéciale d’attention, caractéristique de l’interprétation.
16Pour expliquer le sens, J. Culler évoque la théorie saussurienne du langage, théorie qui plaide, souligne l’auteur, contre l’idée reçue selon laquelle le langage fournirait des noms à des pensées qui ont une existence individuelle apriorique. Le langage engendre ses propres catégories, que les œuvres littéraires explorent ; souvent, elles essayent même de soumettre ces catégories, voire de les re‑modeler, en en créant des nouvelles que le langage n’avait pas anticipées. Aussi le langage est‑il à la fois la manifestation concrète de l’idéologie, comprise comme code normatif, et le site de sa propre contestation et re‑configuration.
17Le sens d’une œuvre littéraire est lié, selon la reader‑response criticism, à l’expérience du lecteur. Selon les adeptes de cette école critique, interpréter une œuvre, c’est raconter l’histoire d’une lecture. Les études féministes, remarque J. Culler, dénoncent les stratégies qui font de la perspective masculine la perspective normative, qu’il s’agisse du lecteur implicite construit par un texte littéraire, ou du regard cinématique, propre à la caméra. L’interprétation est d’ailleurs présentée comme une pratique sociale : les différentes écoles de critique littéraire ou les approches théoriques sont autant de tendances à donner certaines réponses aux questions posées par le texte. Après tout, ce qui compte n’est pas nécessairement la réponse donnée, souligne Culler, mais ce que l’on fait des détails du texte qui y résistent.
18Il faudrait donc chercher le sens dans un espace encadré par l’intention auctoriale, le texte (ou le langage), le contexte et l’expérience du lecteur. L’intention de l’auteur est tout de suite dénoncée à l’aide des arguments invoqués dans le célèbre article de Wimsatt et Beardsley, The Intentional Fallacy. J. Culler va à l’encontre de l’idée que « anything goes » si l’on laisse la liberté au lecteur, car une interprétation doit être argumentée pour qu’elle soit validée par les autres. « Quant aux auteurs, ne vaut‑il pas mieux les honorer pour le pouvoir de leurs créations de stimuler une réflexion infinie et de donner naissance à une variété de lectures, plutôt que pour ce que nous imaginons être le sens originel de l’œuvre ? » (66)
19Pour adopter une formule conclusive, J. Culler affirme que le sens est déterminé par le contexte, puisque celui‑ci inclut les règles de la langue, la situation de l’auteur et celle du lecteur, ainsi que toute autre chose qui pourrait avoir une quelconque pertinence. Mais il n’y a aucun élément qui soit important a priori, le contexte restant ouvert à des changements qui peuvent se produire sous la pression des discours théoriques.
20Les chapitres cinq et six se concentrent sur des notions liées au genre lyrique et au récit, respectivement. J. Culler propose des couples de notions pour en relever des similitudes : ainsi, la poétique et la rhétorique sont décrites comme des tentatives de rendre compte des effets du texte littéraire ; la poésie est liée à la rhétorique en ce qu’elle est essentiellement langage qui abonde en figures de style et qui aspire à être convaincant ; la poétique, en tant que relevé des ressources et stratégies littéraires, n’est pas réductible à une énumération des figures rhétoriques mais elle peut être vue comme une partie de la rhétorique au sens large, qui étudierait les ressources des actes linguistiques de tous les genres. Les figures rhétoriques sont passées en revue, d’abord la liste des « quatre tropes fondamentaux », la métaphore, la métonymie, la synecdoque et l’ironie, suivie des moyens stylistiques caractéristiques de l’« extravagance de la lyrique » : l’hyperbole, l’apostrophe, la personnification, la prosopopée.
21Les théoriciens de la littérature s’accordent pour affirmer la centralité du récit, car c’est la logique des histoires qui aide à donner sens à la réalité. Les histoires répondent à un besoin humain élémentaire, ce qui permet de parler même d’une compétence narrative, qui consiste à savoir intuitivement qu’un récit est une vraie histoire. La théorie vise donc à exposer une connaissance ou une compréhension intuitive. Après un attentif relevé des notions théoriques les plus importantes de la narratologie (intrigue, histoire, discours, narrateur omniscient ou « unreliable », narrataire, temporalité, polyphonie, focalisation, vitesse, etc.), J. Culler détaille un débat déjà anticipé, celui des effets de la littérature. Sous le titre « what stories do », la question essentielle est de savoir si le récit est réellement une forme fondamentale de connaissance ou bien une structure rhétorique qui déforme autant qu’elle dévoile. La connaissance qu’il prétend présenter, ne serait‑elle seulement l’effet illusoire d’un désir épistémophilique du lecteur ? Il est impossible, selon J. Culler, de répondre à cette question. Une réponse serait envisageable si l’on pouvait dissocier la connaissance de la réalité et les narrations ; or c’est justement cette existence de la connaissance à l’état pur, pour ainsi dire, qui est mise en question quand on se demande si la narration est source de connaissance ou d’illusion. Ce que l’on peut faire, dit Culler en concluant, c’est de rester conscient du caractère construit, de la structure rhétorique des récits et en même temps de les étudier comme le moyen principal de comprendre dont on dispose.
Le parcours des théories (un exemple)
22Afin de montrer la manière dont les idées changent dès qu’elles entrent dans le domaine de la théorie, J. Culler suit le parcours de la notion de performativité chez J. L. Austin, Derrida et Judith Butler. La théorie du langage performatif, remarque J. Culler, a élargi le débat autour des notions de sens, effets de langage, identité et nature du sujet. Le cheminement de cette notion est exemplaire du passage d’une notion théorique d’un domaine à l’autre, passage qui enrichit les débats et les perspectives.
23La théorie de J. L. Austin est bien connue : il oppose les verbes constatifs aux performatifs, ceux‑ci étant des verbes qui ne décrivent pas mais accomplissent l’action qu’ils désignent (promettre, déclarer, baptiser, ordonner, etc). Cette distinction a permis de concevoir la littérature comme un acte ou comme un événement : elle n’est pas le lieu des pseudo‑affirmations frivoles mais elle trouve sa place parmi les actes du langage qui transforment le monde, en donnant vie aux choses qu’elle nomme. En outre, la théorie d’Austin postule la non‑pertinence de l’intention du locuteur : la parole n’est pas le signe extérieur d’un acte volitif intérieur qu’elle représente de manière vraie ou fausse, mais, comme dans une œuvre littéraire, le problème qui se pose est si elle s’intègre bien à un tout.
24Derrida reprend à son compte la théorie d’Austin, pour montrer que les phrases performatives fonctionnent comme telles si elles sont reconnues comme des versions ou des citations de formules socialement codifiées et répétables : « le langage est performatif dans le sens où il ne fait pas que transmettre l’information, mais il accomplit aussi bien des actes par la répétition des pratiques discursives établies » (98).
25C’est la version de Derrida qui est empruntée par les études féministes, notamment par Judith Butler, l’auteur de Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity (1990), Bodies that Matter (1993) et Excitable Speech : A Politics of the Speech Act (1997). Selon Butler, le « gender » est performatif : on devient un homme ou une femme à force de répéter des actes qui dépendent des modes socialement établis d’être un homme ou une femme. La performativité du « gender » tient dans une pratique citationnelle itérative, dans la répétition obligatoire des normes qui encadrent et contraignent l’individu. Ce modèle est à l’œuvre, par exemple, dans la construction de l’identité des homosexuels en tant que groupe perçu comme déviant de la normalité. L’interpellation « queer » (bizarre) dérive sa force de sa répétition : elle fait écho, selon Butler, à d’autres interpellations, en rassemblant les locuteurs comme dans un chœur imaginaire qui dirait « queer ». Sa force performative tient dans le fait qu’elle se conforme à un modèle lié à l’histoire d’une exclusion. La « queer theory » est un nom adopté par l’avant‑garde des « homosexual studies » qui, en affichant cette épithète vise à changer sa signification pour en faire un insigne d’honneur plutôt qu’une insulte. Ainsi, la performativité d’une expression se dégage de sa répétition et devient le mécanisme de création de l’identité d’un groupe social marginalisé.
26Cet exemple permet de voir la manière dont une perspective interdisciplinaire enrichit les débats par le passage des notions d’un domaine à l’autre. Ainsi, la notion de performativité a approfondi la compréhension du rôle configuratif du langage, ainsi que de la relation entre ce que « dit » le langage et ce qu’il « fait » ; elle a également enrichi la réflexion sur l’identité et la manière dont elle se construit, sur le fonctionnement des normes sociales, sur la relation entre le changement individuel et social. En général, remarque J. Culler, le modèle des performatives donne une représentation plus sophistiquée de ce qui est habituellement décrit comme le brouillage des frontières entre le réel et le fictionnel.
27Le problème du sujet préoccupe l’auteur dans le dernier chapitre de son ouvrage. La théorie, affirme J. Culler, a contesté non seulement le modèle dominant dans la tradition moderne, celui de l’individualité comme quelque chose de donné, mais également la priorité du sujet ; Foucault, par exemple, montre que les recherches de la psychanalyse, de la linguistique et de l’anthropologie ont « décentré » le sujet, tout en changeant la perspective du sujet comme acteur, comme subjectivité libre qui agit, au profit d’une compréhension de l’individualité comme sujet à des régimes variés. La littérature est une riche source de modèles de construction de l’identité, qui offre toutes les combinaisons possibles entre des variables comme l’inné, les normes sociales comme obstacles à surmonter, l’identification à un groupe ou à une classe sociale, le désir de transgresser les limites de son propre « je ».
28La théorie rend compte de la complexité du problème de l’identité. Tout d’abord, elle s’interroge sur le caractère idéologique des discours qui prétendent représenter le sujet, pour montrer que la littérature, les films, les médias contribuent, en fait, à sa construction. Le problème de l’identification, central au discours psychanalytique de Freud, Lacan et Mikkel Borch‑Jakobsen, est l’un des termes du débat autour de l’« essentialisme », entre la notion d’identité comme donné et celle de l’identité comme construction processuelle, créée à travers des allégeances et des oppositions.
Une introduction objective à la théorie ?
29La théorie, dit J. Culler en conclusion à son ouvrage, ne donne pas des solutions harmonieuses ; souvent, avoue l’auteur, « je me suis retrouvé dans la situation de finir un chapitre en évoquant la tension entre des termes et des perspectives opposés et de conclure qu’il faut les suivre tous, en oscillant entre des alternatives incontournables mais qui ne permettent aucune synthèse » (120). Si la parfaite maîtrise de la théorie se montre impossible, la familiarisation avec ses débats change la réflexion non seulement sur la lecture et la littérature, mais aussi bien sur la culture en général, sur ses rapports à la société et au monde. C’est surtout l’effet de la théorie envisagée, tel que le propose J. Culler, comme corpus de textes liés à toutes les « pratiques signifiantes », et non seulement comme un relevé systématique des méthodes de travail propres à la littérature. C’est le caractère interdisciplinaire de la théorie qui fait d’elle une source de modèles de réflexion, généralement subversifs à l’égard du sens commun.
30Suivant l’invitation qui clôt le livre, celle de poursuivre la réflexion, le lecteur de J. Culler peut se poser des questions à l’égard de l’ouvrage même : le « naturel » contre lequel on est constamment mis en garde par l’auteur, ne serait‑il pas idéologique ici, ne fût‑ce que l’effet du choix des notions à présenter, de leur voisinage, voire de leur confrontation plus ou moins explicite ?
31Le ton du livre n’est pas dogmatique et les affirmations ont parfois une certaine légèreté ludique ou ironique (« the fancy name of intertextuality », dit Culler, sans préciser l’auteur de ce nom), qui caractérise également l’humour rassurant des caricatures qui accompagnent le texte. Il y a des partis pris, certes, mais ils ne sont pas dangereux pour le lecteur, surtout si celui-ci prend le livre de J. Culler pour ce qu’il est : une très brève introduction à la théorie littéraire publiée aux Etats-Unis (ce qui explique les nombreuses références aux Cultural Studies et les exemples de la littérature britannique et américaine), censée réduire les inhibitions que l’on pourrait avoir devant la complexité des débats théoriques au profit d’une réflexion de plus en plus lucide.