Misérables Misérables
1La nouvelle édition des Misérables dans la « Bibliothèque de la Pléiade » s’inscrit dans une collection dont l’histoire est ancienne. Sans en faire un historique, disons qu’après avoir été la bibliothèque de l’honnête homme (jolie présentation sur papier bible, annotation légère), puis une bibliothèque scientifique et critique qui s’est illustrée avec des chefs-d’œuvre comme l’édition de Saint-Simon, de Nerval, de Proust, de Ponge, de Michaux, de Shakespeare encore tout récemment, l’esprit de cette collection a changé, jusqu’à raboter drastiquement l’appareil, l’apparat qui la caractérisait. Les Misérables avaient eu une première fois les honneurs de cette collection, en 1951, sous l’égide de Maurice Allem, spécialiste des variantes. C’était l’époque préhistorique de la Pléiade : peu de notes, une introduction étique, pas grand-chose. Le temps passe. Il faut dépoussiérer : après tout, Les Misérables sont le plus grand livre de la littérature française. Donc, nouvelle édition. Las, c’est la période triste de la Pléiade, dont le mot d’ordre semble être « Economy, economy, Horatio », et, au lieu de la belle et grande édition qu’on pouvait attendre, c’est une pauvre chose à quoi on a droit : Les Misérables dans une édition misérable. Car cette édition, d’un bout à l’autre, nuit à la compréhension des Misérables, les défigure, et, accessoirement, ruine le travail fait sur ce roman depuis plus de cinquante ans.
Histoire éditoriale erronée, étude génétique biaisée
2Les vraies difficultés commencent une fois qu’on entre dans l’édition elle-même. Ce qui est difficile, c’est la confusion textuelle de l’édition à laquelle conduit le dispositif éditorial. Celui-ci est le fait de la collection, qui distingue entre « Introduction », « Chronologie » et notice, ici intitulée « Note sur le texte ». En soi, ce n’est pas un mauvais dispositif, encore faut-il s’astreindre à un net partage des informations. Ce n’est pas le cas : les deux responsables de cette édition, Henri Scepi et Dominique Moncond’huy, mélangent tout, notamment en ce qui concerne la genèse particulièrement complexe du roman, dont les éléments se trouvent dans chacune de ces trois parties. Au lecteur d’essayer de reconstituer la genèse des Misérables ainsi éparpillée. L’éditeur s’en accommode fort bien, quant à lui, cela lui permet d’imposer une conception des choses qui, autrement, c’est-à-dire si une véritable étude génétique d’un seul tenant était faite, s’invaliderait d’elle-même. Au contraire, morcelées, ces aberrations peuvent passer inaperçues.
3En ce qui concerne la genèse du texte, l’éditeur part d’une idée qui n’appartient qu’à lui : Les Misérables n’existent pas avant 1860. C’est partiellement vrai, puisque le roman ne paraît qu’en 1862 et que ce n’est qu’en 1853 que le titre apparaît, sur la 4e de couverture de Châtiments, mais il n’empêche que ce qui prendra le titre des Misérables a commencé à être écrit bien avant l’exil, de 1845 à février 1848, sous les titres successifs Jean Tréjean et Les Misères, et que cela représente à peu près les trois cinquièmes du roman publié en 1862. Il n’y a pas eu de rupture textologique entre les deux campagnes d’écriture de 1845-1848 et de 1860-1862. Il y a eu une rupture temporelle, historique, politique, idéologique, c’est parfaitement indiscutable. Mais pas textologique : Hugo a repris le texte de son roman sur le manuscrit qui existait et qu’il sort de la « malle aux manuscrits » le 25 avril 1860, et ce n’est donc pas un nouveau texte qu’il entreprend. Les ajouts de 1860-1861 sont eux-mêmes tout à fait visibles sur le manuscrit et il est possible d’isoler ce qui a été écrit avant l’exil et pendant l’exil. C’est ce qu’a fait Guy Rosa dans son édition électronique sur le site du Groupe Hugo. Avancer que la graphie de Hugo a changé, comme le fait l’éditeur, est à cet égard faux, comme il est faux d’avancer que le texte du manuscrit se présente sous un aspect compliqué empêchant de faire le partage entre les deux campagnes d’écriture. C’est ce qu’écrit l’éditeur au mépris de toute réalité :
Sauf exception, le texte des Misères n’a aucune autonomie spécifique ; il se mêle aux transformations intervenues à partir de 1860 au moment de la reprise du manuscrit ; il laisse deviner ses contours originels quand il ne disparaît pas sous des quadrillages de biffures et des barres d’encre épaisse, pour laisser place, en marge ou dans l’interligne, à un texte sensiblement différent. (p. 1545)
4On a du mal à comprendre : le texte des Misères est impossible en somme à distinguer de celui des Misérables, mais, d’un autre côté, il est « sensiblement différent » ? Inexact d’autre part de soutenir que le texte des Misères « n’a aucune autonomie spécifique », étant donné que c’est le manuscrit des Misères elles-mêmes évidemment, et des Misérables, qui s’écrivent dessus et en marge de ce qui a été écrit avant l’exil, et à la suite pour ce qui n’a pas été écrit (narrativement, par exemple : la Ve partie). L’éditeur veut faire accroire que Les Misères n’ont que peu à voir avec Les Misérables, puisque dans son idée Les Misérables naissent en 1860. Contre cette réalité factuelle du manuscrit, l’éditeur invente une réalité alternative, formulée avec aplomb : « on dit parfois que nous passons d’une première version « embryonnaire » et simple à une autre, plus élaborée, plus complexe, et bientôt définitive. Il serait plus exact de voir dans ces deux livres deux projets distincts, deux œuvres séparées » (p. xiii-xiv). Cela relève du fantasme : ce n’est pas parce qu’il y a eu deux campagnes d’écriture, qu’il y a eu deux textes, et à plus forte raison, deux projets. Le texte initial de 1845-1848 a été tout à la fois achevé, narrativement, et repensé, reconfiguré, compte tenu de l’écart temporel, historique, politique, idéologique entre les deux époques. L’éditeur tient cependant à son extravagante conception, et fait tout pour minorer ce qui a été écrit avant 1860. Ce qui a été écrit avant 1860 est régulièrement désigné par lui sous le titre Les Misères, c’est très inexact. Jusqu’à la fin de 1847, c’est Jean Tréjean qu’écrit Hugo, mais manifestement il faut ôter le plus de réalité à ce texte, d’abord en lui enlevant son épaisseur historique et textuelle. Ensuite, ce texte lui-même, dont l’existence est incontestable, l’éditeur tente de le réduire à presque rien. Ce ne sont que des « fragments » qui auraient été écrits, bref des ébauches représentant peu de chose et ne constituant pas un tout. Dans l’esprit de l’éditeur, ces Misères seraient une sorte de brouillon, d’avant-texte. Ce n’est pas du tout le cas, cela représente bien plus de la moitié du roman tel qu’il sera publié en 1862 ; ajoutons aussi que Hugo a travaillé à Jean Tréjean et aux Misères pendant plus de deux ans et demi et qu’à l’automne de 1847 il change même l’horaire de ses dîners pour allonger sa journée de travail, il est alors en phase d’achèvement ; de l’autre côté, Les Misérables auront été terminés en à peine six mois. Provisa res, dira à bon droit Hugo. Comme l’éditeur veut donner consistance à son impossible scénario génétique, il n’hésite pas à présenter un état minimaliste du peu qui aurait été écrit par Hugo avant 1860, aussi dresse-t-il une liste des livres et des chapitres écrits en 1845-1848 (p. 1536). On découvre, que pour l’actuelle première partie ont été rédigés « le début du livre VI (« Javert »), le livre VII (« L’Affaire Champmathieu »), et le livre VIII (« Contrecoup ») ». Donc, les livres I, II, V, et VII n’auraient pas été « rédigés » (pour l’éditeur qui doit avoir une approche scolaire de la génétique, un écrivain n’écrit pas, il rédige…). Même si on laisse de côté le livre IV, dont seul a été écrit le dernier chapitre avant l’exil, le roman commencerait avec le livre sur Javert — et « le soir d’un jour de marche » (II, I, 1) daterait de l’exil. Le reste est à l’avenant. Pour quelqu’un qui prétend s’appuyer sur « l’ouvrage capital de René Journet et de Guy Robert (Le Manuscrit des « Misérables », Les Belles-Lettres, 1962 [en fait, 1963]) » (p. 1536), cela témoigne d’une lecture un peu hâtive de cet « ouvrage capital ». Il doit y avoir une erreur. De fait, dans la « chronologie », à la date du 13 novembre 1846, se lit cette phrase : « À cette date, la rédaction n’a été poussée qu’au terme de la première partie des Misères, correspondant dans Les Misérables, à la fin de « Petit-Gervais », le chapitre xiii du livre II de la Ire partie du roman » (p. lxiv). Évidente contradiction qui ne peut s’expliquer que par un défaut d’harmonisation du travail entre les deux collaborateurs de cette édition. Quoi qu’il en soit, le scénario génétique qui se donne à lire dans cette « Note sur la présente édition » et dans l’« Introduction » et la « Chronologie » ne repose sur rien.
5Comment produire un pareil scénario ? À cette question, le dispositif éditorial de la collection a procuré à l’éditeur toutes les réponses. Reconnaissons que les deux éditeurs y ont mis du leur, comme en témoigne la chronologie de la « rédaction », allant du 17 novembre 1845 (première date portée sur le manuscrit) au 22 mai 1885 (mort de Hugo), et couvrant pas moins de 29 pages (p. LXIII-LXXXI). Étonnant découpage : l’écriture des Misérables déborde la parution du roman, alors que la chronologie semblait, par la date initiale du 17 novembre 1845, ne concerner que la phase génétique de l’écriture. À ce compte, pourquoi ne pas avoir commencé par le 26 février 1802 (date de naissance de Hugo) ? Contra, un coup d’œil sur ce qu’avait fait le grand et savant hugolien R. Journet dans son édition des Misérables (GF-Flammarion, 1967) donnera une idée de ce qui pouvait être rigoureusement fait, en l’occurrence une chronologie de la vie de Hugo (1802-1885) dans laquelle s’inscrivait une chronologie de l’écriture du roman, celle-ci tenant en à peine trois pages, où tout était dit, parfaitement et précisément. Au lieu de cela, s’étire une interminable chronologie, qui va du 17 novembre 1845 au 22 mai 1885. Quelques remarques. D’abord, il est périlleux en génétique de chercher à remonter à l’origine, c’est un mot tabou. Remonter à 1829-1834 (édition originale du Dernier Jour d’un condamné et Claude Gueux) peut, à la limite, se comprendre, mais pourquoi ne pas remonter à Han d’Islande et à Bug-Jargal, leurs deux héros éponymes ne sont-ils pas des exclus de l’ordre social, des misérables en leur genre ? Ce n’est qu’un exemple de ce que peut produire une recherche du commencement « avant le commencement ». Ensuite, le survol chronologique de l’introduction se fixe, pendant l’exil, sur Les Contemplations (p. XXV) et sur le « termine les Misérables » proféré par un des esprits de 1853 (p. XXVI). C’est difficile à comprendre génétiquement, mais trouve son explication dans la rhétorique de l’introduction : comme après cette douzaine de pages chronologico-génétiques doit venir un développement sur la philosophie de l’infini dans le roman, « Le premier personnage est l’infini » (p. XXVI-XXXII), la mention du livre VI des Contemplations et de l’injonction de la Table (p. XXV-XXVI) offre une transition en amenant la référence spirite. (On ne peut que regretter l’absence de mention de l’excellente plaquette d’Y. Gohin, Sur l’emploi des mots « immanent et « immanence » chez Victor Hugo, Minard, « Archives des lettres modernes », n° 94, 1968, qui aurait permis de comprendre que l’infini dans Les Misérables n’est pas le même que celui des Contemplations.) Quoi qu’il en soit, introduction et chronologie se mêlent et s’emmêlent pour produire quelque chose d’informe.
6Si ce découpage donne une idée assez juste de ce qu’est la genèse du roman pour eux, ladite chronologie suscite d’autres étonnements. Le plus étonnant en la circonstance est la part réservée à la période 1848-1860 (p. LXVI-LXXII) : c’est considérable, et d’autant plus que pendant cette période Hugo n’écrit rien ou à peu près rien des Misérables. Il a interrompu Les Misères le 14 février 1848 et ne ressort le manuscrit qu’en avril 1860. Seul fait notable : l’annonce des Misérables en 1853 à l’occasion de la parution clandestine de Châtiments et l’injonction de « la Civilisation » (un des esprits se manifestant lors des séances de Tables) de « termine[r] Les Misérables », le 15 septembre 1853. À part cela rien, sauf toute l’entreprise poétique de 1852-1859. C’est sans aucun doute la période la plus créatrice de Hugo, mais c’est exclusivement une phase de poésie (après le premier semestre de 1852 consacré à Napoléon-le-Petit et Histoire d’un crime, la prose disparaît de l’écriture de Hugo jusqu’en 1860). On peut bien arguer que Les Misérables sont un « poème », ce n’est pas de la poésie aux yeux de Hugo, et il est sans objet de chercher on ne sait quel travail du roman pendant cette période de poésie. D’autre part, les années durent longtemps chez Hugo : l’écart génétique entre ce qui s’écrit entre Les Contemplations, par exemple, et ce qui s’écrit à partir de 1860 est immense et il est vain d’essayer d’établir une séquence ininterrompue de 1854-1856 à 1860. Ou bien, il faudrait remarquer que tout à la fin de la phase de poésie une confrontation critique entre la poésie elle-même et la prose se dessine. Ainsi au printemps de 1859, en plein achèvement de La Légende des Siècles, Hugo sur un carnet de travail (B.N. n.a.f. 13. 357) ébauche la conversation de l’évêque avec le conventionnel : cela doit être interrogé, et c’est possible grâce à la transcription de ces pages que R. Journet et G. Robert ont donnée dans le premier volume de leur Contribution aux études sur Victor Hugo (Les Belles-Lettres, Annales littéraires de l’Université de Besançon, 1979), comme doit être interrogée la relation de La Fin de Satan aux Misérables. Pour les deux éditeurs, la seule Fin de Satan qu’ils semblent connaître est celle de l’hiver et du printemps 1854, sauf que, juste après la publication de la Légende, à l’automne de 1859, c’est à cette Fin de Satan en sommeil depuis cinq ans que se remet Hugo et ce travail l’occupera jusqu’en avril 1860. Or c’est précisément parce que cette épopée ne peut être terminée (et comment l’aurait-elle pu traitant d’un tel sujet ?) que Hugo rouvre la malle aux manuscrits pour en sortir son roman. C’est absolument essentiel : le roman s’articule sur l’épopée impossible, et cela a des conséquences aussi bien poétiques qu’idéologiques. Poétiques : il s’opère une transposition des personnages de l’épopée dans le roman (Valjean/Satan, Éponine/Lilith Isis, Cosette/Ange Liberté, etc.). Idéologiques : des discours incontestablement inspirés du poème épique dans son orientation apocalyptique (discours du conventionnel, d’Enjolras) se retrouvent dans le roman, et surtout le roman ne cesse de montrer que les temps épiques sont désormais finis, en 1815 comme en 1832. De cela rien, pas une seule ligne sur la reprise de La Fin de Satan de l’automne de 1859 au printemps de 1860, soit plus de six mois de travail, mais des développements sans véritablement d’intérêt sur les Tables (l’expérience est terminée depuis l’automne de 1855) et sur ce qu’écrit Hugo entre Les Contemplations et La Légende des Siècles, ce qui n’a rien à voir avec le roman. Ou bien il aurait fallu peut-être réfléchir sur le fait que Hugo reprend son roman par un chapitre (IV, xv, 1), dont il emprunte le titre, « Buvard, Bavard », à une rime des Contemplations (« Premier Mai », II, 1), c’est indiqué p. 1657, n. 1, sans que rien en soit tiré.
7L’autre étonnement, lié au précédent, que suscite cette chronologie est cette chronologie elle-même, qui n’est que partiellement en prise sur le roman, à l’exception des informations puisées dans la chronologie du Club français du livre, dans Le Manuscrit des « Misérables » de Journet et Robert, et dans le livre de B. Leuilliot (Victor Hugo publie « Les Misérables », Paris, Klincksieck, 1970). Les deux éditeurs continuent d’essayer dedonner créance à l’idée que Les Misérables n’ont vraiment commencé à exister que sous l’exil, qu’avant il n’y a à peu près rien (3 pages dans leur chronologie) et très parcimonieusement ils donnent quelques dates d’une période d’écriture très longue (été 1845-février 1848), comme si Hugo n’écrivait que des « fragments », étant entendu que les choses sérieuses commencent avec la révolution de 1848, quand précisément Hugo ne travaille plus à son roman : on verra là une subtile dialectique.
8Dans la longue « Note sur le texte » (p. 1535-1548) devraient être exposées les raisons qui ont conduit à choisir comme texte de référence l’édition originale de 1862 imprimée à Bruxelles. Le brouillamini de l’exposé est déconcertant. Elle s’ouvre sur un paragraphe consacré à la parution du roman chez Lacroix, l’éditeur s’aperçoit alors qu’il n’a pas fait l’histoire de l’écriture des Misérables, même si dans son introduction et dans la chronologie il a accumulé des éléments génétiques qui ne constituent aucunement une genèse des Misérables. De là un développement qui commence par « l’achèvement du texte » (p. 1535-1538), et dont la première phrase vaut d’être citée : « Cette publication est bien sûr un aboutissement qui couronne plus de deux années d’un travail intense et assidu, si l’on s’en tient à la seule période de reprise et d’achèvement de l’œuvre pendant l’exil ». Ce « bien sûr » vaut d’être relevé. Perdu dans l’histoire du texte dont il a distribué des bouts ici et là, l’éditeur se rend compte que le roman n’est toujours pas écrit, cela va être maintenant fait. Après une demi-page sur ce que Hugo a écrit avant l’exil (c’est-à-dire sur ce qu’il n’aurait pas écrit en fait, si on se reporte aux p. 1536-1537), l’éditeur revient à sa fausse conception : depuis 1848, quand il avait arrêté l’écriture du roman, Hugo ne cessait d’y penser. C’est « une temporalité beaucoup plus vaste qui doit être prise en compte » (p. 1536), même si « à aucun moment Hugo ne renonce : le roman passe au second plan, mais ne s’efface pas : il hante sourdement l’esprit » de Hugo. Description du travail de Hugo tirant enfin le roman de la malle « où il l’avait longtemps laissé sommeiller ». Récit du réveil du manuscrit (p. 1536-1538), à la lumière des travaux de « Robert [sic] Journet et Guy Robert » (p. 1537). Récit subséquent de la composition éditoriale du texte, appuyé sur le livre de B. Leuilliot (p. 1539-1542). C’est fini, Les Misérables sont publiés, par l’éditeur « bruxellois » (l’éditeur a une prédilection pour cet adjectif qu’il emploie constamment), et c’est cette édition « bruxelloise » qui servira de référence à l’éditeur. « Nous étions bien abusés » en réalité, puisque pendant trois pages sont décrites les « autres éditions à prendre en considération » et les « éditions critiques » (p. 1542-1545). Pour montrer que cette édition originale de référence est insuffisante, il faut tenir compte, afin que l’édition dite « de référence » (p. 1542) soit vraiment une édition de référence, des éditions qui l’ont suivie, depuis l’édition de Paris de 1862 jusqu’aux toutes dernières éditions du roman. Il est assez admirable que l’éditeur se démente ainsi lui-même, en affirmant qu’il suit une édition pour ne pas la suivre. C’est la faute sinon à Rousseau, du moins à Paul Meurice, responsable de l’édition de l’Imprimerie nationale, et de ses épigones. Une parenthèse est ici nécessaire sur l’histoire des éditions des Misérables.
9L’édition originale, en dehors de sa publication en 1862, n’a plus dès lors été reprise. Seul René Journet dans son édition de 1967 (GF-Flammarion) l’avait reproduite et s’y était tenu, sans y apporter aucune modification. Ce n’est pas ce qu’a fait le présent éditeur qui, en la circonstance, s’est rencontré avec la plupart des hugoliens, à l’exception de Journet, qui n’ont cessé depuis l’édition de l’Imprimerie nationale de 1908-1909 de donner un texte corrigé de cette édition originale, au point que le texte des Misérables aujourd’hui est un agrégat de corrections qui n’a plus grand-chose à voir avec ce qui a été publié à Bruxelles en 1862. Que s’est-il passé ? Dans un premier temps, Hugo a remis au fur et à mesure le texte à son éditeur Lacroix, qui l’a fait typographiquement composer, et, au fur et à mesure, a envoyé les épreuves à Hugo, qui les a corrigées et renvoyées, et ainsi de suite, jusqu’à la publication du roman. Seulement, certaines corrections n’ont pas été honorées, des fautes sont restées. Aussi Hugo au fil des rééditions de 1862 (édition de Paris, postérieure de peu à l’édition de Bruxelles) jusqu’à la fin de sa vie (édition dite Ne varietur Hetzel-Quantin de 1881) n’a pas arrêté d’introduire des corrections. Et cela a continué après sa mort, avec les éditeurs posthumes qui réalisent la monumentale édition de l’Imprimerie nationale au début du xxe siècle. Pour cela ils ont repris les corrections introduites au fil des décennies et en ont ajouté d’autres en se reportant au manuscrit. Ils ont été suivis par les éditeurs modernes d’Allem jusqu’à Scepi. Cette pratique éditoriale est pavée de bonnes intentions, mais, comme il était prévisible, elle conduit à un enfer éditorial. Les bonnes intentions : la fidélité à Hugo. Sauf que, en la matière, c’est moins la fidélité à Hugo qui importe que la fidélité au texte de Hugo, ce n’est pas pareil, et plus précisément la fidélité au texte de Hugo choisi comme référence, à savoir l’édition originale de Bruxelles. Un point, c’est tout. Une fois un livre publié, ce livre n’appartient plus à son auteur. Celui-ci peut faire toutes les corrections qu’il veut, le texte corrigé qui en résultera ne peut être, s’il est publié, que l’objet d’une nouvelle édition. Les modifications voulues par Hugo et enregistrées pieusement par ses éditeurs devraient donner le texte parfait correspondant aux intentions et aux volontés de l’auteur. Mais celui-ci n’est jamais que le premier lecteur de son œuvre, il peut déclarer que telle ou telle édition est la bonne, cela ne change rien. La seule solution est de publier à l’identique l’originale — l’originale de Bruxelles, telle quelle. Les corrections introduites dans les éditions postérieures du fait de Hugo ou de ses éditeurs prétendant respecter ses volontés (faisant par exemple appel au manuscrit comme autorité suprême), ces corrections doivent apparaître en notes, dans l’apparat critique. Au lieu de cela, l’éditeur présent, comme ses prédécesseurs, a fait une espèce de soupe éditoriale en vue d’arriver au « meilleur texte », agrémentée, dans le cas de la collection où est publiée cette édition, des contraintes propres dites « normes-Pléiade » qui sont imposées aux éditeurs. Le résultat est un texte composite, bien éloigné du texte tel qu’il a été publié à l’origine. Avancer comme le fait l’éditeur présent que la reproduction de l’originale de Bruxelles, dont il trompette qu’elle est l’édition de référence, serait « aveugle et mécanique » (p. 1546) est une ineptie. C’est le texte, n’en déplaise à l’éditeur, et n’en déplaise à Hugo. Je ferme la parenthèse.
10Comme il faut se baser sur les éditions postérieures pour revenir à l’originale en l’enrichissant des corrections intervenues après, selon un sophisme éditorial obligé, pourquoi ne pas revenir au manuscrit ? Une page lui est donc consacrée (p. 1545), occasion pour l’éditeur de reprendre ses habituelles idées (Les Misères n’ont qu’un semblant d’existence).Deux pages finalement couronnent cette « note sur le texte » : « La présente édition » (p. 1545-1548). Pour l’essentiel, c’est une justification des « normes-Pléiade », sous les fourches desquelles doivent passer les éditeurs, au nom de la sacro-sainte modernité orthographique et typographique.
11Pour conclure sur cette notice, on observe comme précédemment les mêmes confusions et amalgames entre ce qui relève de la genèse et ce qui relève de l’édition. Cela aboutit à une courte étude sur le manuscrit des Misérables, alors que, bien entendu, c’est par lui qu’il aurait fallu commencer. Le manuscrit n’intervient que comme « une source précieuse et un point de référence indispensable pour le travail d’établissement du texte » (p. 1545). Voilà à quoi on est conduit quand on n’a aucun principe d’édition assuré
12Tout de ce travail d’édition est-il insauvable ? Pas complètement : le texte des Misérables est suivi d’un assez copieux « atelier » (p. 1423-1493), qui révélera à la plupart des lecteurs des pages qu’ils ne connaissaient pas : projets de préface, ébauches, pages écartées (dont les magnifiques « Fleurs », p. 1463-1493). L’éditeur n’a, il est vrai, guère eu de mal à composer cet atelier, il disposait du travail fait précédemment par des hugoliens comme Jean Massin ou René Journet, il a donc picoré à droite et à gauche, mais sans expliquer les raisons de son choix, lequel n’est qu’arbitraire et sans justification. Au moins, ce qu’on appelait « Préface philosophique » des Misérables, aurait-il pu être éclairé par les études décisives de P. Albouy, J. Delabroy et B. Leuilliot et interrogé le rapport que ces pages, présentées sous forme de digest, entretiennent aux Misérables eux-mêmes.
13Les pages étaient comptées, bien que cela n’ait pas empêché cette édition de se terminer par près de quarante pages (p. 1495-1532) consacrées aux « Images des Misérables ». Sans doute la popularité du roman a été telle que de multiples éditions ont paru illustrées, mais à quoi bon reproduire des illustrations à la suite d’une édition qui prétend être celle de l’originale, laquelle ne comportait aucune illustration ? Contrairement à ce qu’il fera pour Les Travailleurs de la mer dont l’écriture a été accompagnée par plusieurs dessins de Hugo (mais qui n’ont pas été reproduits lors de la publication du roman), Hugo n’a rien fait de tel dans le cas des Misérables. Je ne vois pour ma part dans cette section « Images des Misérables » qu’une banale opération de marketing, sans aucun intérêt. Outre que la qualité des reproductions est assez médiocre, notamment celle des dessins de Hugo, ce choix d’images est maigrelet et contestable. Pourquoi sept planches, sur vingt-trois, soit plus d’un tiers, aux stupides productions de Cham dans le Journal amusant ? Inversement, pourquoi aussi peu de dessins de Hugo ? quatre en tout. Il suffisait au moins de se reporter aux deux derniers volumes de l’édition Massin pour avoir une abondante pâture iconographique.
14Ces « Images des Misérables » sont accompagnées, à deux cents pages de distance, par une étude de M. Moncond’huy intitulée : « Les Misérables, la Scène et l’image : constitution et aléas d’un imaginaire universel » (p. 1689-1707). Ce devrait être la notice aux « Images des Misérables », c’est en fait un examen de tout ce que Les Misérables ont suscité graphiquement, photographiquement, scénographiquement, cinématographiquement. C’est trop et trop peu, pas à sa place en tout cas dans une édition du roman, et une édition où la part elle-même des éclaircissements du texte dans les notes est si chichement mesurée. Quelle que soit la valeur de cette étude, ces pages sont quand même inquiétantes. Elles laissent à penser que la gloire des Misérables, comme il y a eu « La Gloire de Hugo » (célèbre exposition de 1985 au Grand-Palais) tient finalement à tous les produits dérivés qui sont sortis du roman. En somme, si Les Misérables existent encore de nos jours, c’est grâce à Broadway. Je ne force qu’à peine le trait, tant il est clair que cette étude s’inscrit en plein dans la perspective d’ensemble de cette édition : ôter son historicité à ce roman de 1862.
Lire & comprendre Les Misérables : déshistoricisation & contresens
15Passons maintenant à l’introduction et à l’annotation. Le caractère composite de l’introduction, pour s’afficher tranquillement, n’en est pas moins déconcertant : [Introït] (p. IX-X), « “Ce livre, […] c’est le siècle” » (P. XI-XIII), « Aux origines du roman » (p. XIII-XX), « 1848, année pivot » (p. XX-XXIII), « L’exil » (p. XXIII-XXVI), « “Le premier personnage est l’infini” » (p. XXVI-XXXII), « “Un livre religieux” » (p. XXXIII-XXXVII), « L’amour » (p. XXXVII-XLV), « Une conscience de l’histoire » (p. XLV-LII), « Athlètes et critiques. Les lecteurs des Misérables » (p. LII-LXII). Le côté hétéroclite tient à l’absence de toute hiérarchisation. L’approche génétique et chronologique (p. XIII-XXVI) est mise sur le même plan que des considérations sur l’histoire, la philosophie, la religion, et cela se termine par la réception, tout mis bout à bout sans aucune cohérence.
16L’introduction s’ouvre sur une affirmation qui donne le ton : « Œuvre-somme, œuvre-siècle, Les Misérables est un livre de notre temps » (p. IX). Ce roman peut « s’adresser à tous les hommes, ceux de 1862 comme à ceux de 2018 » (p. X). La dialectique est ici l’expression de l’humanisme le plusconvenu. Au moyen de citations de Hugo lui-même, sorties de leur contexte, est suggéré que Hugo ne pensait en 1862 qu’à l’avenir et que son roman n’avait été écrit que très accessoirement pour les lecteurs de son temps : il ne pensait qu’à nous, lecteurs de 2018, qui reconnaissons au prisme déformé de la réalité de 1862 nos intérêts d’hommes d’aujourd’hui. Hugo a placé dans son roman « une façon de dire, de figurer l’humain dans les profondeurs du temps et de la conscience — dont il nous a fait à distance les légataires obligés : une histoire pensée et rêvée pour un avenir, c’est-à-dire à la fois pour notre présent et pour le futur » (p. IX). Ces propos remplissent une très nette fonction : déshistoriciser d’entrée de jeu le texte de Hugo. C’est ce qui est fait dans le développement qui suit : « “Ce livre, […] c’est le siècle » ». « Pour autant, il faudrait se garder de trop éloigner Les Misérables de ce qui fut son épicentre, c’est-à-dire des germes de progrès qu’il contient et du mouvement d’ensemencement qu’il propage » (p. XI). Le xixe siècle existe, mais c’est uniquement le point de départ d’une histoire qui est conçue comme progrès et qui n’est que progrès. L’histoire n’est qu’un en deçà : « l’arrière-plan de l’histoire […] vaut tout autant par son aptitude à déterminer les actes et les paroles des personnages que par sa capacité à s’ouvrir devant eux, à s’évaser sur leur passage comme les eaux de la mer Rouge devant le prophète Moïse ». L’histoire donc est en progrès, la poésie est la vérité du réel, Dieu est à l’œuvre, même s’ily a la misère, la peine de mort, la prostitution, etc. : « une géométrie s’y organise qui donne à lire un parcours idéal, réintégrant le fait dans le champ de l’idée, l’événement dans la dimension supérieure de la vérité du logos » (p. XII). Je ne sais pas quel livre est ici lu, mais je suis certain que ce n’est pas Les Misérables.
17Les Misérables déshistoricisés au nom de la vérité supérieure de l’humanisme universel, l’éditeur en vient à la signification du roman. Cela aura été précédé des développements génético-chronologiques qui n’ont que l’intérêt de reverser l’historique sur Hugo, en ayant débarrassé le roman de sa dimension historique. Peut alors entrer en scène l’infini. De l’infini dont il est parlé on ne sait pas trop ce que c’est. On devine ce qu’il n’est pas : toute la matière des romans contemporains de Hugo, que sont La Comédie humaine, Les Mystères de Paris et Madame Bovary, et, conjointement, une écriture qui n’est pas réaliste. Même si associer philosophie et stylistique est un peu étrange, cela se comprend à peu près, mais quand même le fini résiste et est donc convoquée l’idée de transfiguration (p. XXIX), ce qui amène cette conclusion : « L’horizon du sens se déplace et le regard toujours se porte au plus haut de la pensée » (p. XXXII). Rester sur terre est néanmoins difficile, car Les Misérables sont « un livre religieux », comme le dit Hugo lui-même à la première phrase de Philosophie. Commencement d’un livre, dont la dernière est : « Je crois en Dieu ». Dans l’esprit de l’éditeur, la croyance en question est de nature chrétienne et une part survalorisée est accordée à monseigneur Bienvenu Seulement, il achète l’âme de Jean Valjean (Mis., I, ii, 12), il ne la rachète pas, ce n’est pas une rédemption au sens chrétien, mais l’éditeur fait travailler l’évêque comme « le Sauveur » (p. XXXVII). Le texte de Hugo dans tout ce développement est insidieusement forcé et le saint évêque devient « l’envoyé ou l’apôtre d’un Dieu caché » (p. XXXV), Jean Valjean, Satan en voie de luciférisation, est du même coup une nouvelle Marie-Madeleine (au passage, si l’éditeur, au lieu de se fier à ses devanciers, s’était reporté au texte de Lc, 7.47-48, qu’il cite p. XXXV, n. 2, il aurait vu que ce n’était pas de Marie-Madeleine qu’il s’agissait dans ce passage de l’Évangile, mais d’une anonyme femme pécheresse). Plus généralement, je m’étonne de la présence adventice de mots ou d’expressions comme « oblativité », « autorité pérenne du dogme », « enseignements de l’Église » (p. XXXIII), parfaitement étrangers à Hugo.
18Cette conception chrétienne connaît ses prolongements les plus radicaux dans « L’amour » (p. XXXVII-XLV), c’est le cœur de l’interprétation du roman selon l’éditeur. En effet, « l’amour est l’expérience de la compréhension, unique, totale, entre les êtres et entre les choses » (p. XXXVIII), et de nouveau monseigneur Bienvenu est mobilisé au service de cette foi chrétienne que l’éditeur croit voir chez lui. L’extrapolation chrétienne continue et aboutit à des pages surprenantes sur le chapitre « Le bas-fond » (p. XXXVIII-XXXIX), où est entreprise une descente dans l’enfer pour sauver les damnés que sont les gangsters Babet, Gueulemer, Claquesous et Montparnasse, qui doivent voir s’étendre sur eux « le geste du rachat » (p. XXXIX). Sauf quele chapitre qui précède immédiatement, « Les mines et les mineurs », et sur lequel s’articule « Le bas-fond », offre un tableau du troisième dessous de la société où œuvrent les écrivains, les penseurs, les philosophes dans un travail de sape vectorisé par la référence à la Révolution française. Ce qui est intéressant, passionnant même, c’est la difficulté idéologique que rencontre Hugo à penser politique révolutionnaire et criminalité misérable, ce qui aurait été repris dans l’épisode de la carrière, écarté, où le quatuor de Patron-Minette se retrouvait face à face avec les jeunes gens de l’abc. Au lieu de cela, ces deux pages ahurissantes aboutissent à cette conclusion : « Il faudrait ainsi pouvoir imaginer un jour Thénardier meilleur, c’est-à-dire réintégré dans l’ordre humain, rédimé, en dépit des nouveaux habits de négrier qu’il revêt à la fin du roman, après que Marius l’a congédié en l’écrasant de sacs d’or [?] et de billets de banque » (p. XXXIX), alors que le texte de Hugo ne dit rien de tel ; au contraire, Thénardier reste totalement en dehors d’une quelconque rédemption (Mis., V, ix, 5). L’épisode célébrissime de Cosette et de Jean Valjean dans la forêt de Montfermeil se prête à un contre-sens du même genre (p. XXXIX-XLI). Cosette s’étant écriée : « Ô mon Dieu, mon Dieu », « Jean Valjean intervient comme doit le faire à cet instant la présence divine et protectrice qui veille sur les enfants et les pauvres, sur les faibles et les déshérités » (p. XL). C’est « une fable symbolique » : « l’eau puisée à la fontaine retrouve sa valeur lustrale et son pouvoir revivifiant, la rougeur sanglante de l’astre, siège des âmes damnées, inlassablement vouées à migrer d’une planète à une autre [renvoi en note au poème « Saturne » des Contemplations ; petit problème : dans l’épisode des Misérables, il s’agit de Jupiter], s’efface et disparaît, l’appel de Cosette au Père résonne dans la nuit des bois comme un Lama sabakhtani en mode mineur, la main invisible de Jean Valjean mime celle du Sauveur — et c’est la nuit de Noël » (p. XL). Que penser de ces lignes ? Déformation du texte ou refus de lire ? La suite suscite les mêmes étonnements. Comment se tromper pareillement, par exemple, sur l’admirable chapitre « Buvard, bavard » (p. XLI-XLIII) et ne pas voir qu’il s’organise entièrement dans la découverte œdipienne de soi et la prise de conscience refoulée par Jean Valjean de sa pulsion incestueuse pour Cosette ? L’éditeur a-t-il entendu parler de Freud, de Lacan (difficile pourtant de ne pas penser au « stade du miroir » dans ce chapitre où le miroir joue un rôle essentiel) ? A-t-il lu Les Contemplations, et notamment dans « À celle qui est restée en France » ce vers : « Oh ! ta cendre est le lit de mon reste de flamme » ? Conclusion de ce développement sur l’amour : après avoir cité ces deux phrases de la déclaration d’amour de Marius à Cosette (Mis., IV, v, 4), « Aimer, voilà la seule chose qui puisse emplir l’éternité. À l’infini, il faut l’inépuisable », et abusivement étendues au reste du roman, l’éditeur commente :
Un roman qui a pour personnage principal l’infini ne pouvait professer d’autre doctrine. Il en va non seulement des chances de l’homme à se soustraire à l’étreinte de la fatalité ‒ qui vous abaisse, vous immobilise et vous anéantit ‒, mais aussi de son aptitude à engager dans l’Histoire telle qu’elle se fait, c’est-à-dire dans le champ restreint du relatif, un processus continu de libération et d’affirmation souveraine du juste et du bien. (p. XLV)
19Ces phrases filandreuses ont pour objet de conclure sur la relation entre l’infini et l’amour et d’annoncer le développement qui suit, « Une conscience de l’histoire ».
20L’histoire avait disparu, s’étant effacée devant l’infini et l’amour, elle peut maintenant faire son retour à nouveaux frais, avec une coloration hégélienne, si on se fie aux phrases qui viennent d’être citées. L’histoire, donc. Elle risque de compromettre la conception spiritualiste de l’infini et de la rédemption. Comment conjurer ce risque ? Il suffit de saturer le roman de références historiques, et ce n’est pas difficile, l’histoire est la substance du roman et est présente partout, à chaque page ; ensuite, montrer que cette omniprésence de l’histoire se centre sur la Révolution française. Ce n’est pas faux, la Révolution française est un événement « climatérique » : l’adjectif est de Hugo, il se trouve dans William Shakespeare en 1864, où il est dit qu’avec elle on entre dans « l’histoire réelle ». Qu’est-ce qui arrive avec la Révolution ? le progrès ; désormais l’histoire est en marche vers la lumière des « temps futurs ». Cette conception des choses est présente chez Hugo et on pourrait multiplier les références à cette idéologie du progrès triomphal et triomphant dans son œuvre, mais on fera la grâce à Hugo de ne pas être stupide. Il sait fort bien, et en fait lui-même l’expérience depuis le Deux-Décembre, que l’histoire n’arrête pas de régresser. Il est toujours possible d’élaborer une dialectique du progrès et de la régression, Hugo s’y emploie régulièrement, mais, évidemment, en pure perte. L’éditeur croit, lui, que l’histoire dans Les Misérables est en progrès, et ce n’est pas étonnant puisqu’elle est « un geste de Dieu » (Mis., V, i, 20), et qu’elle s’accorde parfaitement à sa vision de l’infini et de la rédemption. Seul problème : dans Les Misérables, il y a un récit (les aventures de Jean Valjean) et un discours (celui qui est tenu par Hugo ès qualités). Les deux se rencontrent par les bords, mais il serait faux de croire qu’ils se confondent, et à les confondre on court au contresens. Aussi n’est-il pas légitime de faire comme si une même idéologie était à l’œuvre. Ce qui importe, c’est l’écart, l’hiatus entre l’un et l’autre. Ici, dans le domaine sociocritique de l’histoire et du politique, une place importante devait être réservée à Gavroche. C’est le moineau de Paris, le gamin de lettres, l’élément fantaisiste, etc., il suscite donc les développements convenus (p. LI-LII), sans que soit compris qu’il est le héros des Misérables. Ce personnage où s’incarne le grotesque du roman (avec, minore parte, M. Gillenormand et Grantaire) carnavalise les discours ; il redit et refait ce qu’a fait dix-sept ans auparavant Cambronne à Waterloo ; le rapprochement entre eux deux est fait par l’éditeur, mais il n’en tire rien. À la suite, à une plus vaste échelle, pour ce qui est de la conception de l’histoire et du progrès dans Les Misérables selon l’éditeur, il y aurait beaucoup à dire, et d’abord que l’histoire dans Les Misérables est un désastre, et ce n’est pas pour rien que Hugo fait bien des efforts pour « terminer » son roman en juin 1861 à Waterloo même. L’histoire n’est pas vraiment en progrès : dix-sept ans plus tard, en 1832, l’histoire se répète, et elle se répète de façon catastrophique. Les jeunes gens de l’abc forment un « groupe qui a failli devenir historique ». Ils sont passés à côté de l’histoire, ils n’ont pas compris que 1832, ce n’était pas 1792. L’histoire est en régression du début jusqu’à a fin, son seul progrès, c’est la noce de Marius et de Cosette d’où sortira la famille bourgeoise du second Empire. Tout cela est explicite ; trois dates sont présentes comme titres de chapitres ou de livres : 18 juin 1815 ; 5 juin 1832, et 16 février 1833. La dernière n’est pas une date « historique », comme les deux autres, et c’est pourtant à elle qu’aboutit toute la trajectoire du roman. Est-ce donc si triomphal, cette noce, mêlée au faux carnaval payé par la préfecture de police qu’elle rencontre, et dans l’insondable confusion du 16 février 1833 (première nuit de Hugo et de Juliette) et du 15 février 1843 (mariage de Léopoldine) [cf. Les Contemplations, IV, 2] selon un incroyable amalgame fantasmatico-idéologique ?
21À propos du dernier développement de l’introduction, « Athlètes et critiques. Les lecteurs des Misérables » (p. LII-LXII), peu à dire. En une douzaine de pages c’est une description de la réception des Misérables sous forme d’une énumération. Je ne signalerai que deux points. Le premier, sur le rapprochement entre Les Misérables et L’Éducation sentimentale. Au lieu de relever des parallélismes ponctuels, il aurait mieux valu s’interroger sur le déplacement de l’histoire opéré par Flaubert. Chez Hugo le point de fuite critique de la réflexion sur l’histoire était constitué par les journées de juin 1848 sur lesquelles s’ouvrait la cinquième partie du roman et dont l’évocation mettait sous tension juillet 1830-juin 1832 et juin 1848, alors que chez Flaubert c’est dans la relation de février-juin 1848 et de décembre 1851 que se fonde l’interrogation sur l’histoire. En aucune façon les deux moments historiques et romanesques de 1832 dans Les Misérables et de 1848 dans L’Éducation sentimentale ne sont comparables. En tout cas pour ce qui est de Dussardier, personnage incontestablement hugolien, assez proche du Feuilly des Misérables, seul ouvrier du roman (il est éventailliste), il est sans objet de le comparer à Gavroche. Le drame du roman de Flaubert, c’est justement qu’il n’y a pas de Gavroche, et nulle ouverture possible. De toute façon les vertus hugoliennes du carnaval sont absentes chez Flaubert, il n’y a que la dérisoire soirée de bal masqué donnée par Rosanette. L’intéressant en la circonstance est la substitution de l’ironie chez Flaubert au grotesque chez Hugo. Le second point que je relève et qui confirme mes analyses antérieures est que l’éditeur jusqu’au bout aura été fidèle à son impossible lecture des Misérables, en mentionnant dans les trois dernières lignes de son introduction monseigneur Bienvenu (p. LXII).
22Concluons sur cette introduction, en ciblant notre propos sur la lecture idéologique à laquelle elle conduit. Trois points qui me semblent particulièrement importants. Le premier est que Les Misérables seraient le roman de l’amour. Non, Les Misérables, c’est le roman de la merde. Elle est partout : à Waterloo, dans la cave du Grand Châtelet (Mis., IV, vii, 2), dans les égouts, dans les mines du troisième dessous de Paris. Tout le dit. À commencer par les personnages. Tholomyès, par exemple, dont le nom, déchiffré par G. Rosa, veut dire « initiateur à la merde » (tholos). De Cambronne, pour sa part, en prononçant le mot qu’on sait, il est dit qu’« il trouve à l’âme une expression, l’excrément » (Mis., II, i, 15). Le développement intégralement cité des « Fleurs » permet de voir très clairement ce qu’est l’amour dans Les Misérables : les noces de la prostituée et du voleur, qui montrent que « la preuve se fait par les abîmes ». L’amour dans Les Misérables est celui de damnés. Nul n’y échappe, pas même Léopoldine : les deux personnages onomastiquement qui aient quelque chose à voir avec elle sont Fantine et Éponine : deux prostituées. Deuxième point : Lamartine l’a dit, et il a mille fois raison, « ce livre est dangereux ». Il ne peut pas être anesthésié ni aseptisé, ce n’est pas un roman bien pensant. C’est de la damnation qu’il s’agit, de la damnation sociale, et non de la rédemption. Le « sermon sur la barricade » (l’expression est de Gusdorf) que prononce Enjolras (Mis., V, i, 5), Hugo ne l’a introduit dans le texte qu’à la demande expresse de son entourage, cela en dit long sur la foi qu’il pouvait avoir dans ce prêche humaniste et humanitaire. Roman pour des lecteurs de 2018, pourquoi pas ? À condition qu’on leur donne les moyens de le lire — et de le lire dans son historicité. Troisième point, le plus important. Les Misérables sont le roman de la misère. Nulle part dans la si longue introduction ne se lit une réflexion substantielle sur la misère dans Les Misérables. Et c’est justement pour n’en point parler que l’éditeur lui a substitué l’amour. C’est pourtant à partir d’elle que s’organise toute la philosophie du roman. Hugo le dit très explicitement dans Philosophie. Commencement d’un livre : « il faut, la misère étant matérialiste, que le livre de la misère soit spiritualiste » (p. 1435). Qu’est-ce à dire ? Le spiritualisme dans Les Misérables n’est jamais que l’envers, et non pas le contraire, du matérialisme. En la circonstance ce qu’invente Hugo est une dialectique de l’un et de l’autre. On la voit très nettement à l’œuvre dans le premier chapitre de « L’intestin de Léviathan », où Hugo propose de convertir la merde, c’est-à-dire les « eaux usées » de l’égout, en engrais ; de la sorte se produirait une transfiguration de la matière, de l’excrément. Cette opération n’est pas de nature religieuse ; la spiritualisation résulte d’un travail de la matière. Va également dans ce sens la conception de l’âme, de l’atome et de l’amour dans le texte. L’âme, assimilée à un atome irréductible, exactement comme l’amour est la parcelle qui résiste au matérialisme de la misère. Tout est dit dans « Les Fleurs » (p. 1471-1472), comme dans l’évocation de la cave du Grand-Châtelet (Mis., IV, vii, 2). C’est que l’âme et l’amour au sein même de la matière résistent à la matière, ils sont l’atome « imperdable », « inamissible » et c’est cet imperdable qui peut convertir la matière, par une espèce de physique du renversement qui doit plus à Pascal et à Lucrèce qu’à Diderot et à Needham (voir Mis., I, i, 8 et IV, iii, 3). La spiritualisation en question chez Hugo permet la révulsion du matérialisme, elle est de nature philosophique et physique, certainement pas de nature religieuse. Les implications du spiritualisme ainsi entendu sont de tous ordres, en particulier social et politique, et à cet égard le chapitre-clef des Misérables est « Les mines et les mineurs ». Dans le même ordre d’idées, Gavroche et Cosette, qui sont l’un et l’autre désignés chacun comme de petites âmes (Mis., II, iii, 5 et V, i, 15) et comme des atomes (Mis., II, III, 5, et III, I et IV, XI), font la preuve, par la misère, du spiritualisme philosophique et politique de Hugo. Rien à voir avec la rédemption.
23Passons pour terminer à l’annotation (p. 1548-1681). Même pas cent cinquante pages, c’est fort peu pour un tel roman, dont presque chaque phrase réclamerait une note. Les contraintes éditoriales étaient certainement sévères, et leur sévérité aurait dû être telle que pour n’importe quel autre éditeur scientifique elles auraient constitué une impossibilité. Cela n’a pas été le cas pour MM. Scepi et Moncond’huy qui ont relevé le défi. Dans des conditions semblables, avec aussi peu d’espace, une véritable problématique d’annotation doit être faite. Quel genre de notes privilégier ? les notes informatives, principalement historiques, politiques et biographiques ? les notes génétiques ? les notes interprétatives ? Quelle part aussi faire à l’apparat critique et comment l’organiser ? faire un relevé de variantes ? mais lesquelles ? faire un historique de chaque partie, de chaque livre, de chaque chapitre ? J’imagine que les deux annotateurs se sont posé ces questions, mais, au vu de leur travail, ils n’ont trouvé aucune réponse. Car que voit-on ? un saupoudrage généralisé, sans qu’aucune logique se dessine. L’apparat critique tient en quelques lignes au début de chaque livre, et c’est tout. Le choix des variantes n’est pas expliqué, il est arbitraire. Il aurait été plus pertinent de dessiner une histoire génétique en quelques lignes des parties, livres et chapitres, plutôt que cet échantillonnage que personne de toute façon n’ira lire, les hugoliens n’en ont pas besoin et les non-hugoliens n’en ont que faire. Pour ce qui est des notes informatives, il n’y en a pas assez et il y en a trop. Pas assez : c’est une des fatalités de ce roman qu’il demanderait une énorme annotation en ce domaine, et au moins les deux annotateurs peuvent plaider non-coupables : ils font ce qu’ils peuvent. Mais il y en a trop aussi. C’est une illusion que de vouloir tout éclairer, et cela va même à l’encontre de l’esthétique de Hugo qui repose pour ce qui est de l’érudition sur ce que Jean Gaudon a appelé « l’effet de savoir ». Par exemple, mère Innocente tient un discours d’une érudition folle à Fauchelevent qui n’en peut mais (Mis., II, VIII, 3) ; il est sans objet de mettre des notes à cet encyclopédisme en liberté, il faut n’en mettre aucune ou en mettre à tous les personnages qui sont cités par la bénédictine déchaînée. Les annotateurs adoptent en la circonstance une position médiane : trois notes. Il n’en fallait aucune ou cinquante. Si ces notes informatives sont dans l’ensemble correctes, les notes interprétatives, celles qui visent à éclairer le roman lui-même, sont d’une grande pauvreté. Elles résultent pour la plupart du saupoudrage et ne dessinent aucune ligne d’ensemble. Transpirent bien ici et là des interprétations erronées qui ont déjà été développées dans l’introduction, et qui concernent la dimension chrétienne du texte. Par exemple, la phrase : « Comme le prophète, il était dans le ventre du monstre » (Mis., V, iii, 1), à propos de Jean Valjean dans « l’intestin de Léviathan » suscite cette note : « Allusion à Jonas, avalé par une baleine, puis rendu à la vie. Dans le Nouveau Testament, c’est interprété comme l’annonce de la mort et de la résurrection du Christ (voir Matthieu, xii, 39-40) » (p. 1670, n. 3). C’est à côté, il fallait évidemment renvoyer aux livres de Jonas et de Job de l’Ancien Testament, l’interprétation du Nouveau Testament n’ayant rien à faire ici. On pourrait s’amuser à relever toutes les bizarreries de lecture des annotateurs, mais cela prendrait trop de place. Un seul exemple d’interprétation pour le moins stupéfiant. Mademoiselle Gillenormand aînée, très bête, a une amie encore plus bête qu’elle, mademoiselle Vaubois, dont Hugo écrit : « Mlle Vaubois, parfaite en son genre, était l’hermine de la stupidité sans une seule tache d’intelligence » (Mis., III, ii, 8). Cela amène cette note ; la voici : « Métaphore ironisant sur la légende qui veut que, si son pelage est taché, l’hermine se laisse mourir » (p. 1611, n. 25). Cela se passe de tout commentaire. Contra, signalons une note qui manque, et dont l’absence est tout à fait regrettable. Dans l’épisode de Waterloo, se lit à la première phrase du chapitre « Napoléon de belle humeur » (Mis., II, i, 7) : « L’Empereur [norme-Pléiade ; originale : empereur], quoique malade et gêné par une souffrance locale ». Aucune note, une aurait été pourtant la bienvenue, cette mention d’une crise d’hémorroïdes de Napoléon dans un livre qui prend toute sa signification dans « le misérable des mots » [mot « devenu proverbial » (?), p. LII], prononcé par le véritable vainqueur de Waterloo, Cambronne, aurait éclairé la signification d’une bonne partie de ce livre.
24Pour ce qui est des renvois que les annotateurs font entre Les Misérables et le reste de l’œuvre, il y aurait beaucoup à dire : ils tombent la plupart du temps à côté. Passons, et venons-en à une absence que d’aucuns qualifieraient de fâcheuse : l’absence complète dans ces notes de toute prise en compte du rapport entre fiction et histoire. Certainement Les Misérables ne sont pas un roman historique, mais un roman de l’histoire, où l’histoire est non pas le décor du roman, mais sa substance même. (Signalons l’article magistral de Seebacher, « Gringoire ou le déplacement du roman historique vers l’histoire », où tout est dit.) Chez Hugo le roman est de nature symbolique, il est le moyen de « penser par la fiction », selon la belle expression de Jacques Neefs. S’opère dans son écriture une mise en parallèle de la fiction et de l’histoire, elle est constante chez lui. Par exemple, Cosette allant sur ses trois ans au printemps de 1817 a dû naître en juin 1815, et très précisément le 18, jour de Waterloo, comme Gavroche, enfant du miracle, qui a un peu plus de trois ans en décembre 1823, et qui est donc est né le 29 septembre 1820, comme le duc de Bordeaux. Et que dire de la Thénardier, dont l’une des années de naissance (elle en a deux, c’est un monstre) est… 1789 ? Plus généralement, la fiction double, au sens couturier, l’histoire : Jean Valjean naît en 1768 (naissance de Napoléon) et monseigneur Myriel meurt en 1821 (mort de Napoléon), monsieur Gillenormand, né en 1740, ne veut pas revoir 93, mais le jour de la noce de Marius et Cosette, en 1833, il a bien quatre-vingt-treize ans, c’est à commenter. Comme le fait que l’attentat commis contre Jean Valjean dans « Le mauvais pauvre » ait lieu en février 1832, le jour même du complot de la rue des Prouvaires (lequel ne date pas de juillet 1832, quoi qu’en pensent les deux annotateurs), et ainsi de suite. Ce qui est désolant ou choquant, c’est que MM. Scepi et Moncond’huy avaient les moyens de lire Hugo, du travail avait été fait et Les Misérables n’étaient pas une tabula rasa. En témoigne la bibliographie, assez copieuse, dressée par les deux annotateurs (p. 1709-1717), mais dont à l’évidence ils n’ont pas fait grand-chose, à part exploiter l’excellente annotation de Guy et d’Annette Rosa dans leur édition « Bouquins », copieusement utilisée et citée. Rien de l’étude capitale d’Yves Gohin, « Une histoire qui date ». Rien non plus du magistral article d’Annie Ubersfeld « Nommer la misère », où si brillamment était étudiée l’onomastique des Misérables. L’onomastique est pourtant la voie royale d’accès aux Misérables. Au lieu de cela, cette unique note sur Gavroche : « Gavroche s’était d’abord appelé Chavroche. Hugo avait aussi pensé à Grimebodin » (p. 1609, n. 41).
***
25Cette édition est une occasion doublement manquée. D’un point de vue scientifique : une édition des Misérables plus de soixante après celle de Maurice Allem dans la « Bibliothèque de la Pléiade » aurait pu enregistrer le travail considérable des études sur Hugo depuis 1951 et constituer une avancée critique et scientifique. Cette nouvelle édition des Misérables ne constitue une avancée que par rapport à la précédente dans cette même collection. Aussi bien n’était-ce pas très difficile — cette édition de 1951 était indigente. En tout cas, par rapport aux éditions de Marius-François Guyard chez Garnier, de Jean Massin et d’Éliette Vasseur au Club français du livre, d’Yves Gohin en « Folio » et de Guy Rosa dans Le Livre de poche (avec Nicole Savy), et en « Bouquins » (avec Annette Rosa), cette édition est en très net recul, sauf pour les notes informatives qui ont été abondamment puisées dans les éditions antérieures, n’apporte rien de nouveau, et trouve même le moyen de multiplier erreurs et contre-vérités. D’un point de vue éditorial : le responsable de la collection a l’air d’affectionner depuis quelques années la sortie des volumes de la « Bibliothèque de la Pléiade » sous forme de coffrets de deux volumes, cela doit se vendre très bien pour les fêtes, c’est un joli cadeau. Avec Les Misérables, il y avait la possibilité de faire un tel beau coffret, avec un texte correctement édité, annoté richement, un « atelier » qui en soit un, et, pourquoi pas, une iconographie digne de ce nom. (Seule réussite : le beau portrait de Gavroche, par Hugo, sur le cartonnage du volume.) Au lieu de cela un volume réduit à la portion congrue, sans aucune autorité scientifique, et qui n’incitera personne de sérieux à s’y reporter. Quel Waterloo !