L’histoire littéraire revisitée : la mémoire des lettres
Le Temps des œuvres. Mémoire et préfiguration (2001), dont Acta Fabula republie aujourd’hui le compte‑rendu, constitue un jalon crucial dans l’histoire et la théorie de l’histoire littéraire. Non seulement ce livre inaugurait une longue série de colloques et d’ouvrages collectifs consacrés à l’hypothèse d’une temporalité propre à la littérature, mais à l’orée du nouveau millénaire, il réunissait aussi quelques‑uns des penseurs qui produisaient alors, individuellement, les travaux les plus séminaux en la matière : Judith Schlanger, Georges Didi‑Huberman ou encore Pierre Bayard avaient en effet côtoyé, durant des journées organisées à Tokyo deux ans auparavant, l’historien du livre Roger Chartier.
Dans la lignée de La Mémoire des œuvres, paru en 1992,Judith Schlanger avait proposé pendant ces rencontres une réflexion sur la notion de « précurseur » : elle s’interrogeait sur le régime d’historicité impliqué par l’usage d’une telle catégorie, tout en montrant comment cette dernière pouvait être investie tout autrement que ne l’avait fait l’histoire téléologique (selon une conception borgésienne plutôt que lansonienne). Georges Didi‑Huberman, pour sa part, avait présenté lors du colloque une première version de son introduction au livre Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images (2000) – texte dans lequel il oppose au rêve historien de la « consonance euchronique » la nécessaire réhabilitation de l’anachronisme. Sa manière d’analyser les œuvres d’art comme des objets de temps complexes, de véritables « montages », a fait date dans les études littéraires qui s’en sont très largement inspirées dans les deux décennies suivantes. Même un historien tel que Roger Chartier, bien moins accueillant à l’égard de l’anachronisme mais attentif au jeu des « appropriations », insistait dans cet ouvrage sur la « présence simultanée [dans un même objet : un exemplaire annoté d’Hamlet] de temporalités multiples » du texte.
Dans son compte rendu, « L’histoire littéraire revisitée : la mémoire des lettres », Jean‑Louis Jeannelle s’intéressait en particulier aux deux premiers, et présentait également les contributions de Michel Jeanneret et Minaé Mizumura. Il repérait surtout le « rôle absolument central dans les études littéraires » que serait amené à jouer La Mémoire des œuvres, anticipant ainsi l’effet de sa réédition chez Verdier en 2008… Visionnaire, si ce n’est « précurseur » ?
Lise Forment, décembre 2019
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1Le Temps des œuvres est le fruit d’une très intéressante collaboration entre l’Université Paris‑VIII et l’Université de Tokyo : les deux pôles se sont réunis en 1999, à la suite d’un premier colloque sur les « modernités », organisé deux ans auparavant. Il s’agissait cette fois‑ci, comme Jacques Neefs le précise dans son introduction au recueil, de déplier tous les registres de sens de la notion d’un « temps des œuvres » :
les œuvres, d’art, de pensée, d’écriture, passent ensemble dans la durée, elles s’appuient les unes aux autres ; elles se différencient, également, par leur appartenance aux temps qu’elles créent, au temps qu’elles portent en avant d’elles‑mêmes. Leur vieillissement les fait revivre, dans la découverte et la réutilisation qui en sont faites par d’autres œuvres, dans l’espace des « reconnaissances » qui est la trame des créations. (p. 7)
2Il s’agissait, en quelque sorte, de rendre compte de la spécificité de ce temps constitué par les multiples liens que les œuvres nouent entre elles : « l’intenable présent qu’elles déplacent avec elles, dans le battement entre mémoire et préfiguration » (p. 8).
3Le caractère extrêmement ambitieux de ce programme rend l’exercice du compte rendu plus risqué que d’ordinaire. D’une part en raison de la diversité des thèmes abordés, des cultures traversées, des problématiques convoquées, mais aussi et surtout en raison de la richesse d’un grand nombre des interventions. Il nous a paru plus intéressant de ne prendre en compte qu’un nombre très limité de textes. Le compte rendu y perdra en variété et en curiosité. Les choix n’auront rien d’objectif ou de définitif : c’est aussi l’intérêt personnel qui nous guidera. Quatre textes seulement, afin d’éviter le survol synthétique, de prendre le temps de suivre l’argumentation de certaines des interventions; de montrer surtout la richesse de la question posée lors de ce colloque auquel participaient notamment Judith Schlanger et Georges Didi‑Huberman, dont les écrits ont contribué à renouveler la réflexion en ce domaine.
4Le volume se compose de quatre chapitres : « La préfiguration », « La mémoire de l’art », introduit par Gérard Dessons, « Le livre dans son histoire », introduit par Pierre Bayard et « Un temps de l’écriture », introduit par Marie‑Claire Ropars.
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5Ce n’est pas un hasard si Judith Schlanger introduit la première de ces parties, et peut‑être même, d’une certaine façon, l’ensemble de l’ouvrage, puisque beaucoup des études sont placées sous le signe de La Mémoire des œuvres. Cet essai est aujourd’hui, comme Christophe Pradeau le signale dans un récent article « Albert Thibaudet : la dynamique du mémorable », susceptible de jouer un rôle absolument central dans les études littéraire, « le rôle de passerelle promis autrefois à l’Espace littéraire » (Littérature : « Histoires littéraires », n° 124, décembre 2001, p. 38‑49).
6Judith Schlanger analyse la notion de préfiguration comme catégorie permettant d’interroger l’existence des œuvres culturelles dans le temps. Distinguant la préfiguration de l’initiation, l’institution, l’inauguration ou la fondation, mais aussi des pratiques post‑modernes de citation hors contexte des œuvres antérieures, elle situe la préfiguration dans cet entre‑deux que dessinent les deux limites de l’antérieur comme fondation et de l’antérieur comme citation : « la notion de précurseur suppose que le rapport entre le point de départ et la pleine réalisation, entre inaugurer et parfaire, soit un rapport d’engendrement. Et donc que l’histoire soit un développement et la durée un accroissement d’être et de sens » (p. 15). Ceci implique une conception moderne de la durée et de l’intelligibilité historique, où l’être croît avec le sens, où « l’antérieur prépare et nourrit l’ultérieur ». La notion de précurseur « vient réparer et consolider l’histoire culturelle, mais aussi la déstabiliser et la désorienter. Elle remet en question la signification de la durée culturelle — optimiste ou pessimiste, comme aussi sa direction — progressive ou rétrospective » (p. 16).
7Dans une conception de l’histoire où « l’identité et le moment — ce qu’on est et où on est dans la durée — sont intiment liés », l’emplacement dans la série servant d’explicateur, on observe beaucoup de temps creux ou de désordres, comme le montrent beaucoup des titres de l’Histoire de la littérature française de Lanson : « Surcharge et confusion au début du siècle » pour le xvie siècle, « Attardés et égarés » pour le xviie siècle ou « Précurseurs et initiateurs » pour le xviiie siècle. Selon J. Schlanger, de tels phénomènes ne tiennent pas simplement au fait que l’histoire culturelle aurait du mal à se laisser ordonner d’une manière linéaire et finalisée, mais bien plutôt à l’idée de l’histoire comme transformation historique du sens : « Du fait même que le devenir du sens est un processus de changement, le changement progressif entraîne effectivement des décalages. » (p. 17) L’esprit d’une époque est ainsi toujours dense, même si beaucoup de ses éléments sont dans le vide : « les conservateurs qui produisent pour une société passée et un goût caduc, et les avant‑coureurs qui anticipent et espèrent être rejoints et justifiés par la suite » (p. 18). Un tel phénomène peut s’exprimer sous la forme du mythe historiographique romantique de l’artiste, incompris parce qu’il vient trop tôt. La notion de précurseur a pour effet de rendre compte, de manière positive, du décalage entre l’identité et le moment, c’est‑à‑dire de « parler d’une manière positive du temps creux, de l’impact à venir et de la réalisation différée » (p. 19). Elle apporte par conséquent une réparation optimiste au fil continu, mais souvent rompu, de l’histoire culturelle.
8J. Schlanger formalise, au moyen de trois sigles, A, B et C, les relations qui se nouent entre l’œuvre du précurseur (A), les œuvres qu’elle annonce (B) et l’historien ou l’essayiste qui observent la relation entre les deux (C). Le statut de précurseur peut être revendiqué par A ou attribué par B — acte que J. Schlanger distingue bien de la problématique des sources ou des influences, voir p. 23 — ou par C. C’est là, de loin, le phénomène le plus répandu et J. Schlanger en montre l’étendue en s’appuyant sur la nouvelle de Borges, « Kafka et ses précurseurs ». Le lecteur, celui qui interprète, est libre d’établir toutes les associations entre les textes de Kafka et les œuvres antérieures qui offrent une parenté :
dans la perspective de Borges, qui est celle de l’interprétation, le temps creux du déphasage n’est plus un enjeu. Il est devenu invisible et sans pathos, neutralisé par la liberté radicale de l’interprétation. Et comme il s’agit d’une interprétation qui ne cherche pas à savoir ou à comprendre mais avant tout à voir, c’est‑à‑dire à moduler la richesse et la profondeur du spectacle culturel, elle a écarté l’histoire et ne cherche plus dans les précurseurs de Kafka qu’un moyen de rêver. (p. 26)
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9Du chapitre intitulé « La mémoire de l’art », nous avons retenu le très beau texte de Georges Didi‑Huberman, présenté comme l’introduction de son livre Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images : « Devant le pan : devant le temps. Souveraineté de l’anachronisme ». Tout part d’un pan de peinture renaissante, une fresque du couvent de San Marco à Florence :
Elle fut très vraisemblablement peinte, dans les années 1440, par un frère dominicain qui habitait les lieux et fut plus tard nommé Beato Angelico. Elle se trouve à hauteur de regard, dans le corridor oriental de la clausura. Juste au‑dessus est peinte une Sainte Conversation. Tout le reste du couloir est, comme dans les cellules elles‑mêmes, passé au blanc de chaux. Dans cette double différence — avec la scène figurée au‑dessus, avec le fond blanc tout autour —, le pan de fresque rouge, criblé de ses taches erratiques, produit comme une déflagration : un feu d’artifice coloré qui porte encore la trace de son jaillissement originaire (le pigment ayant été projeté à distance, en pluie, tout cela en une bribe d’instant) et qui, depuis, s’est perpétué comme une constellation d’étoiles fixes. (p. 87‑88)
10Ce pan de mur hante Didi‑Huberman depuis plus de quinze ans, l’obligeant à secouer la sclérose infatuée du « spécialiste », à reconfigurer à la fois son présent d’observateur et le passé dans lequel s’inscrit l’image, mais aussi à reconnaître que cet élément fragile nous survivra, qu’il est pour nous l’élément du futur, de la durée : « L’image a souvent plus de mémoire et plus d’avenir que l’étant qui la regarde. » (p. 88). C’est ce plus, ce surplus que l’historien de l’art explore en interrogeant cette marge, cette partie du décor de la Sainte Conversation, afin de « comprendre la nécessité intrinsèque, la nécessité figurative ou plutôt figurale d’une zone de peinture facilement appréhendable sous l’étiquette d’art “abstrait” » (p. 88).
11Il y a toute une partie de l’activité picturale des peintres de la Renaissance qui n’a pas été vue, pas été analysée. Quelle période de l’histoire de l’art a été plus systématiquement étudiée que celle‑ci ? Et cependant, la découverte du pan du corridor de San Marco a soudain révélé à G. Didi‑Huberman tout un domaine auquel on était resté aveugle. Il devient alors urgent de se demander dans quelles conditions historiques et épistémologiques un tel aveuglement et une telle découverte ont été possibles.
12Pour Didi‑Huberman, nous devons suivre une autre voie que celle que Erwin Panofsky avait fixé en son temps. L’iconologie, qui repose sur l’inférence d’une « signification conventionnelle » à partir d’un « sujet naturel », ne permet pas de rendre compte de l’objet considéré. Voilà qui conduit à « requestionner ce que “sujet”, “signification”, “allégorie” ou “source” peuvent, au fond, vouloir dire pour un historien de l’art » (p. 90). Pour rendre compte du pan de mur rouge, Didi‑Huberman propose une « archéologie critique de l’histoire de l’art, propre à déplacer le postulat panovfskien de “l’histoire de l’art comme discipline humaniste” ». C’est aussi s’interroger sur le temps lui‑même, pratiquer une archéologie des modèles de représentation du temps sur lequel repose la discipline historique, notamment le refus de l’anachronisme.
13Le refus de l’anachronisme est une règle d’or : tout doit pouvoir se justifier par la référence à une source d’époque. L’explication doit créer un effet de « consonance euchronique », de parfaite concordance avec les représentations d’alors. Mais ce qui est historiquement pertinent risque de laisser échapper la « chair des choses ». C’est ce postulat de la concordance des temps qu’il s’agit de contester : en réalité, « l’anachronisme traverse toutes les contemporanéités » (p. 92). L’anachronisme est ce qui permet de penser « l’exubérance, la complexité, la surdétermination des images ». Le critique d’art développe alors de manière passionnante le jeu de montage de temps hétérogènes qui créent ces effets d’anachronisme, ces « différentiels de temps à l’œuvre dans chaque image ». Il s’agit d’envisager l’art sous l’angle de la mémoire, c’est‑à‑dire des manipulations de temps : Fra Angelico est regardé à la fois comme un artiste de son temps et comme un artiste « du plus‑que‑parfait mémoratif », un artiste manipulant des temps qui n’étaient pas le sien. L’observateur d’une œuvre comme celle du pan de mur rouge, pour sa part, se trouve dans un « plus‑que‑présent d’un acte réminiscent » : c’est ce regard porté sur l’œuvre qui permet à G. Didi‑Huberman d’identifier une ressemblance déplacée entre l’art du peintre de la Renaissance et les drippings de Pollock.
14L’histoire « des images est une histoire d’objets temporellement impurs, complexes, surdéterminés. C’est donc une histoire d’objets polychroniques, d’objets hétérochroniques ou anachroniques. N’est‑ce pas dire, déjà, que l’histoire de l’art est elle‑même une discipline anachronique, pour le pire mais aussi pour le meilleur ? » (p. 98)
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15Michel Jeanneret propose dans le chapitre « Le livre dans son histoire » une réflexion intitulée : « L’œuvre est un potentiel (lire et écrire à la Renaissance) ». Le battement entre mémoire et préfiguration y est appliqué à l’usage que l’on faisait à l’époque de l’héritage classique, conçu comme un potentiel à actualiser. Tout repose sur le principe de l’imitation savante : « une œuvre ne peut être conçue et perçue que comme une variation, plus ou moins libre, sur tel paradigme classique » (p. 183). L’affaire est bien connue ; Judith Schlanger l’a magistralement analysée dans La Mémoire des œuvres. M. Jeanneret développe la riche dialectique qui se joue entre deux attitudes qu’il décrit sous forme de deux types opposés : les « cicéroniens », puristes qui exigent un strict respect du canon antique et les anticicéroniens, qui ne renoncent pas aux modèles mais se laissent la liberté de varier et « de combiner entre eux plusieurs étalons ». Entre ces deux positions, on trouve tout un continuum de positions, où le canon est exposé à toutes sortes de transformations : « l’imitation repose sur une conception métaphorique des données traditionnelles » (p. 184).
16Bien sûr, il ne s’agit jamais de reproduire à l’identique, mais plutôt d’exploiter les virtualités dont les textes passés sont porteurs, de pratiquer une « lecture engagée, dialogique et créatrice ». Il y a là une manière de leur manifester une forme de respect tout en déployant le potentiel qu’ils recèlent : « L’Iliade se réalise pleinement lorsqu’elle suscite l’Énéide, et l’Énéide s’accomplit à travers les poèmes qui la copient, la modernisent ou la travestissent. Ainsi fonctionne le transfert des biens culturels. » (p. 185)
17Afin d’illustrer ce processus, M. Jeanneret prend pour exemple le cas des commentaires. Il y observe le jeu de négociation entre la mémoire d’un passé reconnu comme une autorité et l’ouverture d’un futur littéraire, d’un espace de création. La perspective du philologue consiste à distinguer l’original du commentaire, à dissocier le texte premier de ses lectures. Dans la pratique cependant, le philologue alterne entre « la fouille archéologique et l’appropriation ». La reprise continuelle des textes anciens — c’est là ce qui nous paraît aujourd’hui si étrange — n’inhibe pas la création et la modernité peut se déployer comme le développement de ce qui était contenu dans la tradition elle-même. Le geste central est bien celui du « couper‑coller », du détachement et du recyclage d’unités, de lieux communs : à la reconnaissance de la référence s’ajoute un travail de transformation et de renouvellement. M. Jeanneret souligne la proximité de ce geste avec certaines de nos théories modernes de la production textuelle, comme l’Oulipo, mais aussi la toile du Web : « Le mot sur lequel on clique est comme l’amorce d’un parcours qui ne connaît aucune limite. C’est le support initial, ou le noyau virtuel au sein duquel repose une immense réserve d’informations, qu’il appartient à l’internaute de déployer et d’exploiter. » (p. 188‑189)
18La stratégie de Marsile Ficin dans son Commentaire sur le Banquet de Platon est de ce point de vue éclairante : il n’y est pas question d’une explication du texte de Platon. Ficin se saisit du thème de l’amour et de la structure du texte source, la série des éloges, pour déplier chacune des questions qui sont les siennes et écrire un nouveau Banquet « néo‑platonicien, mystique et humaniste ». Montaigne, de même, demande aux Anciens qu’il cite continuellement de lui servir d’interlocuteur dans sa recherche de soi. Cet usage de la bibliothèque contraint à construire peu à peu une « consistance intérieure » par confrontation aux textes du canon ; projet complexe, puisque la lecture confronte aussi l’auteur des Essais à sa propre inconsistance.
19Il apparaît donc que les découvertes de la théorie de la réception, qui nous sont aujourd’hui devenues banales, n’ont rien d’aussi récent que nous voudrions le croire. Les écrivains du xvie siècle n’ignoraient pas que la réception est constitutive de l’œuvre. À tel point que, son recueil sur la parodie, Parodiae morales, le philologue, éditeur et grammairien Henri Estienne avait laissé blanches les pages de droite afin de permettre à son lecteur de pratiquer lui‑même les techniques de variations sur lesquelles la parodie repose. Belle anticipation des textes prévoyant la participation des lecteurs ou des « hypertextes constructifs — invitations à compléter, organiser, élucider… —, offerts par les récentes technologies de l’information » (p. 193). M. Jeanneret met en valeur le même souci d’ouverture de l’œuvre littéraire chez Montaigne ou chez Rabelais, dont le texte se présente toujours comme une structure dynamique et mobile.
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20Dans le chapitre consacré au « temps de l’écriture », l’extraordinaire témoignage de la japonaise Minaé Mizumura, « La littérature moderne japonaise : deux temps », nous apparaît être l’analyse la plus intéressante de ce qui distingue le rapport au temps dans les deux cultures réunies lors du colloque, la culture française et la culture japonaise. L’écrivaine commence par une anecdote sur la première expression française qu’elle ait jamais écrite :
C’était l’expression « Par Avion. » que j’ai écrite sur une carte postale que j’ai envoyée à mon père qui faisait un voyage d’affaires aux États‑Unis. J’étais encore enfant. Je vivais encore à Tokyo. « Pourquoi dois‑je écrire en français ? » — ai‑je demandé. « Il y a un accord entre les pays qui exige que la langue officielle de la poste internationale soit le français », m’a répondu quelqu’un. C’était peut‑être ma mère. C’était peut‑être l’employé du bureau de poste. (p. 227)
21 M. Mizumura a continué par la suite à écrire « Par Avion. » « Mais un jour, cela s’est terminé — soudainement. Je n’écrivais plus « Par Avion. » J’écrivais « Air Mail. » La transition s’était effectuée sans que je m’en sois aperçue moi‑même. C’était vers la fin des années quatre‑vingt. » (p. 228)
22Une rupture s’est produite dans la temporalité occidentale, à laquelle l’écrivaine accorde une très grande importance et dont elle développe les implications en partant de l’exemple japonais. Avec l’ouverture en 1868 du Japon à l’Occident, il s’est produit un irréversible « changement dans la notion même du temps — de la temporalité — à l’intérieur de la conscience japonaise » (p. 228) : soudain, les Japonais sont nés à une nouvelle temporalité « une temporalité linéaire, historique et mondiale ». Ils ont commencé à vivre les vies des Européens, tels qu’en témoignaient leurs chef‑d’œuvres et à s’inscrire à leur tour dans ce que les Européens appellent l’Humanité. En s’ouvrant au temps qui s’écoulait en Europe, « les Japonais ont commencé en même temps à vivre deux temporalités — deux temps : l’un, celui avec un “T” majuscule, le temps qui s’écoulait dans le monde occidental ; l’autre, celui avec un “t” minuscule, le temps qui s’écoulait au Japon. » (p. 229) C’est l’évidente dissymétrie entre ces deux temps que décrit M. Mizumura. Si les Japonais vivaient au rythme du Temps universel, les Européens à l’inverse ne vivaient pas au rythme du temps japonais dont ils ne connaissaient rien. L’écrivain prend l’exemple de sa mère, véritable Madame Bovary japonaise s’abreuvant de culture occidentale, de littérature et de cinéma et exemplaire de l’asymétrie qui régnait entre « ceux qui vivaient dans le monde universel et ceux qui vivaient dans le monde particulier » (p. 230), c’est‑à‑dire entre ceux qui pouvaient se faire entendre dans le monde entier et ceux qui vivaient aussi dans le Temps universel, mais ne pouvaient pas se faire entendre eux‑mêmes, qui n’étaient là qu’à titre de participants passifs.
23« Bien entendu, tout cela a changé maintenant. » (p. 232) Les États‑Unis sont devenus le pays le plus puissant et l’anglais règne désormais comme langue internationale ; il domine comme aucune langue ne l’avait jamais fait auparavant. « Inutile de dire, alors, que les écrivains dont la langue maternelle n’est pas l’anglais sont désavantagés, presque irrémédiablement, dans le monde d’aujourd’hui. Car regardez les deux : ceux qui écrivent en anglais et ceux qui écrivent dans une autre langue. Quel abîme les sépare ! Quelle asymétrie ! » (p. 233) Le grand nombre de personnes parlant ou lisant l’anglais partout dans le monde a comme conséquence directe un grand nombre de traductions dans toutes sortes de langues d’œuvres en anglais. La littérature anglaise se répand au point que tout lycéen dans le monde sait qui est Shakespeare, alors que seul « un petit nombre de lycéens saurait qui est Racine. J’ai peur que ce nombre se rapproche du nombre de ceux qui connaissent le nom de Murasaki Shikibu, l’auteur du Roman de Genji. » (p. 235) Démonstration par l’exemple concluante (pour moi, tout du moins, je l’avoue) !
24Devant ce renversement, M. Mizumara adresse à ses interlocuteurs français un message d’une grande portée symbolique :
Je suis remplie de sympathie quand je pense aux écrivains français d’aujourd’hui. Ou, peut‑être, faut‑il que je sois plus honnête et avouer que je suis plutôt enchantée. Parce que je peux maintenant jouir de leur compagnie. Je leur dirais : « Bienvenue — bienvenue de mon côté de l’asymétrie. […] » (p. 234)
25Eux qui étaient auparavant le symbole même de la domination d’un Temps universel, les voici conduit à vivre eux aussi deux temporalités différentes.
26M. Mizumara invite donc ses interlocuteurs à tirer les conséquences d’une telle transformation dans le temps de leur écriture, de leur rapport à l’écriture et à prendre conscience de ce qui les distingue de ceux qui écrivent en anglais et qui, même s’ils réfléchissent aussi sur la langue ne sont pas condamnés à cela :
Comment peuvent‑ils savoir comme nous, par exemple, qu’il existe un processus d’auto‑sélection sur ce qui se traduit en anglais ? C’est‑à‑dire, comment peuvent‑ils savoir que, parmi les textes écrits en d’autres langues, ceux qui se traduisent le plus facilement en anglais sont ceux qui se traduisent le plus facilement en anglais, thématiquement et linguistiquement ? Comment peuvent‑ils savoir qu’il y a ainsi un cercle herméneutique qui se perpétue et dans lequel la Vérité reste ce qui est compréhensible en anglais, y compris l’exotisme ? (p. 236)
27L’intervention de M. Mizumura est la dernière ; c’est la plus frappante par sa hauteur de vue. Elle pose des questions qu’on aborde peut‑être pas assez au sein de l’Université française ; elle montre tout l’intérêt qu’il y a à croiser les perspectives nationales. Nous n’ajouterons rien à sa question finale.
28Simplement une invitation : à poursuivre ce très beau texte de M. Mizumura, et à découvrir les communications dont nous n’avons pas pu rendre compte ici.