Acta fabula
ISSN 2115-8037

2002
Automne 2002 (volume 3, numéro 2)
titre article
Jean‑Louis Jeannelle

En attendant Godeau : blague et crise de la représentation au xixe s.

Nathalie Preiss, Pour de rire ! La blague au xixe siècle, Presses universitaires de France, coll. « Perspectives littéraires », 2002, 180 p., EAN 2130525865.

« Le xixe siècle est à la fois le siècle de la vérité et de la blague. Jamais on n’a plus menti ni plus cherché le vrai. »

Edmond et Jules de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire, 1er février 1866.

1Dans ses récentes réflexions sur les différentes formes de comique (« Morts de rire », Figures V, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 2002, p. 134‑225), Gérard Genette assimile « blague » et « histoire drôle », qu’il définit comme productions fictionnelles d’un comique involontaire, c’est‑à‑dire mise en circulation anonyme sous forme d’une représentation fictionnelle d’une situation où un personnage s’est trouvé ridiculisé contre son gré. Une telle définition conduit le critique à assimiler la blague au genre littéraire plus large de la comédie (voir p. 163).

2C’est bien le sens qu’on donne de nos jours au terme : « blague ». Autant le dire d’emblée : il ne sera aucunement question de ce type de blague dans Pour de rire ! Là où l’on pourrait attendre une réflexion sur une forme particulière du comique au xixe siècle, Nathalie Preiss ouvre sur tout un champ de productions littéraires et paralittéraires (caricatures, journaux, théâtre populaire, etc.) mettant en scène un type bien précis de mystification, de tromperie plaisante dont les conséquences vont bien au‑delà du seul comique. La blague telle qu’on l’entend à l’époque — de Napoléon Ier jusqu’à Zola et les Goncourt — n’a que bien peu de rapports avec la plaisanterie légère ou le bobard auxquels nous avons aujourd’hui l’habitude de réduire cette forme de parole hâbleuse. Il faut, pour comprendre ce qu’on appelait alors la blague, lui redonner toute sa complexité et toute sa saveur : N. Preiss reconstitue pour cela le réseau de discours sociaux et esthétiques dans lequel la blague a trouvé naissance et déplie les perspectives historiques et philosophiques qui en font un lieu symbolique des rapports entre art et référence au siècle dernier. Le sujet, certes, n’est pas totalement neuf et il existe à ce propos des articles ou des travaux, mais l’intérêt d’une telle recherche est bien de donner toute son importance à un objet qui pourrait paraître marginal et qui soudain prend une véritable consistance, en ouvrant une voie pour une réflexion située entre l’histoire culturelle, l’histoire politique et l’histoire littéraire, à l’intersection des œuvres canoniques et de la paralittérature.

3L’enquête de N. Preiss n’a donc rien de drôle ou d’anodin : curieuse et passionnante, elle met au jour un grand nombre de textes jusqu’alors ignorés ou peu lus et dont la modestie — parole éphémère des quotidiens ou des pièces du théâtre populaire qui semble habituellement peu digne de l’attention du littéraire — ou la légèreté affichée ne doivent pas tromper. La blague conduit au cœur des préoccupations politiques de cette époque, traversée par les espoirs nés de la Révolution et se heurtant au désenchantement de « Juillet », puis de 1848 et de 1851. Enfin, elle ouvre de nouvelles perspectives sur le grotesque, le burlesque ou le ridicule dont Hugo, Baudelaire, Flaubert ou Jarry ont fait grand cas, mais aussi sur la question plus générale de la représentation du réel, dont la blague paraît être un exemple limite et, à ce titre, révélateur.

Tous en scène ! Robert Macaire, Mercadet et Godeau

4Le matériau sur lequel N. Preiss s’appuie est si nouveau pour qui n’est pas familier avec la littérature et la presse du xixe siècle qu’il semble nécessaire de présenter, pour commencer, l’exemple du plus illustre des « blagueurs » : Robert Macaire. Ce personnage floueur, bonimenteur et carottier, a été inventé par Benjamin Antier, Saint‑Amand et Paulyanthe dans le mélodrame L’Auberge des Adrets en 1823 et incarné sur scène — et pour longtemps — par le grand comédien Frédérick Lemaître. Alors que Robert Macaire ne semblait destiné qu’à figurer un simple escroc, mortellement blessé, à la fin de la pièce par son propre complice, Bertrand, le jeu de Frédérick Lemaître — et notamment son habillement dont la description, p. 25, est savoureuse — suscite un tel enthousiasme que l’acteur ne fait plus qu’un avec le personnage, qui ressuscitera donc pour les besoins de la cause. Le voici promis à quantité de suites, de retours et de dérivés : les aventures de Robert Macaire n’ont rien à envier à celles de Luke Skywalker.

5Henry Monnier déclare dans les Mémoires de Monsieur Joseph Prudhomme : « Robert Macaire et Joseph Prudhomme resteront comme les seuls types que nous aura légué le règne de Louis‑Philippe et ces types vivront aussi longtemps que le Turcaret et le Figaro du xviiie siècle. » (p. 27). Balzac s’enthousiasme et rêve d’écrire L’Adieu de Robert Macaire à la belle France, comme le montre Frédérick Lemaître dans ses Souvenirs, où il rapporte ce fragment de conversation avec l’écrivain :

Vous êtes l’homme de la pensée, vous n’êtes pas l’homme de la plume. Écrivons un nouveau Robert Macaire ; ce sera un composé de Vautrin, de Tartuffe, de tout ce que vous voudrez, mais ce sera toujours la personnification de ce qui se passe autour de nous./ – Mais la censure, qui justement nous châtre tout cela ?/ – La censure ? continua Balzac, nous la dépisterons, nous appliquerons un masque à notre Robert Macaire, à notre Vautrin, à notre Tartuffe, nous l’appellerons Mercadet. (p. 30)

6Mercadet, nouvelle personnification de la hâblerie, naît dans une pièce commencée en 1840, mais crée au Gymnase en août 1951 seulement sous le titre : Le Faiseur. Le rôle principal est tenu par l’acteur Geoffroy. Le théâtre de Balzac reste, en dépit de son intérêt littéraire évident, encore bien méconnu et souffre du privilège accordé au roman (on peut découvrir cette pièce dans l’édition de Jean Ducourneau des Œuvres complètes — Théâtre, collection « Les Bibliophiles de l’original », tome XXIII). Voici les principaux éléments de l’intrigue : lorsque se lève le rideau, Mercadet a bien du mal à faire patienter son propriétaire et créancier, Brédif. Il lui fait miroiter le retour imminent de Godeau, son ancien associé parti avec l’argent de l’entreprise qu’ils dirigeaient ensemble. Les difficultés s’accumulent ; Mercadet doit aussi faire face aux pressions de ses nombreux créanciers et aux récriminations de sa femme et de ses domestiques. Il résiste, justifie sa conduite, s’appuie sur les règles de conduite qui prévalent à cette époque :

Aujourd’hui […] tous les sentiments s’en vont, et l’argent les pousse. Il n’y a plus que des intérêts, parce qu’il n’y a plus de famille, mais des individus ! Voyez, l’avenir de chacun est dans une caisse publique ! Une fille, pour sa dot, ne s’adresse plus à sa famille, mais à une tontine. La succession du roi d’Angleterre était chez une assurance. La femme compte, non sur son mari, mais sur la caisse d’épargne ! On paie sa dette à la patrie, au moyen d’une agence qui fait la traite des blancs ! Enfin, tous nos devoirs sont en coupons ! Les domestiques, dont on change comme de chartes, ne s’attachent plus à leurs maîtres ; ayez leur argent, ils vous sont dévoués !...

7Fort de ce savoir, Mercadet reporte toutes les échéances. Mais voici qu’on annonce enfin l’arrivée de Godeau, de retour des Indes avec une « fortune incalcuttable », au grand étonnement de Mercadet lui‑même :

Mercadet : Godeau !... Mais Godeau est un mythe ! est une fable ! Godeau, c’est un fantôme… Vous le savez bien. » Un instant dérouté, Mercadet se reprend ; il montre une fois de plus sa capacité à rebondir et déclare à Justin qui lui demande ce qu’il veut faire : Mercadet : Une minute (à part) J’ai montré tant de fois Godeau que j’ai bien le droit de le voir (haut) Allons voir Godeau ! (p. 31)

8La pièce s’achève sur cette réplique, ouvrant sur le vide d’un mensonge, qui prend soudain consistance et auquel Mercadet finit lui‑même par se prendre. La blague se prolonge, alors même que son propre auteur a dévoilé — au public — la supercherie. Elle tient en quelque sorte à ce jeu de gonflement, d’attente, d’illusion, de déception puis de relance que Mercadet pratique pendant toute la pièce, ouvrant un espace de vide, de montre et de boursouflure sans cesse relancé.

Étymologie & discours sociaux

9N. Preiss débute son enquête sur de savantes considérations sur l’étymologie du mot « blague », qui apparaît dans les dictionnaires en 1809 et dérive du néerlandais blag (gaine, enveloppe, puis petit sac sans lequel les fumeurs mettent leur tabac) selon le Dictionnaire historique de la langue française ou de l’anglais blade (dérivé de bladder, vessie, et déformé en blague pour désigner la blague à tabac) selon la Physiologie du blagueur, publiée anonymement en 1841. La blague est une parole enflée, gonflée d’air, une gasconnade ; elle conduit ses auditeurs à prendre les vessies pour des lanternes. Qu’elle soit de peu de conséquence ou destinée à tromper et à mystifier, la blague joue un rôle central : le comte de Maussion en fait « le fond à peu près de tout ce qui se dit ou se fait en France » (p. 5). Elle connaît son âge d’or pendant l’Empire et trouve son origine selon Balzac dans les rodomontades des soldats.

10N. Preiss souligne le fait que « si la blague suppose la tromperie, cette tromperie ressortit moins au mensonge qui cache une vérité inavouable, qu’à la hâblerie, au trop‑plein qui exhibe une réalité inexistante. » (p. 10) C’est ce que montrent les liens qui unissent la blague au monde des banquistes et des saltimbanques, à la parade qu’on déploie sur les tréteaux pour faire entrer le public dans les baraques des foires. Plus encore, « la blague, cet avatar de la parade, est par essence lié à la publicité, entendue dans son sens premier (le fait de rendre public quelque chose) comme dans son sens commercial apparu en 1834. » (p. 12) Enfin, la blague se confond avec le « puff », « terme emprunté à l’anglais avec le sens de “réclame effrontée”, d’“annonce poussée au plus incroyable degré du bruit et du mouvement”, d’“annonce compliquée de hâblerie”. » (p. 14)

11Ainsi inscrite dans le discours social de l’époque, la blague se répand et s’inscrit progressivement dans le théâtre et le roman du xixe siècle. N. Preiss en énumère les multiples références dans les œuvres de Balzac, de Nodier, de Gautier, de Murger, de Flaubert et de bien d’autres encore. En janvier 1840, la pièce de Balzac intitulée Vautrin est interdite une première fois parce que, ainsi que les censeurs l’écrivent dans leur rapport, « Vautrin, voleur, philosophe et railleur, rappelle souvent par ses allures et son langage le type de Robert Macaire qu’une décision administrative a proscrit du théâtre. » (p. 34). N. Preiss a pris soin de reproduire dans son ouvrage plusieurs planches de la série des Cent‑et‑Un Robert Macaire de Daumier, où est notamment attaqué l’un des grands blagueurs de l’époque, Émile de Girardin, promoteur en 1836 du journal vendu à bon marché grâce à la publicité, La Presse. Les attaques contre ce publicitaire prolifique sont savoureuses et N. Preiss cite de nombreux exemples en se reportant aux publications originales parues dans le Chavivari et en citant les légendes des dessins de Daumier, écrites par Charles Philipon.

12Le talent de ce dernier ne s’exerce pas seulement dans le domaine des mœurs, mais de manière privilégiée, on s’en doutera, dans le domaine de la politique, où il doit affronter la censure d’État sur les théâtres et la caricature politique. Les analyses de N. Preiss sont, sur la question des usages politiques de la blague, tout à fait passionnantes. Pour Daumier, Flaubert et beaucoup d’autres artistes, il s’agit de dénoncer un régime qui ne repose sur rien et qui se comporte vis‑à‑vis du peuple comme un bateleur : un dessin de Jules David, paru le 12 mai 1831 dans La Caricature est intitulé L’Escamoteur ; un prestidigitateur, qui ressemble à Louis‑Philippe, y déclare au public :

Tenez, Messieurs, voici trois muscades. La 1re s’appelle Juillet, la 2e Révolution et la 3e Liberté. Je prends la Révolution, qui était à gauche, je la mets à droite, ce qui était à droite, je le mets à gauche. Je fais un mic‑mac auquel le diable ne comprend goutte, ni vous non plus. Je mets tout ça sous le gobelet du juste milieu et avec un peu de poudre de non‑intervention, je dis passe, impasse et contrepasse… tout est passé. Messieurs, pas plus de Liberté et de Révolution que dessus ma main… à un autre, Messieurs ! (p. 49)

13Le trône n’est qu’une chaise percée et la politique de l’époque se décline sur le mode de la blague ; les évolutions socio‑économiques donnent le sentiment d’être entré dans une ère où règne la « publicité‑puff associée à une industrie tout à la fois galopante et trébuchante qui, sous le vent de spéculation, fait fleurir les sociétés en commandite par actions comme les faillites, faute d’un crédit commercial et industriel approprié. » (p. 60‑61)

14C’est avec Ubu que cette vaste farce prendra son tour le plus caricatural et le plus violent :

Si, en 1896, dans Les Paralipomènes d’Ubu, Alfred Jarry précise qu’Ubu « n’est pas exactement Monsieur Thiers, ni le bourgeois, ni le mufle », il n’interdit pas de voir dans Ubu roi, ce « gros polichinelle » à la tête piriforme et à la recherche d’un parapluie, dans ce « grand Financier » tout gonflé de veau, de « vin de France », de lui‑même et de l’argent d’autrui, qui a choisi « Merdre » pour devise, la dernière incarnation du « roi‑poire » au riflard, du « roi‑blague » alias « M. Cassette », immortalisé par Daumier en Gargantua vendangeant et vidangeant tour à tour ! (p. 58)

Du grotesque au morbide

15Dans une seconde partie intitulée, « La blague ou le grotesque qui ne prend pas », N. Preiss montre que la blague n’a pas simplement pour fonction de dénoncer une époque « riche en révolutions‑mystifications, en spéculations, “circulations” et “expositions”, mais aussi de valoir comme une véritable “vision du réel” : la blague implique une esthétique et une poétique de la déception qui entretiennent des rapports complexes avec le bouffon et, plus largement, le grotesque. » (p. 63)

16Le grotesque est, depuis Hugo, une esthétique qui explore deux faces, l’une plus joyeuse, « le comique et le bouffon », et l’autre plus cruelle, « le difforme et l’horrible ». La blague se révèle, en effet, souvent véhiculer la violence et la férocité, telle la confrérie blagueuse des « Chevaliers de la Désoeuvrance » dans La Rabouilleuse, qui exerce ce « génie du mal qui réjouissait fort Panurge, qui provoque le rire et qui rend la victime si ridicule qu’elle n’ose se plaindre » (p. 72‑73) La blague relève d’un « comique féroce » (Baudelaire, De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques, voir N. Preiss, p. 74‑75). Elle fait irruption au cours du bal masqué et marque sa transformation en une danse macabre, une fête des morts, comme au cours du bal Musard, dans Splendeurs et Misères des courtisanes ou au cours du festin chez Taillefer dans La Peau de chagrin, où, dans les deux cas, le blagueur Bixiou se déchaîne.

17Pourtant, le propre de la blague est de ne pas atteindre au sublime (voir l’intéressante analyse du personnage de Vautrin, p. 83). N. Preiss souligne l’intérêt d’une tout autre caractéristique du grotesque hugolien : sa multiplicité. Les facultés de démultiplication du blagueur — là encore, Vautrin en est le meilleur exemple — le situent du côté d’une esthétique de la diversité, du désordre et de l’incomplétude ; il provoque un chaos qui ne se laisse pas aisément résorber en une totalité d’ordre supérieur, comme l’attestent différents exemples : le magasin d’antiquité de La Peau de chagrin, le bal chez Rosanette dans L’Éducation sentimentale ou Bouvard et Pécuchet. S’inspirant des analyses de Jean Paul sur l’humour, N. Preiss voit dans le blagueur « un Socrate en délire » (p. 98). Il fait voler en éclats tout absolu, tout universel et ouvre à une sorte d’annulation perpétuelle, dont Flaubert semble avoir envisagé les ultimes conséquences en évoquant l’hypothèse « d’une blague supérieure » (p. 100)

18La blague conduit donc à une poétique de la déception et ceci en raison de son étroite parenté avec le simulacre, tel que le définit J. Baudrillard dans Simulacre et simulation. Elle ne renvoie qu’à elle‑même et provoque des phénomènes de boucles ; affranchie de toute référence, elle obéit à un principe de similitude, auquel s’oppose la loi de la ressemblance selon M. Foucault dans Ceci n’est pas une pipe : « La ressemblance s’ordonne au modèle qu’elle est chargée de reconduire et de faire reconnaître ; la similitude fait circuler le simulacre comme rapport indéfini et réversible du similaire au similaire. » (p. 107) Forte de cette absence de limite, la blague se reproduit et provoque une fascination, une séduction : « La blague n’abuse pas, elle méduse : le blagué n’est pas trompé mais ravi » (p. 140). C’est cependant le vide, le Rien qui est ainsi exhibé et le véritable visage du blagueur se révèle être celui de la mort — Vautrin une fois de plus !

Tête de veau et peau de chagrin

19N. Preiss ouvre alors à toute une réflexion sur la crise de la représentation qui affecte le xixe siècle, fasciné par toutes sortes d’idoles (la critique s’appuie sur les analyses que J.‑L. Marion a consacré à l’idole) et dont voici certainement l’expression la plus vertigineuse :

[…] la scène originaire de la blague simulacre et idole reste celle de la Galerie Vitrée, dans la deuxième partie d’Illusions perdues, où un blagueur aboyeur attire la foule avec l’enseigne d’« un soleil tournant dans un cadre noir, autour duquel éclataient ces mots écrits en rouge : Ici l’homme voit ce que Dieu ne saurait voir. Prix : deux sous ». L’on s’attend à contempler la profondeur de l’invisible et l’on se heurte à un miroir qui, telle l’idole, vous renvoie à vous‑même : « Vous voyez là, messieurs, ce que de toute l’éternité Dieu ne saurait voir, c’est‑à‑dire votre semblable. » Splendeur éternelle de l’idole ! (p. 117)

20Comme Narcisse, le blagué est ravi, absorbé par la surface éblouissante, pris à son désir de lire derrière les signes. Mais c’est précisément la mort du signe que met en scène la blague, qui ne renvoie à rien d’autre qu’à elle‑même et, comme la peau de chagrin ou le « mystère de la tête de veau », n’est signe de rien (voir p. 120‑122). La blague défie tout déchiffrement : « La blague signe bien la mort du signe et du symbole. Elle manifeste la disparition de tout au‑delà, de toute transcendance, religieuse ou laïque. C’est à cette disparition que l’on assiste dans La Peau de chagrin à travers cette blague qui “colle à la peau”, qui “est et c’est tout”. » (p. 126).

21En dernière instance, c’est avec la figure de l’artiste que le blagueur semble se confondre, puisque celui‑ci est capable de créer un monde autonome. Paradoxalement, c’est peut‑être bien la blague qui réaliserait ce réalisme pur, absolu, affranchi de toute référence, ainsi que Baudelaire le dit de Champfleury, chef de fil du réalisme : « Il rêvait un mot, un drapeau, une blague, un mot d’ordre, ou de passe, pour enfoncer le mot de ralliement : Romantisme » (p. 136).

La Commune : fini de rire ?

22J’aimerais terminer mon compte rendu en posant à N. Preiss — ou à tout autre spécialiste de la question — une question qui m’est venue à la lecture de son ouvrage : la Commune ne représente‑t‑elle pas un tournant dans l’histoire de la blague ?

23Le Faiseur se terminait sur cette réplique de Mercadet : « Allons voir Godeau », laissant entendre que la comédie ne s’arrêtait pas là. Et de fait, elle dure au‑delà. On en retrouve les traces chez Jules Vallès chez qui elle me semble occuper une place essentielle. Celui‑ci a, en effet, fait paraître en six feuilletons du 30 octobre au 12 décembre 1896 un texte où nous pouvons lire aujourd’hui une première ébauche de L’Enfant : Le Testament d’un blagueur. Comme Roger Bellet le signale, beaucoup de testaments ont été publiés de 1850 à 1869 sous forme théâtrale ou romanesque : Testament de Robert Macaire, Testament de César Girodot, Testament du mari, d’un garçon, de X… Dans le cas qui nous intéresse, un narrateur découvre le texte laissé par un « blagueur » qui s’est suicidé et dont il nous apprend qu’on

l’appelait « blagueur » parce qu’il riait de tout et ne ménageait rien. Comme on avait peur de lui, on avait essayé d’appliquer à son ironie un mot qui en diminuât la hauteur et qui pût en voiler la portée. Il l’avait bien compris, mais il n’en avait ressenti qu’un peu plus d’orgueil et de mépris, orgueil de lui‑même, mépris des autres. (Pléiade, T. I, p. 1098)

24Le texte qui suit se trouve donc inséré dans un discours d’encadrement où s’allient pathétique et détachement : « Ce sont surtout les moments bizarres que celui‑là avait notés, et c’est dans un journal de caricature et de pamphlet qu’il faut encadrer le testament de cet aimable suicidé. » (Pléiade, T. I, p. 1096). Les faits, nous les connaissons : « J’ai six ans, et le derrière tout pelé./ Ma mère dit qu’il ne faut pas gâter les enfants, et elle me fouette tous les matins ; quand elle n’a pas le temps le matin, c’est pour midi, rarement plus tard que quatre heures. » (Pléiade, T. I, p. 1098) Vallès, qui écrit après le désastre de la Commune, commence avec ce récit le processus d’écriture qui le conduira à ce roman à la première personne, que nous lisons aujourd’hui comme l’un des grands récits d’enfance du xixe siècle, la trilogie de Jacques Vingtras. En abandonnant l’hypothèse du manuscrit laissé par un blagueur, l’écrivain est conduit à assumer directement ce que la blague a de plus spécifique dans son discours : une ironie à laquelle il donne une violence et une force inégalée. Avec Vallès, la blague s’infiltre dans l’ensemble du propos, elle est partout et nulle part, elle se confond avec l’ensemble du récit (pseudo) autobiographique pour devenir un modèle de critique sociale. Elle a bien toujours pour fonction de dégonfler les discours mensongers. Mais le personnage chez Vallès n’est plus le bonimenteur qui occupait le devant de la scène balzacienne : entre‑temps, la blague a laissé place à la répression sanglante. L’un des plus grands blagueurs de ce siècle est aussi l’un de ses grands floués ; mais il a su trouver en quelque sorte le mot de la fin.

Bibliographie

25On pourra consulter, sur la blague chez Vallès, le n° 20, juin 1995, de la revue Les Amis de Jules Vallès : Roger Bellet, « La blague, la vie, la mort » ; Walter Redfern, « Razzia blaguologique » ; Hélène Giaufret, « Les rires de Vallès » ; Silvia Disegni, « Rires et rythmes dans la Trilogie : de quelques représentations » ; Denis Labouret, « Le livre du rire et de la mémoire » ; Xavier Lemaître, « Rires déboutonnés d’une gueule “bien fendue” » ; Bertrand Vibert, « Vallès écrivain potache » ; Bernard Lasnier‑Lachaise, « Jules Vallès en pantin » ; Bernard Gallina, « L’Insurgé, ou l’émergence du rire amer ».