Acta fabula
ISSN 2115-8037

2002
Automne 2002 (volume 3, numéro 2)
titre article
Marie-Pierre Andron

L’amour comme un roman

Alain Vaillant, L’amour-fiction. Discours amoureux et poétique du roman à l’époque moderne, Presses Universitaires de Vincennes, coll. « Essais et Savoirs », Saint‑Denis, 2002, 235 p., EAN 9782842921217.

1Sur les traces d’auteur majeurs de la littérature française, Alain Vaillant promène ses pas et élabore une réflexion sur le thème de l’amour‑fiction en analysant des œuvres romanesques de Balzac, Baudelaire, Diderot, Flaubert, Fromentin, Gautier, Hugo, Laclos, Mallarmé, Musset, Proust, Stendhal et Zola. Trois siècles majeurs pour comprendre et expliciter les entrelacs de l’amour et de la fiction, aux xviiie, xixe et xxe siècles, et la création d’un espace littéraire romanesque où progressivement, la conscience d’un roman où réel et illusoire, être et non‑être s’entremêlent pour devenir discours de ce roman, apparaît.

2L’introduction pose le thème de cet ouvrage et la problématique afférente. Partant d’une citation de Valéry stigmatisant les « romans sur l’amour », l’auteur pose la banalité de l’amour comme point de départ de sa réflexion. De ce constat en apparence paradoxal — comment la banalité d’un sujet peut‑il toutefois générer un ouvrage sur ce sujet — Vaillant pose les fondements suivants :

3non seulement l’amour confère au roman son sens ultime, mais il est surtout nécessaire à son existence, parce qu’il en est toute la substance et que le roman, malgré toutes les narratologies, n’est rien d’autre que sa substance (9).

4Cependant l’auteur précise que loin d’être un discours ou un savoir sur l’amour, le roman est discours de l’amour, « il est cet espace imaginaire où l’amour prend la parole, sans avoir à produire les titres qui lui donneraient droit à exister, et qu’il [le roman] serait bien en peine de trouver » (11). Aussi cet essai fera‑t‑il de « cette inconscience donquichottesque, aussi invraisemblable que déraisonnable, qu[i] [fait s’accomplir] le double miracle dont le roman est l’instrument et le décor » (11) la source de sa réflexion.

5La clé de voûte de cette étude réside dans cet apparent paradoxe : comment une fiction, comment un roman peut‑il réintégrer le vrai par la parole/l’écrit de l’amour ? Comment le verbe romanesque peut‑il se faire chair, être discours d’amour dans le virtuel et l’art de représentation du roman ? Vaillant répond d’une part par la durée de l’écriture :

6l’amour fictif, doué du moins de la durée de l’écriture, prouve à qui veut s’en convaincre que les mots de l’amour, puisqu’ils sont capables de faire œuvre, engagent, envers et contre tout, la conscience de celui qui les prononce (12).

7D’autre part, dans cette fiction « advient le discours même de la sincérité et de l’authenticité, celui de l’amour […] » (13). Ainsi, « parce que “je t’aime” est vrai à sa manière, le roman peut donc continuer à fonctionner comme mensonge » (13).

8L’ouvrage se décompose en huit temps et huit titres : L’amour, la théorie et l’histoire de la littérature ; L’impossible roman (Diderot, Baudelaire, Musset, Gautier et Stendhal) ; Histoires sans paroles (Zola et Mallarmé) ; Le mystère de l’eucharistie amoureuse (Laclos) ; L’utopie de l’amour romantique (Balzac) ; Flaubert : le silence bavard de l’amour bête ; Le temps des secrets (Fromentin et Hugo) ; Épilogue, le chant du cygne : Proust et sa petite madeleine.

9Ce corpus et ses huit temps posent l’ambivalence du discours amoureux miné par l’irréalité d’un verbe qui n’est plus comme autrefois Incarnation tout en possédant une force, un pouvoir mystérieux, quasiment vérité intrinsèque d’une œuvre dont l’essence fictive, le caractère virtuel, au service d’un discours amoureux, finit par dévoiler des vérités essentielles à ses personnages et ses lecteurs. Car si le roman du discours amoureux questionne le monde et la conscience de ce monde par un sujet et par le discours de la fiction, il va au-delà en intégrant une autre dimension : celle de questionner également le discours amoureux en soi en utilisant et la fiction et le réel.

10L’essai se conclut alors sur un épilogue en forme d’apothéose : Le chant du cygne : Proust et sa petite madeleine. Vaillant avance la tranquille certitude des romanciers du xixe siècle, sûrs de leur savoir des mystères humains. Pour les uns, l’amour est une illusion miraculeuse (213) pour les autres une illusion prenant une place laissée vacante dans le cœur des hommes par un désir d’être que la vie n’a pu combler. Ce savoir semble orgueilleux. Car ce romancier là décide qu’il sait et que la certitude de ce savoir fonde son verbe. Pourtant le doute reste diffus et affleure dans « la logorrhée superbe (Balzac) ou ironique (Flaubert), le double langage (Fromentin, Hugo), ou le langage efficacement univoque de la pulsion sexuelle (Zola) » (214).

11Alors tout l’enjeu réside‑t‑il dans la redécouverte du discours amoureux ? Retrouver l’en deçà de ce discours, une sorte de genèse ? Pour Vaillant, Proust et sa Recherche dénotent une écriture réconciliatrice par un écrit « lieu littéraire pour l’amour, à l’intersection de la raison, de l’émotion et de la mémoire » (214). Ainsi Vaillant démontre avec brio que cette écriture où la réminiscence est centrale délivre magistralement une « théorie de l’être humain comme res amans, substance aimante » (234). Mains ne sommes‑nous pas alors dans une sorte de finitude du discours amoureux ainsi défini, presque conceptualisé ? La conclusion de cet épilogue « laisse déjà présager que, pour le roman d’amour, le temps de la répétition est déjà venu. Et pour le discours amoureux, celui du radotage » (235)...


***

12La démonstration est brillante et cet essai est la source d’une lecture très dynamique pour un lecteur continuellement sollicité par la réflexion générée par cet ouvrage. Le jeune chercheur pourra seulement regretter de ne voir figurer dans L’Amour‑fiction une bibliographie critique qui lui aurait permis de prolonger à son gré sa réflexion – et de pouvoir peut‑être ainsi infirmer les derniers mots de l’épilogue.