La Nouvelle Fiction contre le réel
1En 1998, Christophe Donner publiait chez Fayard un essai intitulé Contre l’imagination dans lequel il considérait cette dernière comme un « poison » infestant la littérature. En réponse quasi‑explicite, Marc Petit, représentant de La Nouvelle Fiction, proposait un an plus tard son Éloge de la fiction afin de dénoncer le néo‑réalisme, le « minimalisme » et le « nombrilisme » du paysage romanesque français.
2Selon Marc Petit, la littérature contemporaine est une littérature du réel. Il a pris le dessus alors même qu’il est indicible – « car aucun mot ne saurait dire ou seulement désigner du doigt sa propre absence, faire sentir à quoi ressemblait le monde avant les mots » (p. 15) – et que le vrai est inatteignable (p. 56). Contre cette littérature du réel, comparable au reportage social, il défend les écrivains « de taille à créer un monde » (p. 34), ceux qui ont recours au mythe « sans lequel il n’est pas d’œuvre d’imagination réellement vivante » (p. 63). La fiction pour laquelle plaide M. Petit est donc celle qui, « à la différence des fictions ordinaires, ne cache à aucun moment son caractère de fiction » (p. 108). Car, nous dit‑il, le but de la littérature n’est pas de représenter ce réel insaisissable, mais de créer des mondes, d’échapper à son engluement. À cette littérature de fiction, M. Petit oppose d’une part la veine autobiographique et autofictive représentée, selon lui, par Christophe Donner et Christine Angot, ces deux auteurs ayant pour « grand‑oncle » Michel Leiris et sa Littérature considérée comme une tauromachie et, d’autre part, ce que l’on appelle fiction aujourd’hui et qui ne ressemble « ni à la vie réelle […] ni de près ou de loin, au monde de l’imaginaire tel qu’il s’exprime non seulement dans les mythes, dans la poésie, dans l’art, etc. » (p. 67). Outre le fait que les autobiographes n’ont pas d’imagination, M. Petit nous apprend que la biographie « n’est pas un genre mais un péché, et l’autobiographie pire encore, parce qu’elle ajoute à l’idolâtrie […] le culte du moi qui est le comble de l’abomination, l’infamie absolue » (p. 85). Goethe, d’ailleurs, s’il avait préféré la confession à la fiction pour l’écriture des Souffrances du jeune Werther se serait sûrement suicidé, comme son personnage, ne pouvant pas prendre assez de distance avec lui-même (p. 92). L’imagination, ou du moins la transposition fictionnelle, aurait des vertus que nous ne soupçonnions pas.
3M. Petit emprunte beaucoup, en ce qui concerne la forme, à Montaigne. Sa volonté d’aller à « saut et à gambade » est manifeste, ce qui justifie ses « pages vagabondes » (p. 115) et le fait « qu’il [lui] arrive parfois de ne pas être aussi clair qu’[il] le voudrait » (p. 116). Et c’est là le premier reproche que nous pourrions faire à l’auteur, celui de ne jamais aller droit au but et de confondre son propos dans de longues digressions qui font perdre à son texte toute valeur théorique. Le deuxième problème que pose l’ouvrage de M. Petit est l’opposition caricaturale qu’il propose entre l’écriture du réel et du moi et la fiction qu’il défend. D’un côté, il y aurait les auteurs sans imagination, des autobiographes (Leiris, Donner, Angot) et des « néo‑naturalistes » (Virginie Despentes, Michel Houellebecq), qui conçoivent l’espace littéraire comme un lieu où l’on se représente soi et le monde, et de l’autre les écrivains qui imaginent, travaillent sur les mythes et par là créent de véritables fictions. La littérature contemporaine semble être plus nuancée, et donc moins binaire, que ce que M. Petit veut bien nous faire croire. Certes, il existe bien une littérature en prise avec le réel et le retour à la littérature de l’intime est pour le moins manifeste. Mais elle ne se borne pas à une simple « représentation » comme en témoigne l’autofiction. Loin de n’être qu’un simple miroir de l’auteur, ce genre questionne aussi le sujet en le fictionnalisant, instaure un jeu sur l’identité, en la pervertissant. Serge Doubrovsky et plus tard Hervé Guibert (dont Christine Angot et Christophe Donner se réclament) avaient poussé à son paroxysme ce jeu entre le réel et le fictif et créaient par là une zone frontière entre le vécu et le romanesque. Dans ce cas, celui de Guibert, la pure fiction aurait été un mensonge, alors qu’il s’agissait pour lui de tout dire : là était sa révolte. En ce qui concerne ce pan de la littérature que M. Petit nomme du « réel », elle est tout simplement la conscience du temps, de notre temps, en prise avec le monde qui l’entoure. Comme le dit Bruno Blanckeman dans Les Fictions singulières (Prétexte Éditeur, 2002), « les romans s’inscrivent dans une civilisation dont ils saisissent le défaut de civilité et figurent les cicatrices, les fractures, les cassures – toutes les atteintes portées au corps social » (p. 8). Et cette littérature semble tout aussi légitime que celle que M. Petit défend parce qu’elle est aussi une tentative de comprendre ce « réel » que l’auteur abhorre.
4Enfin, les écrivains incriminés par M. Petit pourraient, pour leur défense, reprendre paradoxalement à leur compte une des phrases issue d’une de ses nouvelles : « N’avons‑nous pas le droit de jouer à visage découvert, de jouer notre propre rôle et non celui d’un personnage ? » (Marc Petit, Le Montreur et ses masques [in:] Histoires à n’en plus finir, Stock, 1998). Mais faut‑il alimenter de nouveau ce faux débat peu passionnant ?