Le fait littéraire
1Le projet des deux auteurs est nettement de démystifier la littérature en refusant de la considérer comme un ensemble de monuments littéraires défiant les siècles qui passent. En condamnant une conception essentialiste de la littérature, il s’agit pour eux de considérer l’œuvre d’art comme le produit d’un temps, d’un espace et d’une société et de réhabiliter, dans la pratique que constitue la littérature, l’auteur et plus encore le lecteur.
2La question de l’auteur, abordée dans le chapitre I (p. 25‑30) et dans le chapitre II (p. 115‑126), est l’objet de pages intéressantes. Dans le premier chapitre, on retiendra l’étude sur le nom de l’auteur et en particulier sur les pseudonymes choisis par Isidore Ducasse, étude qui se révèle particulièrement riche. Le chapitre II insiste sur la dimension proprement opératoire de la fonction‑auteur. L’auteur, dont, avec Barthes et le structuralisme, la critique universitaire a entériné « la mort » – avant de le ressusciter dans les années 1990 (autour de Michel Contat notamment), a pour fonction théorique de désigner l’œuvre et d’en assurer les limites en regroupant des productions qui peuvent sembler éclectiques.
3Le problème de la définition de l’œuvre d’art en littérature ouvre le chapitre II en montrant les limites d’une approche essentialiste et statique. Comment prétendre définir dans l’absolu la littérature, alors que celle‑ci est mouvante, que le panthéon littéraire fluctue, certains auteurs étant reconnus bien après leur mort (Sade célébré par les Surréalistes), tandis qu’inversement d’autres tombent dans l’oubli une fois leur époque passée (comme Barrès) ? Deuxième aporie de l’approche essentialiste : la distinction entre « grande » et « petite » littérature, qui présuppose une hiérarchie des genres et a amené à voir durablement en Dumas, classé comme un auteur de romans d’« aventures », un écrivain sympathique et sans prétentions, qui ne mérite pas dans tous les cas l’attention de l’université. Il faut donc, conclut E. Fraisse, renoncer à définir la littérature d’après des critères intrinsèques pour chercher à la cerner dans les manifestations qu’elle suscite à travers le temps, le lieu et les sociétés.
4Pour montrer l’impossibilité de la nette clôture de l’œuvre et donc la part de choix critique qui préside à sa construction, E. Fraisse s’attache ensuite à analyser la notion d’œuvres complètes. Ces pages (100‑115) nous ont semblé parmi les plus intéressantes du livre, pourvu que l’on s’intéresse à la question de l’édition des textes. La notion d’œuvres complètes, qui s’impose dans le courant du xviiie siècle, est loin, montre E. Fraisse, d’être une évidence. Au plan technique de l’édition, faut‑il opposer les ouvrages publiés par l’auteur (ou sur le point d’être publiés) aux manuscrits privés ? C’est faire la part belle aux accidents de la vie (au premier rang desquels la mort) qui ne dépendent pas forcément de la volonté de l’auteur, et ne pas trancher sur la question des œuvres inachevées (que faire par exemple de Lucien Leuwen, roman inachevé mais qui est pourtant « terminé » selon Stendhal ?). Et quel statut accorder à la correspondance « semi‑privée », qui a été lue dans un cercle intime ? Les problèmes pour déterminer le commencement et la fin de l’œuvre se posent dans toute leur complexité quand il s’agit d’éditer les Œuvres complètes de Rimbaud. Faut‑il distinguer les écrits de jeunesse des « véritables » productions littéraires ? La correspondance (roulant souvent sur les sujets les plus divers et les plus triviaux) appartient‑elle aux écrits « littéraires » ou non ? Autant de choix qui amorcent une interprétation et une prise de position dans la constitution du mythe rimbaldien. Dans le cas d’autres auteurs (Balzac par exemple), les œuvres « alimentaires » doivent‑elle être publiées? Et quel traitement réserver aux textes traduits par l’auteur ? Doivent‑ils être systématiquement considérés comme appartenant à son œuvre ? Si oui, pourquoi la traduction des contes de Poe par Baudelaire est‑elle une part constituante de son œuvre, alors que celle de la première partie de Faust par Nerval est laissée de côté comme accessoire et ne figure pas dans les éditions modernes de ses œuvres complètes? La complétude de l’œuvre est bien une vaste illusion.
5Le chapitre III se propose d’examiner les rapports entre littérature et savoir. Le principe d’autotélisme de l’œuvre émerge vers 1850 environ, avec la notion de modernité littéraire et sous l’impulsion en particulier de Baudelaire. B. Mouralis se demande ce que condamne exactement Baudelaire en fustigeant l’œuvre d’art véhiculant « un enseignement ». Certes Baudelaire vise explicitement la littérature à thèse, mais sa condamnation touche‑t‑elle aussi l’ensemble de la littérature « réaliste » ? En d’autres termes, ces œuvres donnant des informations sur une réalité (historique et sociale) doivent‑elles être coupées d’une lecture référentielle qui les considèrent comme un document historique ? C’est contre le refus de cette lecture factuelle que s’insurge B. Mouralis, arguant de la relativité de la notion d’autotélisme, purement occidentale (B. Mouralis est spécialiste de littérature africaine). Il invite ainsi, en lisant Le Dernier jour d’un condamné de V. Hugo, à « entrer dans le monde de la prison et de la pénalité au xixe siècle » (p. 197).
6Le dernier chapitre enfin célèbre l’apothéose du lecteur, placé depuis les années 1970 dans une position véritablement symétrique à celle de l’auteur, au lieu d’être considéré comme un récepteur passif. Le lecteur crée l’œuvre autant que l’auteur. Et pour démontrer combien l’œuvre littéraire est tendue vers sa réception, E. Fraisse s’appuie sur l’analyse du roman policier (p. 229‑234). L’importance du lecteur pour donner vie à l’œuvre est en effet particulièrement visible dans ce genre où le texte est très nettement construit en fonction de l’effet à produire, des conjonctures à susciter, et où le lecteur est donc inscrit au cœur du projet d’écriture.
7Pour montrer toute l’importance d’une esthétique de la réception, E. Fraisse pointe également la vitalité des études qui ont abordé l’acte de la lecture avec les outils des sciences humaines (approches anthropologiques, sociologiques et historiques), et insiste sur l’intérêt de construire une histoire des lecteurs et de leur manière de lire qui n’établisse pas de hiérarchie entre la lecture du critique érudit et la « lecture ordinaire ». Il y a bien en effet, rappelle E. Fraisse, plusieurs lectures d’une œuvre, la lecture étant interprétation. A. Thibaudet qui proposait trois ordres de lecture et de critique, la critique spontanée et mondaine, la critique de la chaire et la critique des créateurs, E. Fraisse répond ainsi que le classement n’est pas pertinent puisqu’un même lecteur peut relever de deux catégories, et il développe longuement le cas de Montaigne combinant ces trois types de critique. Il y a donc bel et bien une multitude de lectures déjà pour un seul lecteur, toutes également intéressantes dans une perspective de la réception.
8Une dernière courte section (p. 250‑261) aborde la question des réécritures, traductions, parodies et pastiches. Sans être la plus riche, cette section est la plus ludique et la plus sympathique, avec ses exemples tirés de A la manière de… de Muller et Reboux, du « Carnaval des chefs‑d’œuvre » de Georges Fourest et des chansons de Bobby Lapointe (p. 255‑256). Signalons qu’on peut des prolongements de cette approche dans le livre récent de Sophie Rabau dont Acta fabula a déjà rendu compte : L’Intertextualité, Flammarion, GF‑Corpus (voir notamment l’introduction du volume, p. 11‑46).
9Au final, cet ouvrage doit moins être considéré comme un plaidoyer polémique en faveur d’une analyse sociologique des œuvres – l’esthétique de la réception ayant droit de cité depuis près de trente ans à l’Université et le combat étant en quelque sorte gagné depuis longtemps – que comme une synthèse sur les travaux inspirés par l’approche sociologique du fait littéraire depuis les années 1970.