Le roman français se porte bien
1La littérature romanesque n’a pas disparu, contrairement à l’idée reçue souvent ressassée. Voilà ce dont veut nous convaincre Bruno Blanckeman qui, après Les Récits indécidables: J.Echenoz, H.Guibert, P.Quignard nous propose le deuxième tableau de son triptyque annoncé sur la littérature de l’extrême contemporain. L’auteur a pour objectif de définir « les identités romanesques du temps et évaluer ce qui fait des récits littéraires publiés aujourd’hui autant de fictions singulières » (p. 7). Pour ce faire, il organise son travail en trois chapitres respectivement intitulés « Fictions vives », « Fictions joueuses » et « Fictions de soi » qui correspondent au champ des pratiques romanesques actuelles.
2Dans « Fictions vives », l’auteur analyse plusieurs modèles de fictions, de ceux qui assurent une « filiation mythique » (p. 17) aux « tentatives néo‑réalistes » (p. 20). Les « romans de vie » évoquent l’actuel, le quotidien et l’intime, cherchent à saisir « une spécificité d’époque et en tracer une histoire inachevée » (p. 29). Michel Houellebecqet Jacques Serena trouvent ici leur place en proposant des fictions qui mettent en scène le malaise social et idéologique contemporain. Les « romans à vif » abordent eux la société actuelle dans laquelle ils s’inscrivent, proposent des « reportages sociologiques » poétiques (François Bon) ou se font « la conscience critique du présent » (p. 48). Le roman policier illustre ce dernier aspect, lui qui derrière l’intrigue policière peut devenir, comme chez Didier Daeninckx, une enquête sur l’histoire. Les « fictions vives » constituent donc ce pan de la littérature en prise avec le réel, tour à tour capté, interrogé, ou dénoncé que Marc Petit, dans son Éloge de la fiction, attaquait sans réserve ne voyant là qu’une représentation de la réalité. Or, selon Br. Blanckeman, plus qu’une simple représentation complaisante, il s’agit dans ces romans de « comprendre le réel sans le totaliser » (p. 20), de le dédoubler et non de le dupliquer.
3Dans les « Fictions joueuses » (chapitre 2) Br. Blanckeman distingue les « romans enjoués » qui, investis par l’ironie assurent au « roman actuel une fonction pleinement créative, tout à la fois ludique, parodique et porteuse de dérision » (p. 61), « les romans du jeu » dans lesquels il classe les romans d’avant‑garde (qui n’ont pas disparu contrairement à l’idée reçue, même s’il est vrai qu’ils n’ont plus l’impact qu’ils pouvaient avoir dans les années 70), les écritures à contraintes qui dans la lignée de l’Oulipo proposent des créations intéressantes (Régine Detambel) et les expérimentations formelles qu’illustrent des écrivains tels que Pierre Guyotat ou Patrick Bouvet. Enfin, les « romans en jeu » renouent avec l’art de conter et se veulent aussi des romans de l’érudition en faisant appel, comme Alain Nadaudaux mythes et aux textes anciens.
4Le dernier chapitre est consacré aux « Fictions de soi ». Après un court historique de l’approche critique du genre autobiographique, l’auteur va discerner trois entrées possibles dans ce vaste champ littéraire. L’autodiction est le lieu où « une parole […] saisit le sujet à même les mots » (p. 119). Dans ces cas, c’est « la langue [qui] signe […] l’identité » (p. 120). L’étude de La place d’Annie Ernaux vient confirmer cette tendance dans la mesure où ce roman, par son style neutre, révèle la volonté de la narratrice de déconstruire « son propre personnage au fur et à mesure qu’elle réinvente celui de son père et s’efface en intériorisant une situation de société commune » (p. 122). L’autre auteur qui vient étayer cette entrée est Hervé Guibert. Br. Blanckeman analyse ici les derniers textes de l’écrivain et y voit un « témoignage littéraire » (p. 126). S’il s’agit bien d’autodiction dans le sens où Guibert tente de se « révéler à soi‑même par une narration‑témoin qui saisit l’intime sur le vif et le piège par les mots » (p. 125) ces œuvres auraient pu illustrer tout aussi bien ce que le critique entend par autofabulation, le sujet désirant se perdre dans la fiction voire même se réinventer parfois comme dans Le paradis. La deuxième entrée proposée est celle de l’autoscription. Ici, « le sujet s’enracine dans l’écriture par une lente remontée vers ses origines » (p. 130) et la connaissance ainsi que la conscience de soi naissent du rapport à la langue. Trois études intéressantes, sur Pierre Bergounioux, Pierre Michon et Jean Rouaudviennent éclairer cette approche. Enfin, la dernière entrée est consacrée à l’autofabulation. Cette forme littéraire est celle qui a fait le plus parler d’elle ces dernières années. L’autofiction doubrovskienne, si elle a suscité un regain d’intérêt pour ce qui a trait à l’autobiographique est aussi venue alimenter de nombreux débats. Et Br. Blanckeman s’en fait l’écho : « Le roman troquerait‑il le sujet (H/histoire, idées, imagination, sens) pour le Sujet (sentiment, humeur, tapotis, inconsistance) et se déliterait‑il au profit de l’autobiographies (régal de Narcisse, dilection du nombril) ? » (p. 143). Peurs souvent soulevées par les hérauts de la fiction pure, par les portes paroles de l’imagination soi‑disant en déroute (Marc Petitet la Nouvelle fiction). Mais comme l’écrit le critique, « si ces voix donnent du timbre, elles chantent faux » (p. 143). L’autofabulation est une réaction aux années 70 où le sujet s’était vu destitué par les idéologies dominantes (structuralisme, matérialisme dialectique). L’enjeu de ces récits est clairement énoncé : « ils cernent […] des ordres de vérité intime tout en ménageant, par un jeu de masques réversibles et des figures de fiction insistantes, un espace de liberté et de sauvegarde de soi » (p. 146). Philippe Sollers, Pascal Quignard ou Patrick Modiano viennent servir de support à cette dernière analyse.
5Cette étude, par sa visée didactique, son style vif et plaisant constitue une approche intelligente et complète de la littérature française des vingt dernières années. Les différentes entrées proposées sont autant de singularités représentatives de la production romanesque actuelle et constituent des classifications qui ne sont en aucun cas des enfermements. Les Fictions singulières est donc bien, comme l’écrit l'auteur à la fin de son ouvrage en citant J.‑P. Richard « une écriture au service des écritures » ; on attend avec impatience la suite de ce triptyque.