Le statut de la littérature
1Une description biface de la littérature, instaurée à la fin du xixe siècle l’envisage tantôt suivant une proximité avec le monde dans le réalisme, tantôt selon un éloignement du monde dans le symbolisme. Constante dans les perspectives critiques depuis cette époque, cette description hybride est une manière de ne pas défaire la légitimité que la littérature se donne depuis plus d’un siècle : celle d’élucider son rapport au réel en énonçant ses propres critères. La conséquence de ces thèses est un défaut d’alternative que le romantisme a thématisé sous la forme de la parole du poète qui, en son nom, sans répondant, ne peut que se confronter à un monde muet. En effet, l’implicite de ces représentations de la littérature est qu’elle serait dotée d’une rationalité propre, ce qui lui confèrerait un statut d’exception.
2La réciprocité du discours subjectif et du discours objectif héritée du romantisme envisage sur un même plan le logos, le pathos et l’ethos – et place de ce fait la littérature sous le signe double de la réalité objective et d’une ontologie subjective. Cette définition lui confère une perspective cognitive et la constitue comme agent de l’histoire, mais elle instaure un double malentendu : premièrement, la littérature se considère selon le langage comme sa propre constitution, sans penser la forme de cette constitution. Deuxièmement, elle serait en elle‑même pensée du langage et de la vie – de là la référence constante à l’inaugural dans les poétiques, les esthétiques depuis cette période.
3À l’inverse, une littérature illustrée par le roman policier, le fantastique, la science fiction est pensée de la communication. Dans cette dernière version, la littérature joue de l’indécidable et de la réduction de la surdétermination. L’essai de Jean Bessière opposant ces deux types de pratique et de théorie du littéraire indique la voie d’une rupture à l’égard de ce statut d’exception selon lequel, depuis deux siècles, se donne la littérature.
4Cet ouvrage qui comprend cinq subdivisions reprend dans les deux premiers chapitres, « Littérature, dispositif rhétorique, pouvoir de la littérature », et « Le statut d’exception de la littérature » les éléments hérités du symbolisme et du réalisme qui définissent la littérature suivant un défaut d'alternative.
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5Le pouvoir qu’aurait la littérature de se dire selon elle‑même – où réside le substitut contemporain de l’ontologie subjective du romantisme – et de disposer de tout discours peut s’énoncer selon plusieurs modalités : la notion de symbole saturé (N. Goodman) implique une herméneutique sans fin et la donne comme en excès sur toute lecture. Son assimilation avec la puissance du langage ferait la littérature nécessaire et universelle, comme ce à quoi tout peut être rapporté, l’érigeant en interprétant des autres discours dans leur ensemble. Tel est, semble‑t‑il le point d’aboutissement du statut linguistique de la littérature auquel souscrivaient les romantiques faisant du monde un monde muet, dont elle se fait l’interprète. Dans cette perspective le langage réfléchissant et incluant toute chose (Herder) et la négativité du signe (Bataille) signifient également le pouvoir qui lui est prêté d’être un interprétant exemplaire de la société, identifiant l’autoréférence à l’exposition de sa loi. La littérature comme actualisation de la puissance du langage suppose que le langage soit interprété en lui‑même comme une exception souveraine, comme ce qui peut interner toute différence.
6De même, la caractérisation de la littérature suivant les sciences sociales insiste sur son pouvoir de représentance. Qu’elle soit reconnue comme fiction implique qu’elle n’ait pas à rendre compte d’elle‑même et qu’elle ne relève d’aucune juridiction extérieure ; qu’elle soit de moins en moins notée dans sa corrélation avec le mythe et la religion indique qu’elle constitue par elle‑même un contexte symbolique pour toutes descriptions. Ces éléments confortent son statut d’exception en ce qu’ils privilégient l’inclusion sur l’appartenance.
7Une autre illustration de ce statut d’exception apparaît dans les poétiques contemporaines. Celles‑ci mettant l’accent sur les notions de signifiant (Derrida), de désoeuvrement (Blanchot) , d’imagination, indiquent une métareprésentation inachevée de la littérature, la plaçant sous le signe d’une infinitisation. Le déconstructionnisme confirme ce statut par la thèse de l’impossible assignation d’un sens et en soulignant les apories de cette thèse, il présuppose que l’œuvre vienne toujours en excès. Qu’elle soit sans adresse implique qu’elle soit autoexposition, et aléatoirement pour quiconque.
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8Or, de telles approches occultent le problème de sa constitution. J. Bessière revient sur celle‑ci dans le chapitre III où la littérature est considérée « deux fois », soit : suivant le droit du langage et de la littérature, et hors du droit du langage et de la littérature. Deux poétiques ont ainsi posé la question du rapport de la littérature à son objet, soit à partir de la littérature (romantisme, art pour art ou certaines variantes du réalisme) soit à partir de son objet en prêtant à celui‑ci le statut spécifique de ne pouvoir être présenté (policier, fantastique, poésie hétéronymique).
9Dans la première hypothèse, la clôture des discours qui envisagent la littérature à partir d’elle‑même a sans doute pour origine le fait qu’elle considère le dehors comme une évidence. Ainsi, selon la littérature réaliste, la captation du banal est proclamation de son exemplarité ; le banal se dit donc suivant un statut d’exception, de là l’importance de la transgression et d’une casuistique qui décide de représenter suivant une norme et s’excepte de cette norme, où la littérature devenant elle‑même norme de la représentation nie son caractère problématique. La littérature symboliste, plaçant le poème sous le signe de l’événement, sans décider de ce qu’il représente (si ce n’est le fait qu’il se présente) place encore la littérature sous le signe de l’indécidable : la littérature instaure une autorité de son dire sans donner la règle de celle‑ci. Les mouvements d’avant‑garde répètent ces apories à partir de ce qui fait scission, dans sa singularité et de ce qui établit une loi ; soit le nom propre, soit la désignation du mouvement littéraire, soit ce qui est singulier, soit ce qui donne la figure de son appartenance.
10Quant aux esthétiques et poétiques du désoeuvrement, elles s’énoncent suivant des antinomies connues : pensée impensée, transgression inaccomplie ; toute réalité et tout objet sont donnés à partir de la littérature, et donnés comme objectifs selon elle, les poétiques se focalisant depuis deux siècles sur ce qu’est la littérature.
11Dans la seconde hypothèse, prendre pour point de départ l’objet postule que le droit de la littérature est à inventer, et fait le constat du caractère problématique de la représentation qui fait caractériser la littérature non plus selon les genres, ses discours ou des contraintes linguistiques, mais suivant son invention. Ainsi, la représentation d’objets invisibles donne ces objets pour disponibles au savoir du lecteur, ne contredit aucun savoir antérieur, est adéquate à ce qui peut être vu (Les Villes invisibles de Calvino illustrent ce constat).
12La littérature considérée à partir de la puissance du langage exposait un indécidable fondé sur une interrogativité à laquelle se mesuraient monde et choses ; mais proposer une telle définition de l’indécidable équivaut à le manquer. Il en existe une autre version qui consiste à lire cet indécidable en montrant que l’interrogativité de la littérature et ses paradoxes ne sont pas seulement pour eux‑mêmes mais répondent à d’autres questions ; celle de l’histoire et de la continuité par exemple. La thématique de la puissance du langage se déplace alors aux domaines des actes, du temps, de l’histoire et de la réalité. La littérature cesse d’être une totalité immanente et transcendante dès lors qu’elle est placée face à un objet dont elle ne peut rendre compte, sauf à sortir du statut d’exception. La littérature se fonde dès lors non plus sur l’opposition entre dénotation et défaut de dénotation mais entre dans un jeu de surdétermination et de sous‑détermination.
13À la distinction du moi et du monde est substituée celle entre l’être humain individuel et le monde (dans le fantastique et la science‑fiction). La possibilité d’un élargissement de la représentation est ainsi ménagé (et non plus le droit à la représentation) par l’exposé de cette question qu’est le réel pour un être humain.
14Or, le fantastique a été lu sous le signe de la fiction, de la déréalisation, toutes ces interprétations supposant que la fiction soit garante d’elle‑même ; c’est répéter la primauté de la puissance du langage et nier que dans le fantastique la fiction puisse aller à son extrême, au moment où elle se défait comme telle. Mais la fiction à dénotation nulle est pertinente parce qu’elle se place sous le signe du voir et du lire, et suivant l’intuition banale. Dans cette perspective, l’objet est à lui‑même son propre fait, la facticité ne pouvant être donnée que comme perceptible. La littérature fantastique est donc une pensée de la perception, une enquête sur le visible, qui en privilégiant ces aspects défait le moment linguistique de la représentation. Elle fait de la fiction le résultat d’une opération de réalisation de la pensée, et soumet cette puissance à la question de sa pertinence. Dans la présentation du jamais vu comme ce qui a à faire avec la visualité apparaît ainsi la pertinence d’une identité commune. Le roman de science‑fiction interroge ainsi la notion d’expérience.
15Le récit de rêve est exposition d’une puissance sans nom (référence à l’inconscient). Il ne peut être assimilable à l’exposé d’une puissance du langage, car il ne ferait pas droit à la représentation d’une puissance du rêve comme tel. Quant au roman policier, il porte le contexte de ce qu’il démontre, mais cependant, la conclusion de son intrigue expose un contexte plus vaste qui subsiste dès lors que les questions sont toutes résolues. La forme littéraire de l’enquête témoigne de cet exposé continu de questions.
16Dans le fantastique, le policier, la science‑fiction, existe la même difficulté à catégoriser ce qui est présenté. La poésie hétéronyme (Barnabooth pour Larbaud ou les jeux avec l’identité auctoriale auxquels se livre Pessoa) nie que soit possible l’identification d’une persona. De ce fait, les hétéronymes ne sont pas dissociables de la question de l’identité qu’ils portent. Les multiples réponses que l’on peut apporter à la question de l’identité renvoient à divers lieux et à divers temps.
17Dans ces exemples, le récit ne porte aucune forme d’accord préalable selon le langage sur le monde représenté, de telle sorte que la représentation s’y donne élargissement des contextes et du point de vue humain.
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18Le chapitre IV, « Littérature, figures de l’effectivité, figures de la puissance et de l’acte », revient d’abord sur l’hypothèse de la métaphore absolue constante du romantisme au déconstructivisme ; celle‑ci table sur la surdétermination du langage littéraire, qui caractérise l’œuvre. Le discours littéraire étant à lui‑même sa propre intelligibilité n’appelle pas un jeu d’inférences. Il ne pose pas la question de sa pertinence. Ni intelligence d’elle‑même, ni de son dehors, la littérature est dans ce cas un milieu. La thèse de Heidegger (la littérature est création d’un langage qui est invention du poète) et celle de Cavell (la reconnaissance de soi et du monde suppose une performance constante qui n’est que par l’acte de dire) redisent la littérature suivant un statut d’exception ; surdétermination mise à la charge de l’écrivain dans un cas, ou d’une preuve de la réalité qui appartient à l’œuvre dans l’autre.
19La littérature qui serait sa propre potentialité (comme dans le Bartleby de Melville) permet de reporter l’œuvre sur cette puissance. Le signifiant barthesien (et en particulier la référence à la lettre) est une manière de récuser un signifié spécifique ; le signifiant désigne alors le potentiel, et la littérature serait réserve de langage. Giorgio Agamben place l’œuvre sous le double signe de la procédure et de la réception. Or, de l’une à l’autre il n’y a pas forcément discontinuité et la possibilité de ce passage, l’inscription dans l’œuvre de cette possibilité, l’indécision du langage avant qu’il ne s’applique permettent de rompre la loi du statut d’exception.
20Ces remarques permettent de réinterpréter la notion de référence sans contenu référentiel (de Man). Or, la représentation de la référence peut être achevée, et pourtant faire question ; le caractère cognitif attaché à cette représentation interroge ainsi la puissance du monde. L’énigme est alors moins la figure du report du monde dans la littérature que ce qui consiste à marquer que le monde échappe à la littérature. Dans le cas de la fiction, si le contrefactuel fait un tout en soi, il n’exclut pas la relation au réel. La notion d’élargissement du point de vue humain est élargissement suivant une intelligibilité qui suppose le questionnement que porte la réalité, celui que porte la forme.
21La littérature ne se définit plus dès lors comme symbole saturé mais le réel comme contexte qui ne peut être spécifié. La littérature ne transforme pas ainsi pas toute relation sémiotique en relation de surdétermination. Ainsi la parole lyrique est par la puissance du dehors comme le langage nu de Beckett peut être interprété comme homologie entre la puissance du langage et celle du monde.
22Le noyau irréalisé de toute représentation peut aussi faire signe du côté de la puissance du réel ; la représentation joue alors de deux lacunes ; celle de son objet, celle de sa propre réalisation. La littérature apparaît donc comme réponse à une double indétermination, selon son indétermination même. Placer la littérature sous le signe de la puissance et de l’acte implique une approche spécifique de l’historicité, et de l’alternative que figure l’histoire. Le roman et le narratif sont ainsi traitements du passé et interrogation de l’historicité ; il donne le passé comme potentiel qui interroge notre actualité et notre histoire.
23En revanche, toute version de la littérature qui privilégie son mode opératoire, son « comment » fait de son identification avec les discours son principe de composition et traite les discours et elle‑même comme ce qui ne fait pas question ; ainsi peut s’interpréter une continuité des esthétiques réalistes du xixe aux minimalismes contemporains. L’identification du discours commun et de la littérature, comme le ready‑made, s’écrit suivant l’immanence de la littérature à elle‑même et au langage (comme la métafiction contemporaine) soit une collection de procédures. Le fait que le roman se donne sous le signe de la nécessité, soit l’universel singulier, est un trait de la littérature selon le langage, et le défaut de référence noté par le déconstructivisme est signe de la surdétermination que font les catégories du langage. Dire que la littérature a affaire avec l’inconnu, la vie entend que l’œuvre est le moyen de toute réponse à sa propre thématisation. Ne cessant de produire sa propre différence comme interne à elle‑même, elle indique la continuité de son caractère effectif et se donne comme l’horizon de toute chose et de tout sujet. Ainsi dans le statut d’exception n’est jamais donné un autre de la littérature avec lequel on pourrait la faire jouer, ce qu’impliquent la thématique de l’Écriture barthesienne, et la doxa du déconstructivisme.
24Instituer une « autre scène de la littérature » implique que soit posée la question de la puissance du réel. Poser comme le fait le rêve, la science‑fiction ou le fantastique la question de l’indécidable ne signifie pas quelque impossibilité de sens, mais une réforme du droit de la représentation et un déplacement de la puissance du domaine du langage à celui de l’histoire, du temps, de la réalité plaçant la littérature face à un objet dont elle ne peut rendre compte selon le statut d’exception qu’on lui suppose. Le rêve, la S‑F, la littérature fantastique, en plaçant l’invisible sous le signe du visuel le disent selon la loi du voir en marquant un état commun de la pensée et du savoir.
25Dans cette perspective, une position surplombante d’autorité de la littérature se défait selon la question que fait tout nom commun face au réel, et selon sa communicabilité. La pertinence de toute identité commune rend possible une articulation des représentations qu’offre la littérature et de celles, compossibles, du lecteur.
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26La conclusion de l’essai prend l’exemple du cinéma et du point de vue de la caméra qui ne peut se penser que selon sa propre situation et auquel s’applique cependant un point de vue qui lui est extérieur ; celui du spectateur qui regarde le film de son point de vue.
27Le roman supposant qu’il y ait échange narratif est indissociable de l’hypothèse de pertinence porteuse de cet échange, ce qui explique qu’il puisse situer dans tout temps, tout lieu ses représentations. L’accentuation de son aspect fictionnel destinée à occulter l’ambivalence romanesque du réalisme et de la figurativité peut être rapportée soit à une manière d’autolégitimation soit à la contradiction du réalisme qui implique singularité et universalité de son objet. Ces deux versions établissent cependant une pertinence du roman, soit une pensée de la communication qu’implique la présentation de l’échange narratif. Bien que les esthétiques de la poésie affirment souvent l’inverse, la poésie peut être lue autrement que sous le signe de l’effectivité ; qu’elle note l’énigme ne signifie pas nécessairement qu’elle soit énigme per se. Subsiste la réalité de l’écriture et de la lecture.
28Au statut d’exception selon lequel s’énonçait la littérature n’est pas substitué un autre modèle, mais une pensée de l’alternative, soit le fait que dans la mesure où la littérature se donne pour medium dans sa généralité, elle doit figurer sa référence – sous ses aspects les plus divers – à la vie commune, sous le signe de l’élargissement à tous les points de vue qu’elle peut porter. Une version qui prend en compte une pragmatique de l’altérité permet ainsi de comprendre le paradoxe ultime de l’identification contemporaine de la littérature à la puissance du langage qui consiste à la fois à rendre la parole souveraine et à réifier l’homme dans le logos. Hors du statut d’exception, la littérature produit elle‑même ses conditions d’acceptabilité, esquive la réification en ce qu’elle maintient la multiplicité des contextes qu’elle représente, supposant qu’il puisse y avoir deux mondes sans que l’un soit réduction à l’autre.
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29Cet ouvrage théorique dense qui étaie ses réflexions sur des œuvres extrêmement diversifiées pose la question de l’indexation impensée des théories contemporaines de la littérature au romantisme, et propose ainsi une alternative à des schémas de pensée aporétiques qui disent, depuis plus d’un siècle, un statut d’exception de la littérature.