Les passants d’Idomeni
J’arrive où je suis étranger
Un jour tu passes la frontière
D’où viens-tu mais où vas-tu donc
Demain qu’importe et qu’importe hier
Louis Aragon, « J’arrive où je suis étranger », La Diane française
Lettre d’Idomeni, Γράμμα από την Ειδομένη
1En grec ancien, εἰδομένη signifiait « celle qui est en vue ». Aujourd’hui, Idomeni est une petite ville grecque à la frontière avec la Macédoine, qui s’est fait connaître récemment comme l’un des lieux de « rétention » des expatriés en route vers le nord et le centre de l’Europe : les côtes de Grèce sont les confins auxquels l’Europe confie le soin de ses abords, et que rallient des candidats à l’émigration par-delà la Méditerranée. La région d’Idomeni est l’une des marches-frontières d’un espace cohésif vu comme relativement prospère, veillant à entretenir une paix volontariste, des structures démocratiques, la liberté de circulation de ses propres ressortissants et des lois concernant l’immigration, c’est-à-dire au sens propre la transgression de son limes. La gestion juridique de cette question est délicate – dans le seul sens de la pénétration dans cette zone convexe –, et l’accueil des étrangers dans cet espace délimité l’est encore davantage. Idomeni est ainsi en vue : vue de loin comme un point d’atterrissage, vue de près comme un lieu de confinement qui pose plus de questions politiques qu’elle n’en résout. Le poste-frontière, qui voit affluer des étrangers dont l’histoire se partage confusément entre détresses individuelles et chaos collectifs, devient le symbole de la difficile acceptation des réfugiés. Craintes politiques, maîtrise des flux migratoires et préservation d’intérêts d’un côté, droit d’asile et considérations humanitaires de l’autre.
2Dans ce contexte, l’engagement peut se traduire en actes, mais aussi en mots et images. Niki Giannari, elle-même active dans la solidarité, écrit d’Idomeni une « lettre ouverte », sous forme d’un poème de 140 vers environ, pour témoigner de ce qu’elle y voit, dire comment Idomeni peut être vue. Ce texte, « Φαντάσματα πλανιούνται πάνω απ’ την Ευρώπη (Γράμμα απὸ την Ειδομένη) », « Des spectres hantent l’Europe (Lettre de Idomeni) », est le cœur d’une œuvre à plusieurs voix : Passer, quoi qu’il en coûte s’avère être en effet une forme particulière d’ouvrage composite, conjuguant des genres complémentaires. La première section de 12 pages, sous forme poétique bilingue – texte en grec doublé en miroir de la traduction due à Maria Kourkouta, relue par Georges Didi-Huberman – est le récitatif confié à la voix de la chanteuse Lena Platonos, à la fin du film tourné en février-mars 2016 par M. Kourkouta avec N. Giannari, Des spectres hantent l’Europe (France/Grèce, 2016)1. La seconde section du livre, les quelque 70 pages suivantes, « Eux qui traversent les murs », est un commentaire du poème de N. Giannari par G. Didi-Huberman, entrecoupé de clichés saisis dans le cours du film, et enrichi de références bibliographiques qui invitent à d’autres lectures encore. À chacun donc d’entrer comme il le peut dans le dispositif d’Idomeni, sous la pluie avec des « petits pieds pleins de boue » (p. 15), par la voix grecque, par le documentaire, par le poème traduit, par la glose du Philosophe2. Ce petit livre est un carrefour de voix, de langues et de regards, ouvrant au loin d’infinies perspectives.
3Documentaire et lettre ouverte ont pour fonction de témoigner, mais chacun à sa façon oblique :
On ne témoigne jamais pour soi. On témoigne pour autrui. Le témoignage vient d’une expérience bouleversante, souvent ressentie comme indicible et dont le témoin, depuis la position qu’il occupait (position d’actant, de souffrant ou de regardant), doit faire foi aux yeux d’autrui, aux yeux du monde entier. (p. 27)
4Voilà la « dette éthique » que se reconnaît Niki Giannari, et après elle, Georges Didi-Huberman, par la traduction et l’explication qui donnent de l’écho à son témoignage : question d’actualité certes – celle des camps de rétention de migrants –, mais aussi questions universelles et atemporelles, depuis les errances d’Ulysse : l’exil, l’hospitalité, la fraternité, la mémoire, l’existence humaine.
Spectres et réminiscences : « figures insistantes de notre généalogie oubliée »
5Du fait même de sa structure et de ses thématiques, Passer, quoi qu’il en coûte replace donc le poème dans son histoire, et dans l’Histoire – celle d’autres réfugiés, d’autres œuvres : l’intertextualité commence au titre du film et du poème « Des spectres hantent l’Europe » – rappelant « Ein Gespenst geht um in Europa », les premiers mots du Manifeste du parti communiste, que G. Didi-Huberman prolonge avec la lecture de J. Derrida, Spectres de Marx (1993), et son idée d’un ordre mondial problématique hantant nos sociétés, « semblable au roi assassiné qui dérange la vie d’Hamlet en marchant sur les remparts d’Elseneur3 », pour reprendre les termes d’E. Roudinesco à son propos.
6Ces spectres – fantasmata – sont ces gens arrivés d’ailleurs mais on ne sait pas trop d’où ; qui passent mais que l’on ne veut pas voir ; qui semblent circuler plus ou moins clandestinement, dans un autre chronotope ; et que les Européens préféreraient oublier, comme s’ils n’étaient qu’un mauvais rêve fabriqué par leur mauvaise conscience. Comment conjuguer éthique et esthétique dans la réalisation du film – et dans son texte ?
7Dans ce mélange des voix, semblable aux dialogues des morts, où des ombres se croisent et se parlent, semblable au Purgatoire de La Divine Comédie où, rappelle G. Didi-Huberman, « les spectres tournaient en rond » (p. 29), le poème de N. Giannari déploie ainsi ces premières paroles concluant une conversation engagée de longue date : « Είχες δίκιο », « Tu avais raison » (p. 10‑11). Mais sous le mot « δίκιο » résonne aussi, dès le début, l’écho d’un doublet : « δίκαιο », le droit, la justice – avec quoi doivent composer tous ces voyageurs arrêtés dans leur élan derrière les barbelés4 du camp d’Idomeni. En quoi cet interlocuteur sans nom avait-il raison ? « Les hommes vont oublier ces trains-ci/ comme ces trains-là/ Mais la cendre/ se souvient » (p. 11) « Μα η στάχτη/ θυμάται » (p. 10). Derrière ces trains-ci, se dessinent pourtant dans l’imaginaire collectif européen des convois de sinistre mémoire, comme les cendres du deuil.
8Si le θυμός antique était le cœur, siège du courage, de la volonté, il se décline dans le poème sous les formes du souvenir (« θυμάται ») et du désir (« επιθυμία »). Le poème en effet se situe dans plusieurs temporalités enchevêtrées : le présent du séjour des migrants, leur passé peut-être renié et leur avenir sûrement incertain… « dans ce vaste temps de l’attente » (p. 15). Toute l’aporie de la migration est présentée en quelques mots : partir, fuir la guerre, l’injustice, quitter son pays, aller plus loin… Que veulent-ils exactement ? on ne sait car on ne parle pas leur langue : « Πώς φεύγει κανείς ;/ Γιατί φεύγει ; Για πού ; » (p. 12), « Comment part une personne ?/ Pourquoi part-elle ? Vers où ? » (p. 13) – la traduction offrant peut-être une reconnaissance excessive de la « personne », réduite en fait à un pronom indéfini dans la première question, et éludée dans la deuxième comme le permet la syntaxe grecque : réservant ainsi un anonymat plus complet, voire le déni même de toute existence. À moins que depuis Ulysse, l’étranger invité à décliner son identité, dise : « Mon nom est Personne5 ». Car le texte de N. Giannari ne donne pas de nom, elle entrevoit les passants comme une entité collective. « Ποιοί είναι ; Τί θέλουν ; Πού πάνε ; » « Qui sont-ils ? Que veulent-ils ? Où vont-ils ? » (p. 18-19)
9Mais s’ils sont à Idomeni, ils ne sont pas arrivés pour autant : s’ils sont venus (« ήρθαν » (p. 12)), ils ne sont qu’arrêtés : « À présent, pour une fois encore,/ tu ne peux te poser nulle part/ tu ne peux aller ni vers l’avant/ ni vers l’arrière./ Tu te retrouves immobilisé. » (p. 11) Que le voyageur soit « ακίνητος » (p. 10), sans mouvement, semble ainsi une incongruité résultant des entraves par lesquelles on suspend sa trajectoire ; alors que le passage des trains, dans le film, est un enjeu majeur : dans un monde globalisé, caractérisé par le désir de circulation, certains peuvent voyager, d’autres non. Ceux qui sont enfermés dans le camp, bloqués à la frontière, sont retenus par des barbelés qui, remarque G. Didi-Huberman, « vous laissent bien voir le paysage au-delà, comme si vous pouviez passer » (p. 50-51).
10L’anaphore du passage rythme la fin du poème : « Όσο περνάνε οι μέρες », « Pendant que les jours passent », « Όσο περνάνε οι ώρες », « Pendant que les heures passent » (p. 18-19), avant le dernier mot, le dernier vers : « Περνάνε », « Ils passent ». Le lexique de cette traversée est insistant au long du poème : des verbes sous plusieurs formes conjuguées – διαβαίνω (passer), διασχίζω (traverser), πορεύομαι (avancer)… – ; et l’image, redoublée, d’une procession (« πομπή », p. 21). Ainsi ils semblent bien n’être que « passants », comme des oiseaux migrateurs. Remarquons que le terme employé aujourd’hui pour désigner ceux qui quittent leur pays n’est d’ailleurs plus ni « émigrés », ni « immigrés » : en supprimant les préfixes on leur dérobe la légitimation d’une origine et on les prive de l’idée d’une destination ; en employant la forme durative du participe présent « migrants », on les laisse dans le geste indéfiniment suspendu, leur déniant le repos de l’arrivée. « Migrants », ils ne font que passer : les camps de rétention ne visent qu’à freiner leur mouvement, tandis que l’idée même de camp, provisoire, les suppose essentiellement « errants », voués à poursuivre leur chemin vers ailleurs – peu importe où –, à libérer de leur présence les lieux où l’on ne souhaite nullement les voir s’installer commodément car, souligne G. Didi-Huberman, « l’Europe les a recueillis mais ne les accueille pas. » (p. 37) L’usage des termes est une violence en soi, une autre clôture élevée autour de lieux fermés, « le parc bouclé de l’Occident » (p. 11), qui empêche des gens venus d’ailleurs aussi bien de louer une part de cet espace, que tout simplement de cheminer.
11Aussi est-ce de la terre et des frontières qu’il est question dans ce livre, et de la reconnaissance des passants sur cette ligne. Comme le précise G. Didi-Huberman ensuite,
Même secourable, le camp ne reconnaît donc pas ceux qu’il recueille. Les réfugiés, contraints d’attendre indéfiniment ce qu’on va faire d’eux, existent à peine comme sujets du droit – ou comme « sujets de plein droit » –, parce que seuls leurs éventuels papiers, leurs « documents officiels », vont exister et parler pour eux. La loi ne semble vouloir se prononcer que sur ces papiers-là, pas sur eux-mêmes. Comme s’ils étaient moins solides qu’un petit bout de carton plié qui se perd si facilement, se contrefait, se vole ou s’envole, ou se noie. […] On les condamne à l’attente bureaucratique pour connaître leur « statut ». Ils font la queue, dans l’attente d’être humains. (p. 38-39)
12« Απάτριδες και ανέστιοι » (p. 20) (l’anaphore du préfixe privatif de ces adjectifs, « sans patrie et sans foyer », n’étant d’ailleurs pas très heureusement rendue par la traduction « Apatrides, sans-foyer » (p. 21)), ces spectres n’ont plus de lieu qui les définisse. Ils ne sont plus que cohorte. « Les “personnes déplacées”, les exilés, les déportés, les expulsés, les déracinés, les nomades ont en commun deux soupirs, deux nostalgies : leurs morts et leur langue6 », rappelle J. Derrida. Les morts, il en est bien question : « nous enterrons leurs morts à la va-vite » (p. 15). Mais c’est plutôt sur leur situation intermédiaire que N. Giannari met l’accent, ces demi-vivants, enlisés « dans cet entre-deux plein de boue » (p. 19), eux qui « De temps en temps, se retournent vers nous/ d’une réclamation incompréhensible, / absolue, hermétique » (p. 13) ; ce qui rejoint cette interrogation de Derrida :
La question de l’hospitalité commence là : devons-nous demander à l’étranger de nous comprendre, de parler notre langue, à tous les sens du terme, dans toutes ses extensions possibles, avant et afin de pouvoir l’accueillir chez nous ? S’il parlait déjà notre langue, avec tout ce que cela implique, si nous partagions déjà tout ce qui se partage avec une langue, l’étranger serait-il encore un étranger et pourrait-on parler à son sujet d’asile ou d’hospitalité7 ?
13Leur vue suggère des rapprochements historiques dont une mention explicite de Walter Benjamin, arrêté à la frontière espagnole, le 26 septembre 1940 : « Le jour où la frontière s’est fermée, Walter Benjamin s’est donné la mort » (p. 15), vers que G. Didi-Huberman explicite par ces mots d’Hannah Arendt (Vies politiques)8 :
Lorsque le petit groupe de réfugiés auquel il s’était joint atteignit la frontière espagnole, il se révéla soudain que les Espagnols avaient ce jour-là fermé la frontière et que les douaniers ne reconnaissaient pas les visas faits à Marseille. Les réfugiés devaient donc retourner en France le jour suivant par le même chemin. Benjamin se suicida durant la nuit, et ses compagnons furent alors autorisés par les gardes-frontière, quelque peu impressionnés, à gagner le Portugal. L’embargo sur les visas fut levé quelques semaines plus tard. Un jour plus tôt, Benjamin serait passé sans difficulté ; un jour plus tard, on aurait su à Marseille qu’il n’était pas possible à ce moment de passer en Espagne. C’est seulement ce jour-là que la catastrophe était possible. » (p. 54)
14Quelques vers plus haut, la référence avait été annoncée par une citation de connivence empruntée sans commentaire à son essai « Sur le concept d’histoire », sur cette Europe qui « sans cesse amoncelle ruines sur ruines » (p. 15) et regarde ailleurs, en s’accommodant de cette « mortifère absurdité bureaucratique » (p. 54). Benjamin écrivait lui-même :
Faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir « comment les choses se sont réellement passées ». Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger. […] Le don d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance n’appartient qu’à l’historiographe intimement persuadé que, si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté9.
15Et précisément la vue de ces migrants doit rappeler aux habitants d’Idomeni leur « généalogie oubliée » : l’Europe, la Grèce ont été de ces terres dont on s’exile, et ces spectres, ces « fantasmes », sont bien les « figures insistantes » (p. 13) : « Επίμονες φιγούρες » (p. 12), silhouettes obstinées, figures rémanentes, qui ne sauraient se laisser oublier. « Dans un présent fragile et indéterminé, les traces d’un monde passé se heurtent avec les visages marqués10 » disait déjà N. Giannari dans la bande-son d’un autre film. La question renvoie à la persistance des schémas à travers l’histoire, particulièrement sur un plan politique et philosophique.
16Ces passants ont, selon N. Giannari, « un désir que, nous, nous avons perdu depuis longtemps –/ le politique » (p. 15) : on peut le comprendre comme leur désir de conquérir ou retrouver des droits civils, réintégrer la communauté des hommes, à l’extérieur de laquelle ils se trouvent maintenant enfermés ; prendre collectivement leur destin en main. C’est au nom de cette humanité profonde qu’ils se présentent. « Ils passent et nous pensent » (p. 21).
« Qui suis-je et qui es-tu ? »
17Si le poème superpose les époques et mêle les points de vue pour faire signifier le présent, la seconde partie commente les vers de N. Giannari, en y mêlant encore des références qui développe les sous-entendus et replace dans une perspective philosophique et éthique.
18L’étranger dérange l’ordre établi ; c’est lui qui, dès les dialogues de Socrate, pose les questions : « la question de l’étranger est une question de l’étranger, une question venue de l’étranger, et une question à l’étranger, adressée à l’étranger11 ». La question que N. Giannari voit dans leurs yeux, c’est la question même de l’humanité, et le rappel à l’ordre de notre mémoire collective oublieuse de ces principes fondamentaux. Si ces passants sont bien d’une certaine façon des revenants, c’est qu’ils interrogent la mémoire de ceux qui les entrevoient ; comme un remords.
19Selon Georges Didi-Huberman,
les réfugiés ne font que revenir. Ils ne « débarquent » pas de rien ni de nulle part. Quand on les considère comme des foules d’envahisseurs venues de contrées hostiles, quand on confond en eux l’ennemi avec l’étranger, cela veut surtout dire que l’on tente de conjurer quelque chose qui, de fait, a déjà eu lieu : quelque chose que l’on refoule de sa propre généalogie. Ce quelque chose, c’est que nous sommes tous les enfants de migrants et que les migrants ne sont que nos parents revenants, fussent-ils « lointains » (comme on parle des cousins). (p. 31-32)
20C’est ainsi qu’il comprend et glose l’évocation de cette procession : « βέβηλοι και ιεροί » (p. 12), qu’il traduit par « séculaires et sacrés » (p. 13), sans être complètement convaincu par le choix de ces mots : « autre façon de dire : séculaires (ou profanes) et sacrés (ou élus) en même temps » (p. 67). « Bebilos signifie donc “profane”. Mais l’adjectif semblait un peu trop en dessous de l’intensité voulue par Niki Giannari, comme « profanateur » eût sans doute exagéré – du côté de la violence – cette même intensité. » (p. 66) Pourtant, ils « sont arrivés / en défaisant les nations et les bureaucraties » (p. 13), « καταλύοντας τα έθνη και τις γραφειοκρατίες » (p. 12) Mais sans doute le terme « καταλύοντας » est-il plus fort : ils vont jusqu’à abolir par leur seule arrivée le bel ordonnancement des états et des frontières. Il s’agit presque d’une révolution, à tout le moins une véritable crise des États démocratiques européens. En ce sens ils sont bien « sacrilèges » : interprétation autorisée par le Manifeste du parti communiste, dont l’ombre plane sur l’œuvre. « Tout ce qui était stable est ébranlé, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs relations mutuelles avec des yeux désillusionnés12 ».
21« Mais de quelle sacralité Niki Giannari veut-elle ici nous parler ? » (p. 66) Une autre lecture est possible. Bebilos (commun), s’oppose aussi à ieros (sacré) dans le sens où ce ne sont que des hommes fort ordinaires (« Orphelins, épuisés,/ ayant faim, ayant soif,/ désobéissants et têtus », p. 13) – mais qu’en même temps ils sont plus grands qu’eux-mêmes par le symbole qu’ils représentent, à ce titre sont intouchables, et leur « procession sacrée » (p. 21), « ιερή πομπή » (p. 20).
22Le choix du terme « séculaires » met donc en fait en lumière un autre aspect du texte : « Les réfugiés d’Idomeni sécularisent quelque chose de très ancien qui survit en eux ? » (p. 66). G. Didi-Huberman souligne aussi le rapprochement qui s’impose au lecteur arrivé à ce point du texte grec : avec le motif que développait déjà Eschyle dans Les Suppliantes, au ve siècle avant notre ère, pièce politique s’il en est,
– qu’une récente traduction a voulu rebaptiser Les Exilées comme elle aurait pu dire Les Réfugiées –, tragédie explicitement liée au mythe fondateur de l’Europe et qui raconte comment des femmes « noires », venues du Moyen-Orient, sont accueillies à Argos selon la loi sacrée de l’hospitalité, d’où s’élève un conflit avec la loi profane et les calculs politiques que cet accueil aura fait naître dans la cité. (p. 73-74)
23En effet, Eschyle présente les filles de Danaos débarquant avec leur père, en réfugiées, fuyant la perspective de mariages forcés avec leurs cousins. Les Suppliantes devraient être sous la protection d’un « proxène », notable officiellement chargé d’accueillir les étrangers, en vertu du droit d’asylie, mais elles se contentent de se retirer dans un lieu sacré et y attendent que leur sort soit examiné. L’argument de la pièce est que le roi d’Argos sait que s’il les accueille, il devra prendre leur défense les armes à la main si les prétendants les y suivent et persistent à vouloir les arracher de la cité où elles ont trouvé refuge. Difficile décision à prendre, dit-il. Parce qu’elles sont poursuivies, l’arrivée des Suppliantes exige d’imposer une lourde contribution aux habitants, risque de coûter la vie à un certain nombre de ses hommes et menace donc la tranquillité voire l’intégrité de la cité : cela afin de défendre le droit sacré d’asile, pour des barbares – si l’on en croit leur vêtement non grec –, et qui plus est, pour des femmes. Si l’on considère de la sorte l’argument des Suppliantes, l’arrivée de ces réfugiés à Idomeni prend une tout autre dimension. C’est pourquoi ils mettent en question « les engagements que nous avons pris et les promesses,/ les idées que nous avons aimées,/ les révolutions que nous avons faites,/ le sacrements que nous avons niés » (21). En décidant par un vote unanime d’assumer sa responsabilité au nom de principes supérieurs, le peuple d’Argos s’affirme et se reconnaît comme demos. De même, on ne pourra pas dire qu’on ne savait pas. Au-delà de l’actualité, un universel mythique.
24L’image de la procession, malgré tout, privilégie la symbolique du peuple en marche, orientée par l’espoir, gardant une certaine solennité en dépit des obstacles. Et reviennent quelques vers de Celan – le recueil Renverse du souffle figurant en épigraphe de Passer, quoi qu’il en coûte.
Stehen, im Schatten/ des Wundenmals in der Luft.// Für-niemand-und-nichts-Stehn./ Unerkannt,/ für dich/ allein.// Mit allem, was darin Raum hat,/ Auch ohne/ Sprache.
Rester là, tenir, dans l’ombre/ de la cicatrice en l’air.// Rester là, tenir pour-personne-et-pour-rien./ Non-connu de quiconque,/ pour toi/ seul.// Avec tout ce qui en cela possède de l’espace,/ et même sans la/ parole13.
25Si les passants nous pensent, c’est qu’ils nous permettent de réagir et de retrouver une dignité perdue, les uns face aux autres.
Stehen für, [explique le traducteur de Celan], connote le soutien, la prise de parti. Stehen a presque le sens de tenir bon, résister (Widerstand), faire face, rester debout avec constance, ne pas tomber (malgré Auschwitz, mais aussi malgré la solitude poétique, professionnelle, actuelle)14.
26La poésie de Celan est glosée par Hans-Georg Gadamer dans Wer bin Ich und wer bist Du ? Kommentar zu Celans « Atemkristall »15, – et c’est exactement la démarche qu’adopte G. Didi-Huberman vis-à-vis de N. Giannari : glose savante et chambre d’écho du texte poétique originel. « Des fragments de sens y sont comme calés les uns dans les autres », écrit Gadamer à propos de Cristaux de souffle de Celan, mais à la différence de l’œuvre qu’il commente, dans laquelle « le texte ne nous renvoie pas à un univers de sens dont la cohérence nous serait familière16 », le poème de N. Giannari se comprend à l’intersection d’une subjectivité, d’une situation réelle, de figures historiques et de références poétiques multiples. Des similitudes rapprochent également le recueil de l’écrivain de langue allemande, né roumain et mort français, et l’écrivaine grecque : l’expérience du mouvement, la parole concise. La forme est poétique, voire épique, par sa disposition, ses images, ses parallélismes, ses enjeux symboliques. Et, en l’occurrence, le jeu visible du dialogue des personnes :
Ainsi, qui sont le Je et le Tu dans les poèmes de Paul Celan ? […] tout se passe comme si ce n’était plus du tout lui-même qu’il avait en tête, mais comme s’il intégrait le lecteur lui-même dans le personnage de son Je pour le distinguer de la foule comme il s’en sait distinct lui-même. Et il en va bien ainsi chez Celan, là où le « je », le « tu », le « nous » se disent d’une manière dépourvue de toute médiation, aussi floue que les ombres, en changeant constamment. Ce « Je » n’est pas uniquement le poète mais bien plutôt, dans les termes de Kierkegaard, « cet individu » qu’est chacun d’entre nous.
Cette considération contient-elle dès lors une réponse à la question de savoir qui est ici Tu, le Tu à qui, dans presque tous les poèmes de ce cycle, on adresse la parole d’une façon aussi dépourvue de médiation et aussi indéterminée que le « Je » est celui du locuteur ? Ce Tu est l’allocutaire pur et simple17.
27Chez N. Giannari, le « Tu » est le passant, qui parfois rejoint la cohorte des « ils », tandis que le « je », qui peut s’adjoindre le nous du lecteur européen, est le regard-caméra qui observe, mais aussi le « je », nu, devant la vérité honteuse de l’examen de conscience : « nous, les oublieux, les aveugles./ Ils passent et nous pensent ». Mais le Tu initial, « Tu avais raison », a beau suivre formellement la dédicace « à Zorzi » ; il s’adresse, comme dans une lettre ouverte, à tout lecteur prêt à l’entendre.
Humanité, transhumance
28Dans ce livre à quatre mains, et de multiples voix, tant réelles que livresques, l’humanité passe, défile depuis l’Antiquité, et ce spectacle, s’il reste spectacle, dérange. Mais si nous reprenons les mots de Jacques Derrida dans Béliers (à propos de Celan et de Gadamer) : « La “norme” n’est autre que la bonne conscience d’une amnésie. Elle nous permet d’oublier que garder l’autre au-dedans de soi, comme soi, c’est déjà l’oublier18. » Au contraire, accepter un regard mutuel, c’est respecter « la dignité toujours tenace et résistante du désir d’accueillir et du désir de passer, quoi qu’il en coûte » (p. 81) :
Nous avons voulu garder la force et le désir de ces gens qui marchaient dans la boue, dans une attente interminable. Nous avons voulu sauvegarder des fragments d’images – comme ces pieds innombrables qui se tenaient debout pendant des heures et parfois des journées entières – avant que ces fragments se trouvent perdus ou oubliés, dans le trou noir de l’Histoire. Nous avons voulu témoigner en images et en paroles de tout ce que nous avons senti là-bas, de ce qui se passait à cette frontière de l’Europe et faisait changer notre propre regard19.
29« Avoir les yeux ouverts sur ce qui se passe dans le monde20 », disent Niki Giannari et Maria Kourkouta. L’appel à la conscience est concis dans le poème, l’appel à la réflexion disert et cultivé dans l’exégèse.
30Être ou ne pas être libre de ses mouvements : telle est la question que posent ces spectres, et le fantôme d’Hamlet est aussi celui de notre inconscient collectif. Si Idomeni, ou tout autre lieu de rétention est la marque d’une clôture, il faut ne pas oublier ce qu’elle représente, sauf à devoir, depuis des siècles, toujours recommencer plus loin, plus tard. Un Syrien, dans le film, rappelle lui-même qu’en 1922, c’étaient les Grecs qui avaient trouvé refuge à Alep.
Les camps ne sont pas construits pour durer. En aucun cas il ne s’agit d’édifier ou de fonder. Un camp, même s’il est immense, ne doit pas pénétrer la mémoire d’un lieu, il est là sans y être réellement, sa furtivité vient de ce qu’il n’est que posé sur la terre, à la manière d’une tente que du jour au lendemain on peut démonter. […] Cependant les effets produits sur ceux qui sont à l’intérieur de cette « frontière brûlante » sont spécifiques21.
31Niki Giannari et Georges Didi-Huberman s’emploient à dissiper « la peur obsidionale de l’étranger et l’ignorance de ce qu’hospitalité veut dire ; à savoir la crainte que le “spectre”, celui qui revient depuis un autre lieu ou un autre temps, ne devienne notre concitoyen et, pire, notre égal » (p. 33).
32« Έχουμε άραγε ακόμα ελπίδα ;/ Προλαβαίνουμε ; » « Est-ce qu’il y a encore de l’espoir ?/ Avons-nous encore le temps ? » (p. 16-17) L’épigraphe empruntée au poème de Celan22, « “Passez”, dis-tu,/ “passez”, / “passez”. » (p. 7), trouve son écho. Le plan final du poème fait voir l’humanité en marche. Comme si la fin relevait de l’artifice du script,plus de personnes, plus de voix, touches brèves. Le dernier vers se clôt sur l’image finale du destin.
Τώρα σιωπή./ Ας σταματήσουν όλα.// Περνάνε.
Maintenant silence. / Que tout s’arrête. // Ils passent. (p. 20-21)
33.