Saint-John Perse, le poète et l’événement
« Et c’est ainsi que le poète se trouve aussi lié, malgré lui, à l’événement historiquei » : actualité de Saint-John Perse ?
1« L’œuvre de Saint-John Perse apparaît dans une superbe solitude » : tels étaient les premiers mots de Poétique de Saint-John Perse, livre fondamental de Roger Caillois sur le poète. Superbe solitude voulue par Perse, qui se tiendrait à distance de l’histoire et de ses contemporains, inactuel et intemporel ? Cela correspond parfaitement à l’image qu’a forgée Saint-John Perse de lui-même, dans l’édition de ses Œuvres complètes dans la Pléiade. N’a-t-il pas écrit à Roger Caillois, son ami et son critique que son œuvre était « hors du lieu et du temps ii» ? Le colloque « Saint-John Perse (1945-1960) une poétique pour l'âge nucléaire » qui s'est tenu les 23 et 24 janvier 2004 à la Sorbonne entend précisément reconsidérer cette question, les communications ayant pour but de replacer le poète et son œuvre dans l’histoire.
2C’est aux États-Unis qu’Alexis Leger, qui a quitté la France en 1940, renoue avec la poésie (il n’avait pas publié de recueil depuis Anabase en 1924), avec Exil. Suivront les grands poèmes de la maturité : Neiges, Pluies , Vents, et Amers. Le prix Nobel le couronnera en 1960. Ces recueils, appelés communément « poèmes américains », placés sous le signe de l’exil, montrent un renouveau de l’œuvre du poète qui est loin de se détourner des problèmes de son temps. C’est en 1945 que commence l’âge nucléaire, avec la mise au point de la bombe atomique et le bombardement d’Hiroshima et de Nagasaki en août 1945. Ce colloque montre que Saint-John Perse n’y est pas insensible comme le montre le Discours de réception du prix Nobel de 1960 :
« Face à l’énergie nucléaire, la lampe d’argile du poète suffira-t-elle à son propos ? – Oui, si d’argile se souvient l’hommeiii. »
3Ce confrontation de Saint-John Perse à l’Histoire se fait en trois grandes étapes : le colloque examine les liens du poète avec ses contemporains (poètes et critiques), puis ses rapports avec la pensée d’auteurs marquants du vingtième siècle comme Bergson, Teilhard de Chardin et enfin l’image qu’il a de la science du temps et particulièrement d’Albert Einstein, évoqué dans le Discours du Nobel, véritable art poétique de Perse.
4Comment était perçu Saint-John Perse dans les années 1940 et 1950 ? Michel Murat remet le poète en contexte et montre que son œuvre est soumise au rythme de l’histoire. Catherine Mayaux s’interroge sur la réception du poète dans la critique de l’après-guerre : il est littéralement encensé par la critique qui voit en lui un auteur proposant des valeurs, une morale pour notre temps, à l’opposé des tenants de l’existentialisme et de Camus. Comme le dit Catherine Mayaux, « toute cette littérature critique ressasse dans ses profondeurs le vécu encore proche et terrifiant de la guerre, l’effondrement physique et moral des “jours de honte”. »
« Vents constitue le plus beau poème d’actualité que l’on ait jamais écrit de nos joursiv. »
« Nul plus que Saint-John Perse, et en termes plus pathétiques, n’a évoqué la déroute présente de l’histoire et l’avilissement de l’homme, l’abîme que nous voyons aujourd’hui se creuser devant nous, contre nousv. »
5Mais on loue particulièrement la morale proposée par le poète, refusant le nihilisme et une philosophie réduisant le monde à l’absurdité. Perse, « poète de gloire » comme disait le critique Maurice Saillet, devient un apôtre du mouvement, du vitalisme. L’aspect épique de son œuvre est constamment lu comme une invitation énergique à la vie. On lui reconnaît le mérite d’avoir mis l’homme au centre, d’en donner une image grandie, contrairement à la philosophie de l’absurde. Ainsi, René Girard a montré que Perse reprenait une vision relativiste du monde pour reconstruire un ordre à partir du chaos. La critique voit dans l’œuvre de Perse une véritable pensée de l’histoire, dans laquelle le présent est rapporté à un passé immémorial, à une « épopée primitive » (Gaétan Picon). Mais face à cette critique laudative et enthousiaste, pointe une pensée du soupçon : Cioran s’interroge sur la validité du « lyrisme continûment triomphal » du poète ; Jaccottet, lui, critique chez Perse la « nostalgie du cérémonial » et lui reproche de ne pas prendre en compte la fragilité de la poésie, condamnée selon lui à la brièveté, au fragmentaire, à la difficulté d’expression. On connaît la fameuse réflexion d’Adorno sur l’impossibilité d’écrire de la poésie après Auschwitz. Cette question, selon Jaccottet, Perse n’y répond pas, ne la prend pas en compte. Bref, on loue l’actualité du poète, tout aussi bien qu’on lui reproche son inactualité.
6Didier Alexandre s’interroge sur le lien entre le poète et le savant dans les années 1950. Il montre comment la figure du poète est constamment rapprochée de celle du savant , notamment dans le Discours de réception du prix Nobel de 1960, où, après avoir évoqué la figure d’Einstein, Perse fait de la poésie un mode de connaissance analogique, dépassant la science :
« Par la pensée analogique et symbolique, par l’illumination lointaine de l’image médiatrice, et par le jeu de ses correspondances, sur mille chaînes de réactions et d’associations étrangères, par la grâce enfin d’un langage où se transmet le mouvement même de l’Etre, le poète s’investit d’une surréalité qui ne peut être celle de la sciencevi. »
7Cette conception de la poésie comme mode de connaissance, inspirée par Heidegger, est totalement à contre-courant des objectifs de certains contemporains de Perse, à comme Ponge et Jaccottet. Didier Alexandre montre comment Ponge et Jaccottet refusent toute comparaison entre poésie et science. Ponge part de l’absurdité du monde et propose une poésie de l’objet. Jaccottet, dans Leçons, montre l’invalidité de la science et de la poésie face à l’agonie et à la mort.
8Ainsi, la remise en contexte de l’auteur de Vents souligne à la fois son actualité et son inactualité.
9La seconde partie du colloque pose la question des rapports entre Perse et des penseurs qu’il a lus comme Bergson et Teilhard de Chardin. Dominique Combe propose une lecture bergsonienne de l’œuvre, traversée par l’héritage du philosophe de La pensée et le mouvant. Perse possédait, en effet, de nombreux livres de Bergson, dont une édition originale de L’évolution créatrice (1907), dans sa bibliothèque personnelle, aujourd’hui conservée par la Fondation Saint-John Perse d’Aix-en-Provence. Leger a été marqué par la prédominance de l’intuition sur le concept de Bergson, par sa philosophie spiritualiste s’opposant au kantisme et au positivisme, que Perse n’apprécie guère. Ce primat de l’intuition sur la pensée conceptuelle, on le retrouve dans le discours du Nobel. L’attention au réel, l’idée d’une continuité de la durée de Bergson se retrouvent chez Perse, qui montre dans Vents que l’histoire est un mouvement incessant, un élan. Poète du mouvement, poète de l’épopée, Saint-John Perse illustrerait dans Vents et Amers l’« élan vital » théorisé par Bergson. D. Combe rappelle ainsi une lettre de Saint-John Perse de 1955, qui figure dans l’édition des Œuvres complètes dans la Pléiade (orchestrée par le poète lui-même en 1972) et qui évoque le poète « en symbiose avec la vie propre du poème », « emporté par l’élan vitalvii ».
10Dans le même esprit, deux articles s’interrogent sur les liens entre Teilhard de Chardin et Perse. Il n’est pas certain que Perse ait lu Teilhard (aucun livre du Jésuite dans la bibliothèque du poète) mais on retrouve des pensées communes à ces deux auteurs, tous deux fervents lecteurs de Bergson et de Dante. Chez eux, la science est présentée comme une base mais ne suffit pas : il faut dépasser la science pour arriver à une connaissance du monde. Selon Marie Gil, on trouve chez Teilhard et Perse la même idée d’une évolution du monde mais pour Teilhard, le monde évolue vers un dieu personnel, alors que pour Perse, agnostique, l’évolution ne conduit à aucun dieu personnel mais à un triomphe de l’homme. Marie Gil, traçant des liens entre écriture poétique et mystique, écrit : « le mouvement de la poésie partage avec le mouvement mystique d’ être retour au langage de l’enfance ».
11Enfin, certains articles étudient la représentation des sciences et des savants dans l’œuvre de Perse : Mireille Sacotte recense les figures de savants chez le poète, des « vieux naturalistes français » du XVIIIeme siècle d’Oiseaux (1963) à Einstein lui-même, « le plus grand novateur scientifique de ce siècle, initiateur de la cosmologie moderne et répondant de la plus vaste synthèse intellectuelle en termes d’équation » selon le discours du Nobel, en passant par les géologues, l’ornithologue américain Audubon de Vents et le révérend Duss, auteur d’un traité sur la flore des Iles, qu’Alexis Leger a lu dans sa jeunesse, inscrit en filigrane dans les premiers poèmes. Le savant devient un personnage des poèmes, au fur et à mesure que l’œuvre progresse dans le temps, tout comme le Poète, qui apparaît dans Vents et Amers. En effet, combien de savants lus, repris par collage, traversent cette « poésie encyclopédique » (pour reprendre l’expression de Caillois)? Mais le savant est aussi évoqué comme modèle, comme collègue et comme disciple dans le discours du Nobel :
« Du savant comme du poète, c’est la pensée désintéressée que l’on entend honorer. Car l’interrogation est la même qu’ils tiennent sur le même abîme, et seuls, leurs modes d’investigation diffèrentviii. »
12Et si le poète s’intéresse au savant, le savant s’intéresse aussi au poète, comme le montre Claude Thiébaut en citant des jugements de Leprince-Ringuet et Hubert Reeves qui reprennent les mots du discours du Nobel.
13L’intérêt de Perse pour la science est un intérêt de lecteur, de curieux, d’esprit encyclopédique et d’autodidacte : dans son article, Antoine Raybaud, qui a exploré les dossiers du poète conservés à la Fondation Saint-John Perse, montre que Leger avait constitué un dossier sur Einstein, à partir de coupures soulignées du New York Times et de la Sélection hebdomadaire du Monde, faisant la nécrologie du célèbre physicien mort en avril 1955. Ce que Perse a souligné, c’est la présentation d’Einstein en génie, qui a eu l’intuition de la relativité à 26 ans. A. Raybaud propose ensuite une lecture d’un passage de Vents (III, 2) qui pourrait évoquer les premiers essais atomiques de Los Alamos, en montrant comment l’événement est raconté comme une nouvelle apocalypse mais aussi comme la révélation d’un ordre par-delà le désordre de la matière : « Tu te révèleras ! Chiffre nouveau ! ». On le voit, quand Perse s’intéresse à la science, il le fait en écrivain, crayon en main, lisant et reprenant des informations qu’il intègre dans sa création, tout comme il avait intégré des extraits de traités de botanique dans ses premiers poèmes.
14L’intervention d’Henriette Levillain clôt ce colloque : elle s’intéresse à la dernière phrase du discours du Nobel, souvent ignorée par la critique : « C’est assez pour le Poète, d’être la mauvaise conscience de son temps. ». Henriette Levillain propose de lire cette clausule comme une attaque adressée à Albert Camus, prix Nobel en 1957, décédé en janvier 1960. En effet, Perse, comme il l’avouait à Claudel dans des lettres datant des années 1940-1950, méprisait l’existentialisme de Sartre et la pensée de Camus, qui amoindrissaient l’homme, et se détournaient de la recherche du divin dans le monde pour se contenter d’en constater l’absurdité. Camus, à qui on avait reproché son silence sur la guerre d’Algérie, serait la « mauvaise conscience de son temps ».
15Ce colloque permet de remettre Perse dans le contexte culturel de son époque. Loin de bâtir une œuvre inactuelle, éloignée de la réalité, Alexis Leger a créé en fonction de son temps, en s’opposant à certaines tendances de ses contemporains (existentialisme, poésie de Ponge, pour qui « le monde muet est notre seule patrie », poésie fragile et précaire de Jaccottet), en évoquant des évènements de son temps à sa manière, en les réinscrivant dans un vaste mouvement de l’histoire, immémorial. Poète de gloire, Saint-John Perse a su ménager une place pour la poésie, égale voire même supérieure à la science, faisant de la poésie une « science de l’Etre », comme il le dira dans son discours sur Dante en 1965.
« J’ai accepté pour la poésie l’hommage qui lui est ici rendu, et que j’ai hâte de lui restituerix. »