Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Octobre 2018 (volume 19, numéro 9)
titre article
Sébastien Baudoin

Visages de Bernardin de Saint-Pierre

Jean-Michel Racault, Bernardin de Saint-Pierre, pour une biographie intellectuelle, Paris, Honoré Champion, 2015, EAN13 : 9782745329387, 376 p.

1Les recueils d’articles d’un même auteur sont souvent le moment d’un bilan, qui couronne une vie consacrée à l’étude d’un auteur ou d’un champ de recherche particulier. Celui qui nous est donné à lire, signé Jean‑Michel Racault, nous rappelle combien il demeure un spécialiste incontournable de Bernardin de Saint‑Pierre — auteur un peu trop oublié et réduit trop souvent à son chef-d’œuvre, Paul et Virginie — mais pas seulement : l’utopie, les robinsonnades ou encore l’œuvre scientifique de l’auteur sont explorés tour à tour dans cette « biographie intellectuelle », somme d’une carrière et tour d’horizon particulièrement éclectique de l’œuvre de l’auteur des Harmonies de la Nature.

2L’avertissement de l’ouvrage pose les jalons d’une exploration, fruit d’une trentaine d’années consacrées à Bernardin : il s’agit de constituer une « histoire de la réception critique de l’œuvre de Bernardin de Saint-Pierre » (p. 7) et, pour ce faire, non pas d’adopter une démarche générique ou chronologique, suivant les dates de parution des articles, mais bien davantage de trouver un chemin, une cohérence dans ce trajet interprétatif inlassable qui puisse cerner « la trajectoire intellectuelle de cet auteur, qui associe la littérature, la philosophie et la science ». Il s’agit de montrer, par la variété et la succession des études proposées, combien Bernardin de Saint-Pierre « pratique une écriture “en réseau” » qui « invite à l’entrecroisement des approches » (p. 8). Ainsi, la composition de ce recueil se façonne autour de pôles d’attraction successifs : « Du voyage à l’écriture » examine Bernardin de Saint-Pierre voyageur, l’apprenti écrivain et le penseur politique, pour aborder ensuite dans les deux parties centrales — deuxième et troisième — l’œuvre la plus célèbre de l’auteur, Paul et Virginie, d’abord sous l’angle de « l’espace » et de ses « représentations » puis du « génie du lieu » et de l’imprégnation des « mythes ». Enfin, la quatrième partie, la plus novatrice et originale à nos yeux, aborde un aspect encore trop méconnu de l’auteur, à savoir ses écrits scientifiques, souvent fustigés pour leur fantaisie et raillés pour leurs approximations alors que Jean-Michel Racault montre avec grand talent que l’intérêt de ces spéculations scientifiques est aussi dans leur poésie et leur manière de considérer philosophiquement le monde et le rapport de l’homme à la nature, au fameux « tournant des Lumières ».

3Au fil des études de ce recueil, l’on traverse aussi l’histoire de la critique, les travaux des années 1980, très axés sur la structuration, la narratologie ou la mythocritique, s’articulant parfaitement avec les nouvelles préoccupations des années 2000 centrées autour de problèmes plus larges et d’autant plus orignaux qu’ils s’écartent de toute école critique établie : cela témoigne de la manière dont J.‑M. Racault a pu évoluer et dépasser les perspectives convenues pour forger sa propre voie, pour notre plus grand bonheur. Le cas d’école est peut-être l’analyse renouvelée ad libitum de Paul et Virginie, préoccupation d’un grand nombre des articles peuplant le centre du volume : l’on pourrait facilement se lasser de passer en revue dans un sens et dans l’autre ce petit ouvrage qui a eu un retentissement considérable dans l’histoire littéraire de son temps, en ne parlant par exemple que de l’Atala de Chateaubriand, qui en est le double américain et romantique1. Jamais au contraire le lecteur de ces études ne se lasse de reprendre toujours différemment ce chef d’œuvre sous la plume aiguisé de Jean-Michel Racault : et pour cause, l’angle est toujours varié, nouveau, surprenant même parfois, ingénieux et complémentaire. Nous en voulons pour preuve la manière dont l’analyse structurale du roman par le système des toponymes ou la comparaison de l’ouverture et de la clôture du roman trouvent une mise en perspective remarquable dans l’excellent article qui envisage ensuite Paul et Virginie comme « bilan critique du siècle des Lumières » ou encore celui qui ressaisit de manière diachronique, en partant des poètes latins, un point précis qui pourrait paraître byzantin — « la condamnation de la navigation » — et qui pourtant suscite un intérêt réel par une telle perspective, replaçant Bernardin de Saint-Pierre à la pointe extrême d’une tradition et d’un lieu commun sans cesse remployé, trouvant chez lui une utilisation originale. Il en est de même pour le motif, maintes fois examiné, de l’utopie : subtilement, Jean-Michel Racault parvient à montrer les nuances entre « l’Eden » et « l’utopie », combien la réflexion politique de Bernardin s’inscrit plus largement dans une perspective plus large qui est le projet colonial ou encore l’opposition entre l’homme solitaire et les « corps » qu’il doit affronter.

4Il s’agit bien d’une étude en pointillé, qui fait le tour de Bernardin, entre dans la subtilité des échos structuraux, dans la matière précise du texte et prend ensuite un recul étourdissant, replaçant notre auteur dans l’histoire de la pensée et de la reprise de motifs à travers les siècles et les œuvres. Cette vision binoculaire articulant microanalyse et macroanalyse fait merveille et donne la pulsation à ce recueil, entre point de détails et point de fuite, explorant la manière dont le « mythe des Dioscures » joue à plein dans le texte de Paul et Virginie mais combien aussi, par le fil de l’œuf et du monde perçu comme un œuf immense, il se rattache aussi à l’imaginaire cosmogonique de Bernardin : ainsi, le pont souterrain s’édifie entre la fiction et la science, le détail et l’horizon de la pensée. Il convient de le dire — mais sans doute est-ce parce que nous connaissions déjà quelques-uns des articles de J.‑M. Racault portant sur Paul et Virginie : ce qui nous a le plus séduit a sans nul doute été les articles à vision d’aigle, pour reprendre une métaphore très chateaubrianesque, c’est-à-dire ceux où le critique dépasse le cas de Bernardin pour le replacer dans son époque et au-delà : nous en avons tiré grand fruit, et ces articles-là sont des mines aux mille découvertes. Que l’on pense ainsi à la manière dont le « mythe de l’océan Indien » est abordé par la lorgnette du naufrage du Saint-Géran dans Paul et Virginie ou aux articles, hautement instructifs, lâchons le mot — passionnants —, où l’auteur analyse la « cosmologie poétique des Harmonies de la nature » en examinant le système de pensée de Bernardin à l’aune des autres penseurs de son temps, comme celui où le rapport entre « l’homme et la nature » est étudié dans toute son œuvre, là encore avec en arrière-plan le panorama des conceptions de son siècle.

5C’est sans nul doute l’un des mérites de ce recueil que d’avoir peint deux trajectoires associées : celle de Bernardin mais aussi celle de J.‑M. Racault, dont les vues à la fois précises et panoramiques ne sont pas loin d’épouser le battement du texte de Paul et Virginie lui-même, se focalisant sur la vie de Paul et de Virginie, mais jetant aussi un regard panoramique inaugural au loin sur toute l’île utopique qu’ils habitent, avec le cercle magique de leurs montagnes redoublé dans celui de la baie. J.‑M. Racault a pleinement réussi à montrer ce qu’il entendait montrer : d’abord que Bernardin de Saint-Pierre mérite d’être relu, et pas seulement par et pour Paul et Virginie2; que c’est un auteur important sans pour autant être perçu comme majeur, que c’est aussi et surtout un penseur libre, bien de son temps, mais dont les visées sont originales et parfois même audacieuses, notamment sur le plan scientifique ; enfin qu’il faudrait peut-être à présent davantage se pencher sur ce Bernardin oublié des Harmonies et des Études de la nature, maintenant que ces dernières ont été publiées de main de maître par Colas Duflo3 et que la publication des Œuvres complètes de Bernardin de Saint-Pierre est en cours aux éditions Classiques Garnier4.