Lumières noires
1La critique d’inspiration freudienne n’a plus, surtout dans les études littéraires sur les siècles d’Ancien Régime, le vent en poupe, et un certain historicisme décliné en analyse rhétorique, histoire des idées, histoire des genres, etc., donne parfois l’impression d’avoir, non seulement repoussé dans ses marges toute approche des textes anciens s’appuyant sur les sciences humaines, mais implicitement considéré toute construction intellectuelle postérieure à l’époque historique étudiée comme dépourvue de pertinence. Cet historicisme strict ne fait cependant pas encore l’unanimité, et Érik Leborgne nous montre, avec cet ouvrage de synthèse ambitieux qui est le fruit d’une longue maturation, la puissance heuristique de la pensée de Freud pour explorer des aspects peu fréquentés de la littérature du xviiie siècle. Je dis « peu fréquentés », non parce que ce travail porterait de manière prioritaire sur des œuvres mineures ou oubliées — tout au contraire ce sont quelques-uns des textes les plus célèbres du xviiie siècle qui sont ici le plus souvent convoqués — mais parce que l’éclairage qui est apporté est à la fois oblique — l’humour noir n’est pas une entrée qui va de soi pour rendre compte de l’écriture de l’époque des Lumières — et pénétrant par la manière dont il nous invite à observer, dans le feuilleté de ces écritures, des « couches » (aurait dit Roman Ingarden) moins visibles ou qui ne se dévoilent que sous le regard d’un lecteur attentif et lui-même à l’occasion non dénué d’humour. En même temps, ce livre, qui est dédié à la mémoire de René Démoris, apparaît comme l’approfondissement de certaines des intuitions de ce dernier, dans sa grande somme sur Le Roman à la première personne, bien sûr, mais aussi dans d’autres parties de sa vaste production critique. Il se situe donc dans une certaine tradition des études dix-huitièmistes pour laquelle la référence à Freud reste centrale, et qui est également illustrée aujourd’hui, d’une autre manière, par Christophe Martin.
Une conception freudienne de l’humour
2L’étude se place de deux manières différentes sous le signe de Freud. D’abord, le premier exemple d’humour noir qui inaugure une longue série est un trait d’esprit brillant attribué par Ernest Jones à Freud lui-même, au moment de son exil, mais dont É. Leborgne doute qu’il ait été effectivement prononcé par le grand homme : alors qu’on lui demandait de signer un document attestant de son bon traitement par la Gestapo, il aurait suggéré d’ajouter qu’il pouvait en outre « cordialement recommander la Gestapo à tous ». Cet exemple induit une première tentative de circonscrire la notion d’humour noir comme un « mode de défense psychique » consistant à « substituer à une réalité menaçante une fiction euphorisante » (p. 12), fonctionnement aussitôt illustré par le mot archétypal (exemple typique de Galgenhumor pour Freud) du condamné à mort qui, sur le point d’être exécuté, s’exclame : « Eh bien, la semaine commence bien ! », qui oppose à l’épouvante une jouissance narcissique liée en l’occurrence au sentiment d’être supérieur à son destin, et par le mot de Damiens, ponctuant laconiquement l’annonce de son épouvantable supplice (on se souvient des textes cités au début de Surveiller et punir !) d’un « La journée sera rude » qui suscita l’étonnement admiratif de Diderot — longuement commenté par É. Leborgne comme un exemple de « cette sorte d’extase narcissique qui caractérise la réception de l’humour ».
3Ensuite, un long chapitre préliminaire (p. 29‑65), intitulé « Le processus humoristique selon Freud » propose, non un simple résumé, mais une authentique interprétation de la conception freudienne de l’humour et en particulier de l’humour noir qui sert d’assise théorique au livre dans sa totalité. La classification des traits d’esprit (grivois, hostile, cynique, sceptique…) par Freud permet de placer l’humour noir dans une « configuration humoristique » aux facettes multiples, qui entretiennent des rapports eux-mêmes complexes. Mais la structure énonciative est relativement stable, qui permet d’identifier un énonciateur du « mot » humoristique, une cible (traitée comme « non-personne » au sens de Benveniste), un « destinataire » (qui partage avec l’énonciateur le plaisir de l’humour) et un effet rétroactif sur l’énonciateur de plaisir supplémentaire lié à ce partage même, qui culmine dans la jubilation narcissique de briller sur la scène sociale. Ce fonctionnement ne suppose cependant pas forcément un tiers réel et l’humoriste peut se satisfaire d’une « auto-destination » qui lui fait revêtir à la fois plusieurs des rôles précédents (sauf naturellement celui de la cible) : cette remarque permettrait peut-être de réhabiliter l’idée d’un « humour noir de Sade » qu’il ne partagerait qu’avec lui-même (l’isolement de la cellule suscitant une sorte de sociabilité de soi avec soi-même qui est le dernier refuge d’un « social » d’un genre un peu particulier). On verra en effet un peu plus loin que Sade et l’humour noir, à tort ou à raison, mais non sans raisons, ne font pas bon ménage dans ce livre. Mais le point commun désigné par Freud, du moins dans sa première approche de la question, de toutes les formes d’humour est une « déliaison d’affect », dont l’exemple du condamné à mort qui plaisante à la veille de son supplice fournit l’incarnation idéale. Un texte aussi admirable que justement célèbre de Freud (cité longuement p. 38) vient compléter cette analyse en mettant l’humour sous le signe d’une victoire du moi qui affirme son « invulnérabilité » face aux événements qui l’agressent. Il faut ici citer la dernière phrase de ce passage, où Freud place l’humour sous le signe du défi : « L’humour n’est pas résigné, il est empreint de défi, il signifie non seulement le triomphe du moi, mais aussi celui du principe de plaisir qui est ici en mesure de s’affirmer face au caractère défavorable des circonstances réelles ». L’humour est donc essentiellement une forme de rapport construit avec la réalité, une forme de négociation avec le réel. Ici intervient le sur-moi ou idéal du moi, qui, dit Freud « observe sans cesse le moi actuel et le mesure à l’idéal » (cité p. 41) et l’idée que le plaisir attaché à l’humour possède une part essentielle de jouissance surmoïque. Un autre passage éblouissant de Freud, cité p. 41, explique ainsi de manière magistrale la « blague » du condamné à mort : « À ce sur-moi ainsi gonflé, le moi peut alors apparaître minuscule, tous ses intérêts futiles ». Ce qui s’explique par le fait que le sur-moi, loin d’être limité à un rôle répressif, est également doté (p. 44) d’un « rôle protecteur », consolateur, qui éloigne ou atténue la souffrance, et qui tient à une sorte de dédoublement fictif de l’adulte (construisant une forme de distance) et de l’enfant (qui vit la souffrance à l’état pur, sans distance, même si comme É. Leborgne le remarque l’enfant réel connaît déjà l’humour).
4Survient alors la question des similitudes de l’humour et de la création (littéraire, artistique) qui, par le biais de ce que le critique appelle « fiction libératrice » opposent sur des bases partiellement comparables des formes de défi à la réalité, et de transformation de la douleur (ou de ce qui devrait susciter la douleur) en plaisir (en source paradoxale de plaisir) : humour noir et création littéraire affrontent d’ailleurs de manière privilégiée les obstacles les plus redoutables au bonheur humain, la souffrance, la maladie, la mort. L’humour noir, au lieu de susciter la pitié du destinataire, crée une connivence basée sur le sentiment d’être « au-dessus » de ce qui fait souffrir (et c’est aussi parce que Sade ne crée aucune connivence qu’il peut sembler partiellement hors-sujet). Un exemple sublime de mot d’esprit de Freud sur son cancer et un autre, emprunté à Hugo, achèvent de tisser un lien fondamental entre littérature et humour (souvent « noir »). L’humour noir ne vient donc pas affecter superficiellement la littérature tel un accessoire ou un ingrédient comme un autre, il lui est lié structurellement.
Sade, Voltaire et les autres
5À ce point, la question historique de ce rapport, non avec toute littérature, mais avec celle de l’époque des Lumières n’est pas encore vraiment posée : mais toute la suite du livre d’É. Leborgne lui trouvera progressivement une réponse très élaborée. Cette réponse se présente en trois temps. D’abord, deux chapitres analytiques : le premier, à partir d’exemples spectaculaires d’humour noir empruntés à la littérature du xviiie siècle et de tentatives de théorisations par des figures éminentes de la littérature du temps, vise à dégager « les caractéristiques topiques de l’humour noir, avec ses espaces privilégiés […] et son personnel » ; le second déplace le questionnement sur des phénomènes énonciatifs et vise à dégager des types d’humoristes (et des types d’humour noir) tout en interrogeant l’inconscient des textes. Puis un chapitre synthétique revient à la question générale de l’humour et à sa place « dans l’histoire du sujet » (p. 65).
6Le premier « théoricien » de l’humour, Addison, insiste sur le détachement de l’humoriste, son impassibilité apparente qui contraste avec la réaction de ses destinataires, sur le sentiment de supériorité de l’humoriste sur sa cible (qui sera un des traits essentiels du rire baudelairien), ainsi que sur le contexte tragique de l’humour à partir d’exemples empruntés à Shakespeare comme un inoubliable trait d’humour noir de Mercutio agonisant dans Roméo et Juliette. « Faire rire sans rire » est une posture fondamentale de la scène sociale, qui assure à l’énonciateur une supériorité visible, et qu’É. Leborgne illustre par des exemples empruntés à Casanova, à Rousseau dont on montre ici qu’il est loin d’être étranger à un humour qu’on lui refuse traditionnellement (avec notamment l’inénarrable Venture qui dit « d’un ton froid » des mots « qui faisaient le plus grand effet ») et, plus brièvement, à Stendhal.
7À la fin du siècle, Mme de Staël prétend distinguer comme deux espèces radicalement différentes l’esprit à la française (tel qu’il a brillé dans les cercles des élites des siècles classiques) et l’humour anglais dont Swift ou plus encore Sterne seraient les représentants les plus significatifs et les plus brillants, et qui aurait son origine dans une « disposition sombre » voire dans une misanthropie — et mettrait en scène l’écart entre l’état d’esprit d’humoriste et les plaisanteries qu’il profère. La question de la réception du trait d’humour noir est ici sur le devant de la scène — et É. Leborgne l’illustre par des cas de voyageurs célèbres — Voltaire et Casanova — découvrant l’humour anglais et le « détachement avec lequel » y sont traités « les sujets tristes, graves ou morbides » (p. 85). Dans le cas de Voltaire, deux textes attentivement commentés illustrent son rapport à l’« humour anglais » (qui n’a rien de spécifiquement anglais, on l’a compris, pour É. Leborgne, et il a évidemment raison) : un passage projeté pour les Lettres philosophiques, mais que Voltaire n’a pas conservé dans la version définitive de l’œuvre, et l’épisode anglais de Candide.
8Quoiqu’il en soit de ces descriptions et théorisations de l’humour (anglais ou non), É. Leborgne remarque que l’humour participe d’une certaine théâtralisation de la vie sociale, particulièrement dans des défis à la mort, car si l’amour, comme on sait est censé être « plus fort que la mort », l’humour noir est, lui, pour É. Leborgne, « plus fort que la crainte de la mort » : il est en tout cas une réponse majeure à cette crainte, produite par la culture. Des exemples hétéroclites sont donnés de cette idée, de Julie agonisante badinant en disant au pasteur, sur son lit de mort, qu’elle en saura bientôt plus que lui sur le sujet (de la mort), à des paroles mémorables (rapportés par Muralt) de condamnés à mort badinant avec le public avec plus qu’un pied dans la tombe, ce dernier cas illustrant l’idée déjà rencontrée que « le trait d’humour noir repose sur l’exhibition ostentatoire d’un moi invulnérable » (p. 101). Parmi les figures-clé de l’humour noir, le condamné à mort a d’ailleurs une place de choix, à côté de ceux qui font mourir ou voient mourir : « les assassins, les prêtres, les médecins et les bourreaux » (p. 107). La figure du médecin tueur parcourt en effet toute la littérature classique et suscite des flambées d’humour noir dans Gil Blas et l’anecdote formidable d’un Casanova menaçant son médecin de son pistolet pour l’empêcher de le « guérir » (de le tuer en le saignant). Quant au bourreau, il est l’objet d’un long développement, soit en tant qu’auteur de traits d’humour noir, soit en tant que cible, le Galgenhumour brillant de tous ses sombres feux sur ce motif particulier : on passera plus vite ici sur d’excellentes analyses du Diderot de Jacques le fataliste, du Céline de Nord (qui nous fait changer de siècle, j’y reviendrai) ou du Casanova des récits d’incarcération, pour se concentrer sur deux auteurs sur lesquels le chapitre « Analyse I » se termine : Sade et Voltaire, le second illustrant à merveille ce que l’humour noir aurait de libérateur, alors que le premier n’en produirait qu’une parodie perverse qui oppresse et agresse le lecteur au lieu de le libérer. On peut éventuellement discuter cette opposition mais elle est intéressante et elle invite à situer Sade plutôt du côté de ce que Frédéric Mazières appelle, plutôt qu’humour noir, « humour pervers1 ». En tout cas, elle oblige à distinguer un humour qui vise à protéger l’auteur et son destinataire d’une angoisse menaçante, à en triompher en élevant par-dessus cet abîme un moi idéal, et un humour qui vise au contraire à anéantir les défenses du destinataire et à ne faire triompher, en quelque sorte sur ses dépouilles, et dans une parodie de communication, que le seul énonciateur. Le mythe d’un « Sade libérateur » n’a jamais fait l’unanimité, et il est certain qu’on ne comptera pas parmi ses adeptes É. Leborgne, qui a plus de compétences proprement dix-huitièmistes et d’autorité savante que Michel Onfray pour aborder le sujet.
9Commençons donc par Sade : É. Leborgne s’attaque d’emblée à sa promotion comme maître de l’humour noir par André Breton, qui lui avait donné une place de choix, à côté de Lautréamont par exemple, dans sa célèbre anthologie, et qui avait par ailleurs tant œuvré à sa promotion comme « grand libérateur » de l’esprit humain. Mais comme É. Leborgne le montre, l’humour de Sade violente constamment son lecteur — qu’il s’agisse du lecteur tout théorique et en réalité quasi impossible à l’époque de l’écriture des Cent vingt journées de Sodome ou de la pauvre Madame de Sade recevant ses lettres comminatoires, injurieuses et égoïstes — le parallèle est parfaitement juste et je le développe longuement dans mon ouvrage en cours sur le divin marquis. On aurait aimé dans ces parages une analyse plus développée du prologue des Cent vingt Journées où Sade instaure avec son lecteur prétendu un pacte inquiétant et perfide qui en fait une victime plutôt qu’un complice, une cible à détruire plutôt qu’un partenaire avec qui engager un « commerce » poétique. Mais É. Leborgne a sur ce point raison : la conception de l’humour noir telle qu’elle est théorisée par Freud et illustrée par son mot sur la Gestapo n’est en aucun cas applicable à Sade. Il faut soit renoncer à l’élaboration freudienne de la notion d’humour noir, soit renoncer à l’inscription de Sade dans le champ de l’humour noir. On ne peut pas faire coexister les deux. Tout au plus peut-on soutenir que l’humour noir de connivence n’existe chez Sade qu’entre libertins fictifs, ou plutôt entre monstres, aux dépens du commun des mortels traité tout uniment comme cible de leur cruauté. Et puis, disons-le tout net, le rêve critique d’un Sade libérateur (sans parler d’un Sade féministe, seul point sur lequel on peut être en accord avec Onfray) ne tient pas face à la réalité de ses textes. Et si l’humour noir est par essence une source de libération de moi-même et de l’autre, alors Sade qui, malgré les fantasmes insistants de la théorie littéraire et des poètes à ce sujet, ne libère de rien, n’a rien à voir avec lui.
10Par contraste, les pages consacrées par É. Leborgne à l’article « Torture » du Dictionnaire philosophique montrent le critique en état de grâce face à un exemple indiscutable (et exceptionnellement brillant, il faut l’avouer : Voltaire est lui-même au sommet de sa verve) d’humour noir authentique. On avait lu autrefois des articles où É. Leborgne semblait assez hostile à la pensée et à l’écriture de Voltaire : ces pages de L’Humour noir des Lumières, qui culminent dans l’analyse comme « demandes archaïques de la pulsion sadique » de l’inoubliable échange entre un magistrat et son épouse pour qui la « question » (la torture) est devenue une espèce d’addiction, montrent qu’il lui rend désormais justice et reconnaît son génie, même s’il lui attribue encore une « misogynie » qu’on peut discuter (ce qui est à mon avis plus difficile dans le cas de Rousseau et franchement aberrant dans le cas de Sade). Les passages cruciaux sont ceux où l’opposition avec Sade est explicitée :
Contrairement à Sade qui impose brutalement ses fantasmes de supplices, Voltaire a ici préparé le terrain pour que son lecteur puisse adopter une saine critique par rapport au juge, au bourreau — et même à l’humoriste involontaire qu’est la conseillère.
11En conclusion de ce premier vaste chapitre analytique, É. Leborgne tente une première typologie des humours noirs : 1) un humour involontaire chez l’énonciateur, qui ne se réalise pleinement comme humour que dans la réception. 2) Un humour volontaire et théâtralisé dont l’exemple-type est celui du condamné à mort répondant à l’épouvante par la plaisanterie. 3) un humour surgissant au sein de « l’échange entre deux devisants, l’un des deux se désignant comme cible humoristique apparente, à l’intention d’un tiers extérieur non impliqué ».
Humour et énonciation : Freud avec Bakhtine
12Le second chapitre analytique se focalise sur des questions de voix et de tonalité. C’est le plus évidemment « littéraire » du livre — et sur le plan des études textuelles le plus accompli et le plus riche, où la pensée freudienne est en partie complétée et enrichie par d’autres, en particulier par celle de Bakhtine, au-delà des divergences violentes qu’on a pu attribuer à ces deux penseurs (il n’est d’ailleurs pas du tout certain que le livre contre Freud attribué longtemps à Bakhtine soit en réalité de lui). D’une certaine manière, comme Francesco Orlando avait tenté en Italie de penser une critique littéraire articulant le freudisme et l’héritage d’Auerbach, É. Leborgne nous propose ici une critique freudienne très proche des modèles proposés par René Démoris, teintée de dialogisme bakhtinien. Le programme consiste à explorer le « rapport entre Galgenhumor et travail inconscient du texte selon quatre lignes qui dépendent toutes des effets polyphoniques de la narration rétrospective à la première personne » (p. 148), et donc essentiellement à creuser les liens entre roman-Mémoires et humour noir, en particulier à partir des zones troubles du récit à la première personne qui fonctionne souvent par « gommage ou atténuation de la vérité » (p. 149). Des exemples de cette ambigüité passant par une mise à distance parfois inquiétante du tragique et du macabre et par la perception de subtils « blancs » dans l’énonciation sont analysés dans le Gil Blas de Lesage, dans L’Infortuné Napolitain de 1704 ou chez Prévost, confirmant les approches critiques du roman-mémoires qui ont insisté sur le caractère souvent « retors » des dispositifs énonciatifs mis en scène par des romans quasi expérimentaux. Certains de ces énonciateurs sont des figures excentriques ou inquiétantes, et la connaissance intime qu’É. Leborgne a de Prévost se manifeste dans les analyses approfondies qu’il propose de la voix fictive de première instance du Doyen de Killerine, roman encore un peu méconnu de Prévost qui est pourtant un de ses chefs-d’œuvre : le narrateur, qui « entretient un rapport agressif à la sexualité des autres, partagé entre indiscrétion, fascination et condamnation » (p. 172) apparaît ici comme une sorte de monstre du quotidien et comme un prédateur officiellement vertueux de sa famille, générant un humour noir structurel envahissant « les failles de la narration » (p. 188). Ce compte-rendu ne pouvant être aussi long que l’étude dont il rend compte, je mentionnerai plus rapidement des analyses remarquables d’épisodes de Jacques le Fataliste, du Manuscrit trouvé à Saragosse, des Illustres Françaises, dont certaines portent sur le désir de mort plus ou moins conscient envers son prochain qui se lit dans les non-dits de certains récits, comme dans un passage extraordinaire du Spectateur Français où le mari d’une femme avare badine sur la manière dont il pourrait mettre fin pour de bon à l’existence de son caractère sordide, ou, de manière moins franchement comique mais plus troublante, dans certains passages de La Vie de Marianne où la narratrice n’arrive pas tout à fait à cacher qu’elle désire la mort de sa rivale, É. Leborgne nous faisant découvrir un Marivaux maître de l’humour noir auquel on ne s’attendait pas forcément, et une Marianne nageant à l’occasion en d’assez troubles eaux. Dans le même registre, les pages consacrées à La Religieuse confirment les analyses que Christophe Martin avait proposées du roman de Diderot, et le caractère retors et manipulateur de la narratrice. Le chapitre se termine sur un feu d’artifice d’exemples d’inquiétante étrangeté dans le roman et dans les Mémoires du xviiie siècle, culminant sur un passage de l’Histoire de ma Vie où Casanova, pour se venger d’un Grec qui lui a joué un mauvais tour, va découper le bras d’un cadavre encore frais dans un cimetière, se cache avec cet outil d’un genre particulier sous le lit de sa victime, et s’amuse à l’épouvanter, ou encore sur un épisode de Mouhy où le héros-narrateur, qui croit savourer un dindon sans voir ce qu’il mange en pleine nuit, réalise qu’on lui a joué un terrible tour et que c’est d’une tête de mort qu’il se « régalait ». Le passage où ce dernier décrit le traumatisme lié à cet épisode est d’un comique irrésistible, le narrateur devenant « pâle » et se « trouvant mal » par la suite dès qu’il voit l’animal associé à ce terrible souvenir. Les derniers exemples sortent du cadre formel du récit (fictif ou non) à la première personne avec l’analyse de deux des plus évidents exemples d’humour noir de toute la littérature du temps : la Modeste proposition de Swift, célèbre opuscule qui propose pour résoudre les problèmes sociaux de l’Irlande la pratique de l’anthropophagie (bon moyen de réduire le nombre des enfants pauvres), l’humour noir fonctionnant ici, pour É. Leborgne, « sur l’ironie agressive d’un narrateur qui expose froidement son propos sous l’angle économique » ; l’article « Anthropophages » du Dictionnaire philosophique, où Voltaire rivalise avec son modèle anglais. Dans le même genre de comique lugubre, on aurait pu attendre un commentaire du génial Dialogue du chapon et de la poularde du même Voltaire, qui rendrait végétarien un tigre. L’essentiel de ce chapitre n’en a pas moins consisté à observer, comme le remarque É. Leborgne en fin de parcours, l’humour noir comme point de cristallisation de la poétique du roman à la première personne, conférant un « certain aspect pré-dostoïevskien » (la formule est parfaitement juste, et ne vaut pas que pour Prévost) à « l’univers fictionnel et mental » de ses narrateurs.
L’humour libérateur
13Plus orienté vers des questions purement psychanalytiques, le chapitre de « synthèse » prend pour exemple principal et récurrent Casanova — qui occupe à vrai dire une telle place dans ce livre qu’on peut y voir comme la nostalgie d’une monographie se frayant une sorte de chemin malgré tout au milieu de la forêt des autres exemples. Le mémorialiste apparaît comme l’exemple suprême d’une jubilation narcissique débridée de l’écriture, transformant pour le lecteur ses traits d’humour en « don gratuit à fort potentiel narcissique satisfaisant la libido surmoïque » (p. 252), dans une sorte d’exhibition festive qu’É. Leborgne oppose à juste titre au « dévoilement douloureux » (p. 249) qui caractérise l’œuvre autobiographique de Rousseau. Le rire de Voltaire face à son propre délabrement physique (on pense aux innombrables plaisanteries de cet éternel hypocondriaque sur sa propre mort) et le rire de Diderot dans le Neveu de Rameau, analysé comme une polyphonie de voix conscientes et inconscientes, confirment le caractère libérateur de l’humour, dont É. Leborgne montre qu’il est lié « au développement du sur-moi, donc à un processus culturel », et en particulier à une expérience originelle jubilatoire de maîtrise du langage et de sentiment de puissance du sujet dans son rapport au langage et à autrui, autre biais pour articuler en profondeur humour (noir ou non) et littérature. L’enfance est au xviiie siècle un « nouveau monde » offert aux voyages de la pensée, et si les mémorialistes et autobiographes rapportent leurs propres mots d’esprit d’enfants, c’est parce qu’ils ont une conscience grandissante de la dimension fondatrice de ces épisodes dans leur rapport au langage et donc, dirait Lejeune, dans l’histoire de leur personnalité, cette « archéologie du moi » (p. 273) dont Rousseau a donné la formule magistrale dans le livre I des Confessions. Les liens entre humour et sexualité sont alors l’objet d’un approfondissement, et ici encore Casanova se taille la part du lion avec une longue étude de l’origine de son humour dans son rapport aux femmes, son lien avec Bettine étant décrit comme une « scène originelle de l’humour » en même temps qu’elle crée un scénario que Casanova reproduira à l’infini (p. 282). Bettine, maîtresse dans l’ordre de l’humour, donne à Casanova un modèle culturel fondamental de triomphe narcissique sur la honte, la culpabilité ou l’échec affectif. Car comme le remarque É. Leborgne : « là où l’être humain n’est pas satisfait du moi dans la quête d’un objet, il peut trouver une solution dans l’idéal du moi », l’humour apparaissant comme « le mode de défense le plus adapté à une telle situation, en tant qu’acceptation, sans résignation, de la réalité » (p. 290). Le processus est décrit un peu plus loin comme déplaçant sur l’idéal du moi l’objet de la jouissance, ce qui amène É. Leborgne à s’interroger sur le rapport entre humour et sublimation. En tout cas, le fait que l’origine de l’humour chez Casanova soit à chercher dans des figures féminines apparaît à É. Leborgne comme un trait majeur, qui associe l’humour à un trouble des identités sexuelles, mais aussi à une « générosité » qui est le contraire de l’agressivité (d’où, soit dit en passant et une fois de plus, le refus obstiné d’ É. Leborgne de voir en Sade un « humoriste »). Cette « féminité » de l’humour éclate dans La Vie de Marianne, où l’humour apparaît comme un moyen à la fois de défense et de séduction (et où pour le critique les femmes ont tout simplement « le monopole de l’humour »), et dans La Nouvelle Héloïse, où le personnage de Claire trouve dans l’humour le lieu de sublimation de sa bisexualité.
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14Ce livre parvient donc à articuler une interprétation psychanalytique du fait humoristique, une étude « littéraire » des liens entre récit à la première personne et épanouissement de l’humour noir dans la littérature du xviiie siècle, et une esquisse d’histoire de l’humour envisagé comme « fait culturel » au sens profond — déterminant les structures du « moi » aussi bien que les structures du monde social. Dans sa logique propre, inspirée des travaux de René Démoris, il offre un panorama fascinant de la littérature du xviiie siècle dont l’auteur a une connaissance de vrai spécialiste et d’amoureux des textes comme il y en a peu (même si l’hyper-spécialiste que je suis pourra regretter l’absence dans ce parcours de son cher Saint-Simon !). Il ouvre cependant à d’autres questionnements, qui seront peut-être l’objet d’autres livres : ainsi, les Confessions de Rousseau et plus encore l’Histoire de ma vie de Casanova voisinent régulièrement avec quelques-uns des textes les plus emblématiques de la fiction à la première personne au xviiie siècle (romans de Prévost et de Marivaux plutôt que de Crébillon, qui n’est pourtant pas non plus incapable d’humour noir) ; dans une certaine mesure, dans ce livre, l’opposition entre fiction et non fiction, entre « moi » réel (même modelé ou remodelé par le discours) et « moi fictif » (entièrement créé par un romancier) est partiellement neutralisée. De même, les lettres de Voltaire ironisant sur sa mort ou sur son délabrement physique spectaculaire sont envisagés dans le même « mouvement » que ses textes d’idées et notamment les exemples les plus spectaculaires d’humour noir dans le Dictionnaire philosophique. Les régimes de vérité des textes (pour utiliser une terminologie hamburgerienne que j’affectionne dans mes propres travaux : « énoncé de réalité », « fiction » ou « feintise ») génèrent-ils des modalités d’humour noir différentes, fonctionnant de manière différente sur le plan pragmatique et en particulier sur le plan de la relation entre l’auteur véritable et le lecteur ? Et l’inconscient des textes est-il de la même nature dans les Mémoires et dans les romans-Mémoires ? On peut se le demander. Parfois, les exemples de traits d’humour noir émanant d’instances auctoriales, de narrateurs fictifs, ou de simples protagonistes du récit sont juxtaposés, quand l’investigation purement psychanalytique surplombe momentanément le plan de l’analyse proprement littéraire. Mais à d’autres moments, la réflexion sur l’articulation entre l’humour noir et le régime particulier de l’énonciation fictive à la première personne nous replace de manière particulièrement convaincante dans les études sur cette forme majeure de la littérature du xviiie siècle, auquel ce livre apporte une contribution particulièrement éclairante. L’objet est donc flottant et l’unité du livre parfois difficile à saisir, mais paradoxalement c’est cette espèce d’hésitation entre pôle psychanalytique et étude purement littéraire qui donne à cette étude toute sa richesse et sa profondeur, et qui lui permet d’échapper constamment au triple écueil de l’écrasement des textes par un modèle théorique (Érik Leborgne est un lecteur trop attentif des textes et un amoureux trop délicat des œuvres pour y succomber), du formalisme (auquel ce livre est totalement et heureusement étranger), et de l’historicisme étriqué (que cette étude repousse en prenant régulièrement de la hauteur et en empruntant certains de ces exemples à d’autres périodes et à d’autres mondes littéraires — j’ai cité au passage Céline, qui n’est pas un cas isolé). La connaissance approfondie du xviiie siècle dialogue en effet dans ce livre avec une conscience évidente de la longue durée littéraire. Mais n’en doutons pas, à travers l’apparente petite lorgnette de l’humour noir, c’est bien ici le tout le xviiie siècle, dans sa richesse, ses contradictions et sa complexité, qui nous est offert comme objet de contemplation.