Diderot & le voyage : une critique sceptique de l'enthousiasme pour la « mobilité élargie »
La lecture des voyages, surtout quand ils sont exacts et judicieux, plaît à tout le monde ; on s'en sert ordinairement comme d'un amusement, mais les personnes habiles s'en servent pour la géographie, pour l'histoire et pour le commerce1.
1L'abbé Lenglet-Dufresnoy témoigne ici de l'engouement que suscite le voyage durant le Siècle des Lumières. Cet enthousiasme à découvrir l'Ailleurs de l'Autre, trouve ses racines au cœur de l'Antiquité : il ne cesse de se développer parallèlement aux Grandes Découvertes de la Renaissance ainsi qu'au désir d'expansion et de rayonnement amenant Louis XIV à fonder la Compagnie des Indes orientales. La littérature de voyages, qu'elle soit authentique ou fictive, élabore progressivement une interférence poétique entre les différents genres littéraires2. Cette dernière commence, dès la fin du xviie siècle, à rapprocher l'imaginaire des voyageurs de leur propre quête identitaire : l'écriture de l'intime incite en effet à considérer les dysfonctionnements de la société, pour aboutir à l'« âge d'or de la littérature géographique » durant le Siècle des Lumières. Deux positionnements contradictoires émergent alors : d'un côté, les partisans de la mobilité élargie et de l'autre les sceptiques qui remettent en question la crédibilité des voyageurs.
2Inspiré par sa thèse de doctorat, soutenue en 2007, l’ouvrage d’Eszter Kovács propose d’aborder l'œuvre diderotienne au prisme de sa critique du voyage par le biais d'une enquête et d'une reconstitution des occurrences éparses de ce thème dans l’œuvre entière du penseur. L'auteur souligne l'important travail de compilation qui étend ses investigations des premières œuvres de fictions jusqu'à l'Histoire des deux Indes. Ainsi, se dessine la critique du voyage et de sa littérature au sein de la pensée du philosophe qui distingue le voyage de découverte en tant qu'exploration et le voyage comme expérience individuelle visant à la formation personnelle, tout en conduisant à une relecture des discours philosophique et politique qui lui permet de mener une critique acerbe des sociétés européennes.
Une nouvelle figure du voyageur : la remise en cause de la fonction pédagogique du voyage
3La première conclusion novatrice à laquelle arrive E. Kovács concerne « l'utilité des voyages » dans la pensée de Diderot. Se démarquant de l'engouement de son siècle, ce dernier interroge la figure du voyageur pour mieux comprendre sa crédibilité : « Le voyageur n'est pas un spécialiste mais il doit consulter les spécialistes, recueillir et sélectionner les informations. […] Ainsi, la tâche du voyageur est de vérifier et de compléter ce qu'il sait à l'avance pour nuancer un savoir existant. » (p. 26) Cependant, Diderot s'inscrit dans le courant sceptique et tente de comprendre les modalités qui entraînent le désir de voyager. Il s'intéresse donc à l'influence exercée par le voyage sur la personnalité et les perceptions du voyageur pour mieux en discréditer le discours. De cette manière, il met en place une typologie du voyageur dont les profils d'informateurs de premier ordre sont tous suspectés et leurs motifs de départ jugés paradoxaux3 :« L'errance est dangereuse ; seul le déplacement avec un objectif précis est acceptable. L'homme est lié au sol et l'instabilité physique mène facilement à l'instabilité psychique et morale. » (p. 199) S'il remet donc en cause la portée pédagogique du Grand Tour, il condamne surtout la figure de l'explorateur ainsi que celle du colonisateur : ces deux types de voyageurs sont considérés comme étant dépassés par leurs passions et obéissant à leur vanité. Cette réflexion sur l'attrait de l'inconnu met donc en parallèle les étapes du voyage avec le processus psychologique du voyageur comme point de départ des dérives de la colonisation : le départ, le séjour et la certitude du retour seraient des facteurs influençant le récit de voyage. Ainsi, en avançant qu'à l'origine, le désir de voyager est provoqué par une inquiétude justifiant l'accumulation des pérégrinations et le besoin de conquête, Diderot montre que les récits de ces voyageurs inquiets sont biaisés car ils ne prennent pas le temps de l'observation.
La littérature de voyage, source d'investigation critique pour l'historien-philosophe
4« Les découvertes et l'exploration ont-elles servi l'humanité ? » (p. 196‑197) Au-delà des bénéfices commerciaux et expansionnistes, le philosophe interroge les liens de causalité qui construisent l'attrait paradoxal de l'inconnu : « Le voyage signifie pour Diderot à la fois une tentation et un refus, des questions et des réponses, c'est-à-dire une polémique. » (p. 8) En effet, admettant le caractère erroné du récit de voyage en tant que source de connaissance, Diderot en souligne l'importance testimoniale pour l'historien-philosophe. Ce dernier, conscient de la transformation du monde exercée par le regard du voyageur, se doit alors d'exercer un travail critique sur les sources. De fait, il rejoint l'idéal rousseauiste qui voit dans le voyageur-philosophe, la figure d'un enquêteur capable d'évaluer et de sélectionner les informations recueillies dans les écrits viatiques. Le recours à la fiction lui permet ainsi d'étudier la portée morale du voyage : l'ouvrage d'E. Kovács propose alors d'examiner le discours philosophique à travers les œuvres allant de L'Oiseau blanc à Jacques le Fataliste. L'entrelacement des genres littéraires, au sein de certaines d'entre elles, permet de dresser une représentation de l'ailleurs qui évolue au gré de la démonstration voulue par l'auteur. Il recrée alors des voyages et des espaces fictifs pour mettre en place son discours philosophique et esthétique.
La pensée politique de Diderot : une dénonciation des conséquences de la mobilité
5La pensée politique des voyages est étudiée à travers deux sources : les ouvrages consacrés à l'Empire russe et les participations à l'Histoire des deux Indes. Les conclusions que tire Diderot concernant le pouvoir législatif s'appuient sur son expérience et sa propre observation du système politique russe lors de son voyage à l’hiver 1773-1774. Il met alors en exercice les propositions critiques parsemées dans son œuvre concernant l'utilité du voyage qui est, par ailleurs, conduite à son apogée avec ses contributions à l'ouvrage de l'abbé Raynal :
Le jugement est irrévocable : c'est l'idée de la conquête et de l'expansion qui est à condamner. Voyager, découvrir, explorer et conquérir sont ainsi les différents stades du même objectif et ce dessein est en grande partie responsable des injustices de la colonisation. (p. 252)
6De cette manière, il accentue la position déjà défendue dans l'Encyclopédie et affirme un véritable pessimisme au sujet de la volonté expansionniste européenne. En effet, en opposant les nations mobiles et les sédentaires, il souligne l'écart entre les premières, mues par leurs passions, et les secondes, qui incarnent un « paradis » à corrompre pour valoriser un profit essentiellement économique. La condamnation des voyages par Diderot est donc sans appel dans la mesure où ces derniers alimentent les théories colonialistes. Ses réflexions sur le Nouveau Monde entraînent le philosophe à considérer ce territoire comme un terrain d'enquête pour sa pensée. Comme pour la Russie, l'ailleurs indien devient alors un espace qui permet d’interroger les injustices en vue d'amener des réformes politiques en Europe.
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7Par cette étude minutieuse de l’œuvre et la façon dont elle s’attache à délier la pensée diderotienne concernant le voyage, Estzer Kovács propose une analyse précise, menée à partir d'un corpus colossal. Si l'on reconnaît, avec Odile Richard-Pauchet4, l'indéniable qualité de cet ouvrage, on peut néanmoins regretter une certaine faiblesse dans l'enchaînement des grandes parties. En revanche, la manière dont l’ouvrage articule les trois dimensions que sont la réflexion sur l'utilité du voyage, la fictionnalisation du voyage et l'expérimentation du philosophe, réussit à traduire l'ambiguïté de la pensée de Diderot au sujet du voyage. La précision de cette étude incite donc à relire l'œuvre du philosophe pour voyager plus « utilement » au fil des pages, grâce à un regard renouvelé.