Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Octobre 2018 (volume 19, numéro 9)
titre article
Chloé Vettier

Pour une généalogie de la fragilité

Jean-Louis Chrétien, Fragilité, Paris : Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2017, 267 p., EAN : 9782707343550.

1Avec son dernier ouvrage, Fragilité, Jean-Louis Chrétien signe un véritable tour de force, mettant son érudition au service d’une étude à la fois transdisciplinaire et transfrontalière de ce qu’est la fragilité. Dans la veine de ses précédents ouvrages De la Fatigue (1996) ou La Joie spacieuse. Essai sur la dilatation (2007), parus dans la même collection, l’auteur poursuit avec Fragilité son analyse des concepts fondamentaux utilisés pour évoquer la condition humaine, en se penchant ici sur un terme qui a, depuis quelques siècles, perdu de son importance, et que des notions faussement synonymiques, comme celle de vulnérabilité par exemple, semblent aujourd’hui avoir éclipsé1. Face à cette perte de sens et aux nombreuses confusions sémantiques, l’essai a pour vocation de dégager « le propre du fragile », tout en montrant en quoi le concept de fragilité a pu désigner, dans la pensée européenne, le propre de l’homme. L’une des thèses principales avancées par J.‑L. Chrétien est notamment que

la « fragilité », comme mot et concept décisifs pour penser la condition humaine, forme une marque distinctive, et comme une signature de l’Europe occidentale, c’est-à-dire latine (par quoi n’est certes pas entendu que ce soit la seule !). (p. 10)

2Il s’agit de comprendre comment, depuis les penseurs latins, la fragilité a été, dans l’Europe occidentale, au centre des réflexions sur la condition humaine, et ce jusqu’à Kant, qui contribue à son décentrement, puisqu’elle n’est plus pensée comme une caractéristique essentielle de l’être humain. Prenant le parti d’une organisation thématique, l’auteur s’attache dans un premier temps à recenser les différentes représentations de la fragilité dans des œuvres aussi bien picturales que philosophiques ou littéraires (avec un petit faible pour celle de Charles Péguy), avant de retracer, dans un second temps, l’évolution du concept de fragilité, de Sénèque (~1-65) à Kant (1724-1804), en passant par Pierre Nicole (1625-1695) et les Pères latins : saint Ambroise de Milan (~340-397), Jean Cassien (360-435) et saint Augustin (354-430). Tout au long de l’essai, J.‑L. Chrétien entreprend de dégager différents « usages », à la fois linguistiques et pratiques, du concept de fragilité. Ainsi, tout en dissociant cette dernière de ses « consœurs » (p. 25) que sont notamment la vulnérabilité, la caducité, la faiblesse, la lubricité ou encore la faillibilité, l’auteur explore différents enseignements visant à nous montrer comment exister notre fragilité. Finalement, cette étude offre au lecteur une généalogie minutieuse du concept de fragilité, dont nous avons jugé important de restituer la chronologie.

Émergence du concept de fragilité : un bref panorama

3Ce sont les penseurs latins qui ont introduit le mot et le concept de fragilité. Si l’adjectif « fragilis » est utilisé uniquement dans un sens physique chez Virgile, Lucrèce et Lucain2, il devient, en même temps que substantif, « le titre d’une dimension de la condition humaine » (p. 26) dans les œuvres de Sénèque, Pline l’Ancien et Cicéron, qui se démarquent ainsi de leurs prédécesseurs grecs.

4Le Grec ancien ne dispose d’aucun terme équivalent à celui de fragilité. Le mot « astheneia », que l’on peut traduire par « faiblesse »etqui signifie « absence de sthenos », c’est-à-dire « absence de force physique ou morale », désigne, de manière négative, un état. Si elle a pu être présentée par les philosophes grecs comme une des caractéristiques de la nature humaine, l’astheneia demeure néanmoins, dans la culture commune, attachée au concept de Tukhè, c’est-à-dire à la « fortune »qui « est extérieure à ce que nous sommes, à notre être même, mais détermine ce qui nous arrive, ce qui nous est donné ou retiré » (p. 12). Tout autrement, la fragilitas latine évoque « la présence d’une ligne de faille ou de rupture, qu’elle soit structurelle ou circonstancielle, et porte en [elle] un horizon d’événements dont ce mot désigne la condition du possible » (p. 252). Autrement dit, la fragilitas vient nommer une possibilité inscrite dans l’être même de l’homme.

5Le concept de fragilité reçoit ensuite « une inflexion et une empreinte » (p. 25) de la pensée chrétienne. Le Nouveau Testament, en introduisant l’idée que la force de Dieu puisse venir habiter la faiblesse de l’homme, lui donne une nouvelle dimension. Ainsi,

l’humaine faiblesse, au lieu d’être ce qu’il faudrait d’abord vaincre, voire éliminer, pour que la force vînt occuper sa place, dans une solitaire victoire de soi sur soi, peut devenir la faille où l’éclair de la grâce vient porter sa lumière fulgurante, qui la transfigure (p. 15‑16).

6C’est à cette possibilité de la transfiguration que renverrait ce célèbre verset des Épîtres de saint Paul aux Corinthiens : « Car, lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort » (II, Cor., XII, 10). La faiblesse, devenue fragilité, désigne désormais une qualité « positive ».

Sénèque ou l’importance de se remémorer sa fragilité physique

7Sénèque serait l’auteur des premières méditations sur la fragilité de la condition humaine. Pour le philosophe stoïcien, il est nécessaire que l’homme cultive sans cesse le souvenir de sa fragilité physique, car elle est une caractéristique universelle de la vie humaine, la mort étant sa manifestation la plus évidente. L’oubli de cette donnée universelle est d’autant plus dangereux qu’il peut provoquer une souffrance inutile. C’est pourquoi, dans sa Consolation à Marcia, Sénèque entreprend de relativiser la douleur de cette dernière, accablée par la mort de son père. Pour ce faire, il embrasse ce

mouvement commun de la consolation qui consiste à tenter de nous arracher à l’égocentrisme de la souffrance en élargissant le regard à la condition universelle de l’homme, et en faisant de son objet ce qui nous concerne tous, et non pas ce qui nous appartient en propre et que personne d’autre ne pourrait mesurer ni comprendre. (p. 136)

8La mémoire de ce destin universel, entretenue via la meditatio mortis, doit aussi permettre de ramener les injustices auxquelles chaque individu peut être confronté au cours de son existence à leur juste proportion. C’est du moins ce que Sénèque semble encourager Lucilius à faire lorsqu’il écrit cette sentence mémorable : « La cendre met tout le monde à même niveau. C’est inégaux que nous naissons, égaux que nous mourrons3 » (p. 139). Qu’il se rassure, donc, la mort interviendra toujours comme « la grande niveleuse, la grande égalisatrice des statuts sociaux, en les reconduisant à l’unique condition humaine […] » (p. 138).

9Mais la « mémoire de la fragilité humaine » chez Sénèque est, selon la formule de Supervielle, une « oublieuse mémoire » (p. 144). La méditation qui entretient le souvenir de la fragilité vise paradoxalement à sa réduction, en permettant à l’homme d’accéder à une dimension de lui-même où il serait absolument protégé de la fragilité. Le but de la meditatio mortis selon Sénèquen’est donc pas de « demeurer dans une indépassable finitude », mais de

scruter à fond cette fragilité qui nous caractérise de part en part en notre vie selon le corps fragile, afin de nous permettre de la surmonter et de la vaincre principiellement et définitivement en habitant à jamais ce qu’il y a en nous de divin et en atteignant par là une parfaite indépendance vis-à-vis de ce dont la brisure pourrait nous affecter. (p. 145)

10Méditer sur sa fragilité constitue pour l’homme une voie d’accès privilégiée au divin, lequel, une fois atteint, le préserverait de ce qu’il y a en lui de fondamentalement fragile. La mémoire de la fragilité est ainsi l’occasion d’une « fortification par l’épreuve » (p. 146), par laquelle chaque individu peut « atteindre cette acropole intérieure dont rien ne pourra [le] déloger » (p. 142). En somme, elle est ce qui permet de s’en détacher définitivement.

De Sénèque aux Pères de l’Église

11Cette manière unilatérale, presque rigide, de considérer la fragilité est, selon Chrétien, ce qui distinguera Sénèque des Pères latins, pour qui « force » et « fragilité » ne sont plus des antonymes. Est alors introduite la possibilité d’un entrelacs, c’est-à-dire d’une imbrication de ces deux notions.

12Par ailleurs, la méditation de la fragilité chez Sénèque, qui doit nous mettre sur la voie d’un « usage droit du temps de notre vie » et du « refus radical de la procrastination » (p. 147) — leçon qui, comme le suggère Chrétien, n’a rien perdu de son actualité4 — est intrinsèquement liée à des considérations sur le passage du temps. En un sens, le terme de « fragilité » semble surtout qualifier ce qui met sur la voie de la caducité. Or, pour les Pères de l’Église, « fragilité » n’est pas « caducité ». La caducité désigne « l’état de ce qui est tombé, de ce qui a décliné, de ce qui a cessé, par péremption, d’avoir son usage, sa pertinence ou sa puissance » (p. 19). Elle est « le destin naturel de tout être temporel qui, élevé et formé par le temps, se défera et tombera nécessairement par l’usure à laquelle ce même temps le soumet » (p. 80-81). C’est, en d’autres termes, le nom que l’on donne à un processus de dégradation naturelle et physique, synonyme de « désuétude ». C’est de ce processus que Sénèque nous enjoint à nous souvenir.

13Le concept de fragilité tel qu’il est pensé par les Pères ne repose plus exclusivement sur l’idée que l’homme soit pris dans le fil linéaire de l’Histoire, qui le mène inéluctablement vers la mort. La fragilité n’est plus le résultat d’une dégradation venant de l’extérieur, c’est une posture originelle de l’homme, qui fait qu’il peut se fracturer de l’intérieur, ou du moins, qu’il peut être l’instigateur de sa propre destruction. En somme, si la caducité est l’effet du temps, la fragilité, elle, est l’effet de l’homme (p. 85-86). C’est la même distinction que fera Chateaubriand des siècles plus tard, lorsqu’il évoquera, dans le Génie du christianisme (1802),

deux sortes de ruines : l’une, ouvrage du temps ; l’autre, ouvrage des hommes. Les premières n’ont rien de désagréable, parce que la nature travaille auprès des ans. Font-ils des décombres, elle y sème des fleurs […] Les secondes ruines sont plutôt des dévastations que des ruines : elles n’offrent que l’image du néant, sans une puissance réparatrice […]5. (p. 83‑84)

14Ce deuxième type de ruines signale un certain penchant des hommes pour la violence, que les Pères ont été les premiers à identifier sous le nom de « fragilité ». Cette nouvelle dimension de la fragilité humaine, non plus physique, mais morale, lui confère une toute autre ampleur : J.‑L. Chrétien note à ce sujet que « la soif de destruction qui vient de la fracture de l’homme par la malignité, et dont la fragilité est un nom, est l’origine de ruines plus étendues et plus brutales que celles que cause la désuétude » (p. 82).

15Cela dit, l’idée d’une fragilité morale n’est pas exclue par Sénèque. Mais celle-ci relève d’une tendance à l’oubli plutôt que d’une disposition à faire le mal. Autrement dit, c’est l’oubli quelque peu orgueilleux de la fragilité, et non la fragilité elle-même (entendue comme « désuétude »), qui est, pour le philosophe stoïcien, à l’origine d’une dérive morale, et qui, par là, « forme la source des plus grands égarements de l’homme » (p. 157). A l’inverse, pour les Pères latins, c’est en la fragilité que réside l’origine de toute dérive morale.

Les Pères de l’Église ou la fragilité comme possibilité du mal

16Comme le note J.‑L. Chrétien, l’avènement du Christianisme conduit à un élargissement sémantique du concept de fragilité. À travers les œuvres de saint Ambroise, Jean Cassien et saint Augustin, le terme de fragilitas se transforme et devient « un mot central et décisif, dans une constellation d’acceptions et d’usages qui en font une dimension de la condition humaine effective » (p. 209). Mais à la considération de cet ensemble de significations, on remarquera un socle commun. Conséquence du péché originel, qui, ayant mené à la Chute, marque l’homme dans sa chair même6, la fragilité désigne la condition morale de celui qui est condamné à évoluer sur le chemin glissant d’une existence peccamineuse7. En d’autres termes, « fragilité » est le nom que les Pères donnent à l’inclinaison de l’homme pour le mal.

17Dès lors, la méditation de la fragilité est une manière de répondre à la question : d’où vient le mal ? Cette question est d’autant plus importante qu’elle est l’occasion, pour saint Augustin notamment, de répondre au manichéisme, qui fait du mal un principe autonome venant briser l’homme de l’extérieur. Pour saint Augustin, il est important de rappeler qu’au contraire, le mal prend son origine en l’homme :

De même en effet que dans le bois, avant qu’il ne soit fendu (frangatur), est présente la fragilité, et qu’il ne pourrait d’aucune façon être fendu (frangi) si elle n’était pas en lui — et ce n’est pas parce qu’un bûcheron (fractor) ne se présente que le bois cesse d’être fissible (fragile), de même je me demande d’où vient, dans cette nature (sc. celle de la volonté qui devient mauvaise), cette fragilité ou cette flexibilité, avant qu’elle ne soit conduite à consentir au mal, soit par une force qui la brise (frangatur) soit par une persuasion qui la fléchit8. (p. 189)

18Puisque pour changer, il faut être changeable, force est de constater que la possibilité du mal est

19une « possibilité inscrite dans la nature même de l’être » (p. 189).

20Mais la fragilité que confère à l’homme son état de déréliction est aussi un espace de proximité avec Dieu, du fait que Celui-ci soit venu « habiter en personne la région de fragilité » (p. 161) via l’Incarnation. Ainsi, la conception de la fragilitas selon saint Ambroise repose sur l’idée que le Christ « assuma la chair, de sorte que celui qui enseignerait les hommes vainquît en tant qu’homme9 » (p. 174). Cette prise en charge des faiblesses humaines par des moyens tout aussi humains doit constituer une preuve que la fragilité peut être dépassée en elle-même. C’est la raison pour laquelle, chez saint Ambroise notamment, « le surmontement de ce qui, dans la fragilité, porte au mal moral se fait, et ne peut se faire qu’à même cette fragilité, et non pas dans la quête d’un lieu en nous d’invulnérabilité, au-dessus de la mêlée » (p. 163), contrairement à ce que posait Sénèque (voir supra).

21Dès lors, il semble qu’il faille considérer la méditation de la fragilité comme une sorte de pharmakon — le mot n’apparaît cependant pas sous la plume de Chrétien — qui peut aussi bien conduire l’homme à un « endurcissement dans le mal » que lui tenir lieu de « remède ou médication » (p. 164). Médication, la méditation ouvrirait alors la voie à une « transfiguration » de la fragilité, à travers laquelle cette dernière, n’est « ni abolie ni supprimée […] mais transformée pour un autre usage que la vanité, ce qui la fait agir et opérer dans une autre dimension que celle où elle se tenait, et qu’elle croyait la seule possible » (idem). Ainsi, lorsque saint Ambroise reprend, dans son Traité sur l’Évangile de Luc, une image familière en affirmant que « nous sommes ces roseaux (harundines sumus)10 » (p. 162), il n’évoque pas seulement la vanité de la fragilité : il suggère aussi la possibilité dont tout homme dispose de se transformer en « calame » (le mot « calamus » vient du grec « kalamos » qui signifie « roseau » ou « tige), c’est-à-dire en instrument d’écriture — ce même instrument qui a permis que soient inscrits « les préceptes des divines Écritures dans les profondeurs de l’esprit, […] sur les tablettes du cœur » (p. 163).

22Alors que la méditation de la fragilité selon saint Ambroise s’établit dans le cadre de l’exégèse (p. 175), elle est, chez Jean Cassien, d’un tout autre caractère : « l’esprit et la destination » de ses méditations telles qu’elles apparaissent dans les Institutions Cénobitiques et les Conférences, sont avant tout « monastiques, ascétiques et descriptifs » (p. 175). Son enseignement se distingue en ce qu’il met un double « accent sur la conscience aiguë que nous devons avoir de notre fragilité, d’une part, et sur l’appel ardent à de hautes exigences que nous ne devons pas, par pusillanimité et par ignorance, proclamer par avance irréalisables » (p. 177). Cassien mène un vrai travail de codification de l’ascèse, dont la fragilité devient la « mesure », jouant dès lors un « rôle positif et normatif » (p. 179) : par exemple, la « fragilité de la chair » est ce qui doit, chez chacun, permettre d’établir les limites du jeûne ou de la veille. Elle a même quelque chose de « fructueux » dans le sens où, lorsqu’elle est ressentie, « elle met un frein à l’orgueil en ne permettant pas que “l’esprit s’exalte à des désirs inconsidérés de vertus” » car, selon Cassien, « l’orgueil de la pureté » est « plus pernicieux que tous les crimes et que toutes les hontes11 » (p. 182). L’expérience et la conscience toujours renouvelées de notre fragilité permettent finalement de « corriger l’arrogance moraliste, qui se fonde sur une méconnaissance de soi et, en jetant autrui dans le désespoir, renforce donc le mal » (p. 184). Elles nous plongent dans une situation duelle, où nous sommes partagés entre crainte et confiance, révélant ainsi la dimension agonique de notre condition fragile, que Jean Cassien a résumée en une formule célèbre : « qui n’avance pas recule » (p. 185). Puisque l’homme ne peut se maintenir dans un état stable et persistant, il est contraint de livrer un combat permanent. Ce combat est double et doit être mené à la fois contre l’oubli de sa fragilité (via la prière qui permet d’en cultiver le souvenir, cf. p. 188) et contre l’orgueil et l’intransigeance qu’il peut ressentir envers les failles d’autrui.

23Espérance et humilité sont les ingrédients qui préservent l’homme d’un possible consentement au mal chez saint Augustin. Pour atteindre l’espérance, c’est-à-dire une conscience optimiste mais non tranquille de sa fragilité, il faut d’abord que l’homme soit brisé — et même qu’il le soit sans cesse — et qu’il se maintienne dans une posture d’humilité, qui est « à la fois le seul lieu où [sa] fragilité peut être vue de part en part et celui où [il reçoit] la force divine qui la transfigure » (p. 197). Car au fond, la pire fragilité, pour saint Augustin, serait l’orgueil, c’est-à-dire le déni de fragilité. C’est pourquoi il est crucial, d’après lui, de reconnaître sa propre fragilité à travers la confessio peccati, afin de reconnaître son indignité… avec dignité. Ce mouvement est la condition d’une transfiguration de la fragilité humaine, « par laquelle je me redresse en reconnaissant avoir rampé » (p. 199). C’est ce même mouvement que représente l’Incarnation, ce moment où Dieu a pris sur lui la fragilité humaine, que l’on peut qualifier avec Chrétien d’« humiliation volontaire » (p. 204). Mais en venant habiter la fragilité humaine, il la purifie et la transfigure, de sorte que

cette angoisse devant ce qui est considéré […] comme une conséquence du péché devient elle-même une étape du chemin, et un lieu de transfiguration de la fragilité, si nous acceptons ce qui suscite en nous l’angoisse. (p. 205)

24N’étant ni un obstacle, ni une tare, la fragilité ne doit pas désespérer, ni paralyser — même si elle est le lieu d’une lutte, qui met en lumière la dimension agonique de la condition humaine.

25Malgré quelques différences palpables entre les trois théologiens que sont saint Ambroise, Jean Cassien ou saint Augustin, on remarque tout de même des conceptions assez similaires. Pour ces trois Pères de l’Église, « fragilité » ne désigne pas seulement ce qui peut faire pencher l’homme vers le mal : c’est aussi ce qui peut lui permettre de s’en extirper. Pour autant, la méditation de la fragilité humaine n’est pas l’occasion d’une suppression totale de cette propension au mal, comme ça l’était pour Sénèque et le sera pour Pierre Nicole, théologien du xviie siècle. La prise en compte toujours renouvelée de sa fragilité (soit l’humilité) doit amener l’homme à la transfiguration de cette dernière, c’est-à-dire, à la possibilité de faire de la fragilité un usage positif. Ainsi, « se dresser, pour la fragilité, n’est pas cesser d’être ce qu’elle est, c’est son exercice propre » (p. 206).

Kant ou la fin de la fragilité

26Pour Emmanuel Kant, réfléchir à la fragilité, ou Gebrechlichkeit, est aussi une façon de déterminer ce qui conduit l’homme au mal, ou plus précisément, ce qui le conduit à faire le mal. Pour ce faire, le philosophe allemand s’inspire de la distinction introduite par son confrère Alexander Gottlieb Baumgarten (1714-1762) entre faiblesse et fragilité, entre lesquelles il existerait une différence de degrés et de gravité. Dans Les Principes de la philosophie pratique première (1760), Baumgarten définit la faiblesse humaine comme « impuissance naturelle de produire dans ses déterminations libres en un certain degré de rectitude » (p. 215), tandis qu’il décrit la fragilité comme une « inclination naturelle pour le mal moral, à savoir cette condition de la nature humaine par laquelle il est aisé de pousser l’homme au mal moral » (p. 216) : de la faiblesse à la fragilité, on monte d’un échelon sur l’échelle du mal. Kant, qui a lu et annoté Baumgarten, s’accorde à penser qu’il existe chez l’homme un penchant au mal, qui se manifesterait aussi par degrés. Mais la fragilité n’en est que le premier échelon — suit l’impureté, puis la méchanceté ou la perversité. Autrement dit, la fragilité, qui était pour Baumgarten « le nom le plus adéquat du penchant au mal dans son ampleur et sa généralité », n’est plus pour Kant que « son premier, et son moindre moment » (p. 218).

27En quoi consiste ce moment ? Dans La Religion dans les limites de la simple raison (VI, 29), Kant montre que cette étape de la fragilité est peut-être la mieux

exprimée dans la plainte d’un apôtre : J’ai bien le vouloir, mais l’accomplissement manque, c’est-à-dire, j’adopte le Bien (la loi) dans la maxime de mon arbitre, mais celui-ci qui, objectivement, dans l’Idée (in thesi) est un motif invincible, est subjectivement (in hypothesi) quand il s’agit de suivre la maxime, le motif le plus faible (par rapport à l’inclination). (p. 218)

28La volonté de faire le bien serait ici compromise par une sorte de « force d’inertie ». Autrement dit, « la force pour se maintenir dans son être tel qu’il est, la résistance active à toute modification » (p. 223) est ce qui empêcherait l’homme d’agir en fonction de la maxime qu’il s’est choisie.

29Cette tendance à l’inertie serait le résultat de ce que Kant nomme, avec d’autres, le « serf-arbitre ». Luther employa cette notion en 1525 pour répondre à un texte sur le libre arbitre, écrit par Érasme dix ans plus tôt. Elle est reprise par Kant, qui, dans son Anthropologie (1798), la définit comme « ce qui fait perdre l’empire (imperium) sur soi-même, la maîtrise de soi » (p. 227). En tant qu’elle « porte préjudice à la liberté de l’esprit12 » (idem), selon les mots de Kant, l’habitude est une des formes de ce serf-arbitre. C’est elle qui fait retomber l’homme dans l’animalité de l’instinct et le pousse vers le mal. Autrement dit, sa tendance à faire le mal ne résulterait pas du plein exercice qu’il fait de son libre arbitre, mais plutôt du fait qu’il n’en use pas. À partir de là, il est inconcevable que l’homme puisse vouloir le mal pour le mal. Pour Kant, on ne choisit pas de transgresser l’impératif moral pour le simple plaisir de la transgression – contrairement à ce que pensait saint Augustin, qui envisageait, lui, que « la liberté puisse se rendre esclave du mal auquel elle s’est elle-même abandonnée » (p. 238). C’est en la paresse des hommes à exercer leur libre arbitre, soit qu’ils ne cherchent pas à savoir comment en user, soit qu’ils trouvent cet usage trop difficile, que réside leur fragilité.

30À ce premier travers, Kant oppose la vertu, définie comme « la vigueur morale dans l’accomplissement de son devoir, laquelle ne doit jamais devenir habitude, mais toujours surgir toute neuve et originelle de la manière de penser13 ». On retrouve ici l’idée que, pour échapper à la brisure morale, il faut mener un combat permanent contre soi-même, à condition de prendre en compte ce qui fait sa fragilité. Sur ce point, le philosophe allemand rejoindrait les Pères latins, qui affirment que « c’est toujours [de la fragilité] qu’à tout instant nous prenons notre départ » (p. 247). Mais, dans ce combat, quelque chose semble désormais inébranlable : la raison, qui, pourvu que l’on en fasse (bon) usage, ne se brise jamais d’elle-même, ou en elle-même. Il en va dès lors de l’usage de sa raison et non plus de celui de sa fragilité.

31C’est ainsi que l’œuvre du philosophe allemand inaugure le passage au registre d’une « subjectivité constituante » (p. 251) qui rend l’usage du mot « fragilité » superflu. Pour Kant, le mal, du fait qu’il ne découle plus du péché originel, n’est plus inscrit dans l’existence même de l’homme : il est simplement, comme le dira Paul Ricœur en 1985 lors d’une conférence à la Faculté de théologie de l’Université de Lausanne, une « maxime suprême qui sert de fondement subjectif ultime à toutes les maximes mauvaises de notre libre arbitre14 ». Puisque le mal et la fragilité ne sont plus chez Kant envisagés comme des possibilités inscrites dans notre être même, ils perdront, en tant que concepts, leur place centrale dans les considérations sur la condition humaine.

Vers une poétique du fragile

32Au terme de cette reconstitution généalogique, il convient d’envisager, en récapitulant avec J.‑L. Chrétien les différentes formes et fonctions qu’a pu prendre la fragilité à travers les âges, un dernier usage de ce mot.

33Comme le montre J.‑L. Chrétien dans la première moitié de son livre, différentes manifestations et représentations de la fragilité ont, depuis des siècles, servi de miroir à l’homme. Ces symboles de fragilité sont d’abord des caractéristiques proprement humaines, témoignant du fait que la fragilité est inscrite en sa chair même : la nudité (p. 32) et la voix (p. 69, et p. 254, où J.‑L. Chrétien décrit la voix comme « la plus haute manifestation de la fragilité »15), ou encore le moment de la naissance16, sont autant de preuves de cette fragilité avec laquelle l’homme doit composer. D’autres symboles, tels le verre (p. 9, p. 40), la céramique (p. 42), le cristal (p. 55‑56, p. 65‑66), l’argile (p. 47), la bulle de savon (p. 59‑63), la coupe fêlée (p. 73) ou les ruines (p. 77‑107) ont pu être convoqués pour faire écho, par allégorie ou par hyperbole, à la propension de l’homme à se briser, à la fois physiquement et moralement.

34Mais la dimension spéculaire de ces lieux communs de la fragilité — dont nous avons fait une liste non exhaustive — a, nous rappelle l’auteur, ses limites, ne serait-ce que parce que la fragilité humaine excède celle des objets qui la symbolisent. Par exemple, l’analogie entre le verre et l’homme serait, selon saint Augustin, une fausse analogie, « car nous sommes bien plus fragiles que le verre » (p. 56). En effet, alors que la cause de la brisure du verre est extérieure, celle de l’homme est intérieure : la brisure qui le maintient en sursis est révélatrice de son être. Mais J.‑L. Chrétien nous met en garde contre un symbolisme anthropocentrique, qui tend à faire de ces objets fragiles des allégories de l’existence humaine. En effet, la représentation picturale de ces derniers, est aussi une manière de les donner à voir pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire de simples objets fragiles, dont la fragilité peut nous émouvoir, non pas parce qu’elle nous rappelle notre condition, mais peut-être parce qu’elle est son antithèse, dans la mesure où ces objets ne sont plus exposés à ce qui peut les briser. L’art permet en effet de soustraire la fragilité à la caducité, c’est-à-dire à l’usure. C’est d’ailleurs l’ultime distinction que l’on peut faire entre fragilité et caducité : la caducité serait la capacité à perdre son attrait originel, tandis que la fragilité est la condition même de la beauté. C’est la raison pour laquelle, selon J.‑L. Chrétien, on assiste, avec Les Bulles de savon (1734)de Jean Siméon Chardin, à une«épiphanie glorieuse de la beauté fragile » (p. 63), qui incite à la contemplation plutôt qu’à la méditation, invitant le regard à se diriger vers l’extérieur au lieu de se replier sur lui-même.

35Le fait que la fragilité soit la condition de tout sentiment esthétique a été longuement analysé par le philosophe allemand Oscar Becker (1889-1964), qui établissait que la beauté comme la fragilité appartiennent à un même « régime d’exception » (p. 123) :

Fragilité veut dire possibilité de se casser. Est cassable tout ce qui est trop pointu, trop aiguisé – surtout quand il se trouve soumis à une puissante tension interne. Le beau est le rare, le choisi. Considéré comme une œuvre, c’est une « réalisation de pointe ». (Il faut écarter autant que faire se peut de cette expression toute trivialité !)

Et toute pointe de ce genre est cassable…17

36Autrement dit, la fragilité est pour Becker un véritable « phénomène esthétique » (p. 122). À la lumière de cette analyse, on comprend mieux comment a pu mûrir, au XVIIIe siècle, un certain « rapport esthétique aux ruines » (p. 82), qui conduira, au siècle suivant, à la question de savoir s’il faut restaurer ou laisser se ruiner18. Il en va ici d’un nouvel usage du concept de fragilité, qui n’est plus seulement envisagé comme une dimension de la condition humaine, mais comme la condition d’une dimension esthétique. Finalement, ce que J.‑L. Chrétien ne dit pas, c’est qu’à ce moment-là, est fragile ce qui ne peut plus s’user, dans tous les sens du terme.

Migration et persistance du concept de fragilité

37J.‑L. Chrétien revient assez souvent sur cette notion d’usage de la fragilité. Rien de surprenant ici, puisque cet ouvrage est l’occasion pour lui de faire l’inventaire des différentes façons dont on a pu « user » de la fragilité de la Rome antique à nos jours. Mais il est dommage que l’auteur n’ait pas analysé plus en profondeur la persistance, voire la permanence de cette idée même d’usage. Chez tous les penseurs auxquels il fait référence, la méditation de la fragilité a la même fonction prescriptive, se présentant comme un socle nécessaire à l’établissement de certaines règles de conduite, par lesquelles on apprend, au fond, à user de soi-même. C’est là un autre point crucial que l’auteur relève à plusieurs reprises, sans néanmoins pointer sa continuité : la reconnaissance de sa propre fragilité est toujours posée, que ce soit par Sénèque, par les Pères latins ou par Kant, comme la condition de toute connaissance de soi. Ainsi, J.‑L. Chrétien explique que, pour le philosophe stoïcien comme pour Pierre Nicole, la reconnaissance de la fragilité ouvre « l’espace de la connaissance de soi » (p. 157). Il mentionne aussi, à plusieurs reprises, cette formule de Kant qui figure dans la Doctrine de la vertu : « Seule la descente aux enfers (Höllenfahrt) de la connaissance de soi fraie le chemin de l’apothéose » (IV, 441, cité p. 237). Mais ce qu’il ne montre pas, ou pas assez du moins, c’est que cette idée que l’on puisse user de la fragilité afin de mieux se connaître semble avoir migré de Sénèque à Kant. En un sens, on pourrait même envisager qu’une telle idée ait permis de poser les fondations d’une « herméneutique du sujet » à l’occidentale, pour reprendre l’intitulé d’un cours de Michel Foucault au Collège de France. De ce point de vue, le concept de la fragilité serait le symptôme d’une tradition herméneutique qui a fait du « rapport à soi » une « relation de combat19 », et que Foucault a tenté d’éclairer dans ses derniers travaux, et notamment dans son Histoire de la sexualité20.

38Revenons aussi sur l’évolution du concept de fragilité telle que la pose l’auteur, qui explique que l’œuvre kantienne aboutit à son « exténuation ». Est-ce que l’idée que l’homme contienne en lui la possibilité de se briser n’a pas persisté après Kant ? Le concept de « fêlure », auquel Chrétien consacre un chapitre entier (cf. p. 64‑76), a été largement thématisé du xixe au xxe siècle, de Zola à Freud. Autrement dit, la perspective qu’il y ait toujours en nous un commencement de fracture, une brèche, est restée vivace. En ce sens, le fait que le père de la psychanalyse réactualise un vocabulaire « géologique et minéralogique » pour parler de la structure mentale de ses patients — « Des structures fêlées et fissurées (rissige und gesprungene Strukturen), c’est aussi ce que sont les malades mentaux21 » (p. 65) — n’est pas anodin. Certes, il y a bien là un changement, puisque l’on ne parle plus d’une fragilité morale, mais d’une fragilité psychique. Néanmoins, il serait intéressant de savoir ce qui, dans ce passage par lequel on peut imaginer que le penchant au mal soit devenu prédisposition à la maladie mentale, a subsisté. En tout cas, l’idée que l’homme est un être fragile, prêt à se fissurer, à se fracturer, à se briser, semble toujours fondamentale au xxe siècle, au moins dans certaines disciplines.


*

39Avec cet essai tout aussi fouillé que les précédents, Jean‑Louis Chrétien dresse une véritable généalogie de la fragilité, entremêlant approches synthétique et diachronique, afin que ne soit pas donné aux lecteurs le sentiment fallacieux d’une origine unique ou d’une évolution parfaitement linéaire. Si nous avons tenu à rétablir et suivre un fil chronologique, c’est dans l’espoir (et peut-être au désespoir de l’auteur) de fournir un fil d’Ariane à ceux que la lecture de cet ouvrage, au cours duquel se multiplient les digressions ou les démonstrations d’érudition, aura peut-être déstabilisés. Un autre point pourra, éventuellement, surprendre. En souhaitant retrouver le sens fort du concept de « fragilité », J.‑L. Chrétien fait aussi œuvre de prédicateur, rappelant à ses lecteurs une leçon millénaire, selon laquelle « nul ne peut se soustraire à la fragilité et rien n’y échappe » (p. 253). Derrière les multiples voix qu’il convoque, l’auteur fait résonner la sienne, trahissant ainsi sa volonté d’engager les lecteurs sur la voie qui mène à « celui seul qui peut être un sol ferme pour la vie » (p. 257). Fruit d’un travail archéologique phénoménal visant à retracer l’évolution du concept de « fragilité » de la Rome antique à nos jours, l’ouvrage de J.‑L. Chrétien relève aussi d’un exercice de prédication qui, en plus de fragiliser sa portée scientifique, pourra hérisser les lecteurs les plus laïcs. Que ces derniers ne se privent pas cependant de se lancer sur ce chemin plaisamment tortueux, parfois glissant, qu’est Fragilité : sa richesse nous permet d’en user pour la destination que l’on veut.