Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Janvier 2019 (volume 20, numéro 1)
titre article
Pierre Vinclair

La poésie totale, malgré tout

Arnaud Despax, Totalité et poésie au XXe siècle, Paris : Honoré Champion, coll. « Bibliothèque de littérature générale et comparée », 2018, 484 p., EAN 9782745347107.

1Les raisons pour lesquelles il est difficile à la poésie de prendre le tout pour objet sont nombreuses, variées et sans doute trop différentes les unes des autres pour qu’elles apparaissent même parfaitement synthétisables : l’émiettement, la bigarrure, le bariolé forment de toute façon, irréductiblement, notre condition. Ces raisons sont en effet — au moins — d’ordre théologique, ontologique, linguistique, poïétique et politique : la « mort de Dieu » brise l’identification johannique de la Création au Verbe ; l’être est multiple (s’il n’est pas la différence même — et même, pour parler comme Derrida, la différance) ; les mots toujours particuliers sont à la fois incapables de référer à l’universel (du fait de la multiplicité des langues — c’est l’argument mallarméen dans « Crise de Vers ») et au singulier des choses (selon l’argument nominaliste) ; le poème a traversé une crise formelle (toujours d’après Mallarmé) qui le rend incapable de se ressaisir dans une image du tout ; viser à dire le tout implique nécessairement une violence envers les êtres particuliers. On peut imaginer d’autres raisons encore.

2Pourtant, c’est bien le même mouvement qui détotalise l’être et fonde la littérature comme exigence de totalité : comme le rappelle Arnaud Despax, repartant dans Totalité et poésie au xxesiècle de la proposition de Nancy et Lacoue‑Labarthe, « les poètes vont être conduits à substituer à l’Absolu de la transcendance […] un “absolu littéraire”1 ». Cette substitution n’est pas seulement une concomitance : c’est parce que le tout est brisé qu’il peut revenir comme objet propre de l’effort poétique — même si c’est comme objet impossible.

3Il faut donc tenir ensemble — c’est le tragique, ou le pathétique, du poème — l’impossibilité à saisir la totalité et sa vocation à le faire. C’est d’autant plus le cas qu’au xxe siècle la totalité prend une nouvelle signification. En effet « le siècle dernier est à maints égards celui du monde dans la nouveauté de son appréhension globale » (p. 49) : avec les guerres mondiales, la conquête spatiale, les totalitarismes et le dérèglement climatique, le Tout, de catégorique logique, ontologique ou théologique qu’il était, trouve son incarnation dans des systèmes concrets (champs de bataille ou marchés planétaires ; voyages dans l’espace télédiffusés ; idéologies internationalistes ; Gaïa comme système actif). Dès lors, on comprend le désir du poète de sauter par‑dessus l’interdit, et de chercher à faire de son œuvre une image du tout.

I. Le désir de totalité

4Il y a, indéniablement, au fond du poème un désir de totalité. Éluard disait du poète que « tout dire est sa loi morale » (cité p. 73). Mais encore faut‑il s’entendre sur ce que l’on veut dire par là : s’agit‑il de chanter le tout comme tout (totum), le système, c’est‑à‑dire l’un — ou au contraire de chanter toutes les choses (omnia2), dans leur bigarrure ? Ces deux démarches, qui semblent contradictoires, s’articulent à partir du moment où le poète s’identifie au « démiurge ».

a. Chanter le tout

5Comment dire le tout du monde ? Depuis l’antiquité, les mises en garde philosophiques contre un tel désir sont nombreuses : non seulement la diversité des choses est infinie, mais on connait le « panta rhei » (tout coule) d’Héraclite, qui leur refuse même une permanence, ou le sensualisme de Protagoras dans le Théétète de Platon (165d‑168c), qui relative la stabilité des objets comme des sujets(ne se constituant comme tels que ponctuellement, dans leur rencontre). Si les choses sont non seulement infiniment multiples et bariolées, mais également instables et changeantes, on ne voit pas comment la parole pourrait les atteindre d’une quelconque manière. Et ce d’autant que les mots sont, de leur côté, non seulement stables, mais génériques : on peut dire « la table » ou « une table », mais pour désigner « cette table‑ci », on est réduit à utiliser un déictique que l’on pourrait utiliser, identique, pour toutes les tables. De la même manière que le pronom qui devrait exprimer notre singularité, « je », est en réalité le plus universel et le plus vide, les mots chargés de représenter la plus grande singularité, « maintenant », ou « ceci », sont les plus indéterminés3. On comprend alors l’anecdote qu’Aristote rappelle dans la Métaphysique à propos de Cratyle refusant de parler — pour se contenter de montrer, une à une, les choses4.

6Dire les omnia dans leur infinie diversité est impossible : la parole doit nécessairement s’attacher à une structure, un type, un totum qui organise la pluralité des choses en une figure. Comme le rappelle Francis Goyet dans le Regard rhétorique, « il y a du visible parce qu’il y a du typique. Mais le type est en‑deçà, en réserve.5 » Le poète qui veut dire le tout doit donc chercher quelle figure de l’un, autrement dit le type de totum, qui lui permettra d’articuler les différents omnia.

7Or, celui‑ci ne préexiste pas : le monde nous est donné dans sa bigarrure extrême, sans mode d’emploi. Patrice La Tour du Pin et Pierre Emmanuel sont sans doute croyants, mais le premier est « en quête du Dieu caché » (p. 330) et le second chante « contre et avec Dieu » (p. 293). On peut donc bien appeler comme on veut la totalité qui pourrait ramener la diversité des choses à leur unité, c’est‑à‑dire le principe d’unification ontologique, il apparait que si le travail du poète est nécessaire, c’est justement parce qu’une telle unification ne lui préexiste pas, ou ne va pas de soi, ou qu’il faut remplacer celle qui existe : « La Tour du Pin, en établissant son univers en face de celui créé par Dieu, illustre l’appréhension du poète-créateur chrétien animé par le but plus ou moins avoué d’une substitution » (p. 168).

8Pour le poète, croyant ou sceptique, le totum est de toute façon encore à fabriquer (ou à révéler) — et il s’agit moins de chanter un tout qui préexiste (sans quoi ce ne serait pas poème, mais culte) que de le faire advenir.

b. Démiurge

9Si le poète se veut démiurge, c’est peut‑être d’abord que ce dieu créateur lui‑même agit comme un poète. Selon Platon dans le Timée, le démiurge est en effet « poiêtên kai patera toude tou pantos » (28c3‑4), c’est‑à‑dire, si l’on traduit littéralement : « poète et père du tout6 ». Bien sûr, on rend habituellement cette formule par « fabriquant et père de cet univers7 », mais cela ne doit pas cacher le problème fondamental de toute métaphysique de la création : comment fabriquer quelque chose à partir de rien ? Le poète, œuvrant dans les mots, est celui qui à partir de rien (le signifiant, seul, n’est rien) fabrique du sens (et le sens de tout). C’est la raison pour laquelle « au commencement était le Verbe », cet élément dont le caractère biface (signifiant / signifié) est la médiation nécessaire entre le néant et l’être.

10Il n’est donc pas étonnant que le poète puisse se décrire lui‑même, à l’instar de Patrice de La Tour du Pin « doux démiurge » et « apprenti‑dieu » (cité p. 86). Ou bien parce que la création n’est pas finie, ou bien parce que Dieu en mourant demande aux simples hommes de prendre la relève, et de porter la tâche d’élever à la signification la matérialité barbare de ce qui est : poète est celui qui se sent le devoir de prolonger le geste démiurgique, de faire converger et de ressaisir la matière bigarrée du monde (les omnia) dans l’unité d’une forme organique qui lui donne sens : « la relation du poète à son œuvre s’affirme comme organique, faisant de celle-ci non seulement une expression de l’être singulier, mais aussi une projection de ce sujet et du monde qu’il créé par son existence et sa pensée ; mais encore : une recréation de cet être, sous les espèces plus ou moins idéales d’un corps éternel » (p. 91).

c. Tyran

11Le Livre (avec sa majuscule) représente le fantasme par lequel les poètes se substituent au Dieu absent (ou caché), et font advenir, sous la forme d’une œuvre organique, le totum qui manque au monde. Mais c’est, bien sûr, au risque d’une violence faite à la diversité des choses : de démiurge, le poète risque de s’identifier au tyran, et son chant de la totalité, au totalitaire. Un risque qui relève donc, si l’on peut dire, de la politique du poème, et dont les écrivains sont d’autant plus conscients que le xxe siècle fut riche en tentatives totalitaires, comme en témoigne ce poème de Patrice de La Tour du Pin :

Jamais le temps ne fut plus tragique, et jamais / On n’avait tant erré de l’esprit, et jamais / Le sang n’a brûlé tant de mains, et jamais / On n’a tant magnifié le mal, et jamais / Le sang et le mal n’ont pourri aussi vite / Les Dieux abjects boivent à notre honneur ! / Comme des verres se choquent lesmythes : / Tels Dieux, telles douleurs… (cité p. 185)

12La seconde guerre mondiale révèle la structure tragique qui constitue l’effort du poème : d’un côté, et l’engagement de bien des poètes pour la Résistance en est la traduction politique, il y a dans la poésie une défense de la singularité des êtres pour ce qu’ils sont — et donc un refus radical de l’oppression ; d’un autre côté, le désir démiurgique crée une connivence objective avec les tyrans. D’où une nouvelle explication à verser au dossier de la « haine de la poésie » dont on sait depuis Bataille qu’elle est une structure fondamentale de ce genre. Comme en effet l’écrit A. Despax, « constamment confrontée à l’inexprimable, la poésie est surtout perpétuellement en crise par la conscience de la participation de son entreprise au totalitarisme haï ; se haïssant elle‑même, elle est consciente de l’insuffisance de la contrition pour négocier les contradictions éthiques qui la minent » (p. 247).

II. Une poétique de la détotalisation

13C’est ici qu’entrent en scène, à proprement parler, les questions de poétique : car le poème n’est pas n’importe quel désir, dans n’importe quelle parole. Il est d’abord parole qui réfléchit à ses moyens, et se donne, dans la plus pleine conscience, les formes particulières qui lui permettront d’aboutir à la réalisation de son désir.

a. Fragment

14De Novalis à Nietzsche, on connait la manière dont le romantisme allemand a théorisé le fragment non seulement comme une impossibilité à achever une œuvre, mais comme une manière supérieure d’en accomplir le service. Puisque le fragment incarnait l’irréductible absence de principe unifiant, il était doué en quelque sorte d’une vertu ontologique (négative) : il parvenait à dire l’être non comme totalité unifiée, mais comme multiplicité ouverte.

15C’est ainsi que dans l’écriture fragmentaire s’articulerait le désir de totum et le souci des omnia (qui risquaient d’être écrasés par la dimension totalitaire de l’œuvre) : non pas un simple refus de l’œuvre, mais plutôt sa figuration sous forme de ruines. Une totalité désirée mais dépassée, défaite, abandonnée, n’existant plus que comme un souvenir dans les choses rendues à leur idiosyncrasie, à leur humble, prosaïque, contingence, sans arraisonnement possible : « au revers totalitaire, babélien de la totalisation par homogénéisation démiurgique, qui se tend vers le sublimis pour passer la limite, s’oppose l’humilis » (p. 250).

16Relisant la tradition qui, allant du Coup de dés à Edmond Jabès, donne autant d’importance, dans le poème, à ce qui n’est pas écrit qu’à ce qui est effectivement écrit, A. Despax cite ce poème d’André Frénaud :

Par l’acte même où il opèrel’unité de tout, l’or,
le feu culminant,
s’évanouit, l’univers…nul phénix.
(cité p. 267)

17La poésie démiurgique, qui risquait l’unification totalitaire, est aussi une force incendiaire qui congédie le tout. Dans un geste éminemment dialectique, le poème doit se faire, en même temps, création et destruction du tout, et « la parole est la forme de son abîme qui la borde, qui l’invente : lieu de l’absence, et possibilité de la présence » (p. 312).

b. Humour

18La force qui permet cette articulation dialectique est sans doute l’humour, auquel A. Despax consacre sa conclusion. C’est « la pointe d’intelligence qui fait éclater la baudruche8 » qui permet de « jouir du jeu de l’unique et du multiple » (p. 369).

19Dans une fonction proche de celle que lui donne Gilles Deleuze dans Logique du sens, A. Despax envisage l’humour comme une modalité par laquelle un discours dénonce sa propre superficialité. Ainsi, écrit‑il, « associant à la monumentalité évidente de son ouvrage la conscience de son impermanence et de sa relativité, La Tour du Pin a voué son jeu à l’inachèvement » (p. 388). Mais ce n’est pas tout, car ce faisant, le poète fait signe vers l’impermanence (de toutes les choses) et parvient donc finalement à pointer quelque chose d’essentiel (leur fragilité) : pour Pierre Emmanuel, les « jeux de mots idiots conduisent à la prise de conscience du caractère singulier, particulier de l’être » (p. 410).

20L’humour — qui apparait notamment dans des jeux sur le signifiant qui peuvent apparaitre gratuits, dans des calembours ou dans la dramaturgie comique du texte — apparaît alors comme un élément central de l’effort du poème, puisqu’il en est le garde‑fou. Il permet au texte, au moment où il s’élance dans son effort de totalisation, de ménager l’irréductible place du contingent, de l’idiot, de l’inarraisonnable. Il a donc une fonction politique capitale qu’A. Despax met en évidence à travers la figure d’André Frénaud :

Comme chez Pierre Emmanuel, sont clairs les efforts contre le totalitarisme et pour un idéal républicain. En tissant les relations de la multiplicité, la poésie frénaldienne est l’image de cette vigilance, où la démocratie est la prise en compte de la multiplicité singulière de chacun et de tout être — elle-même image du multiple, avec lequel le poète peut jouer, s’il est vrai que « la poésie est un immense jeu de mots »(p.418)

21« Immense jeu de mots », la poésie ne fera pas violence aux choses : une glissade sur le signifiant vaut un aveu du type « il n’y a là que des mots ». Elle ne fera pas non plus violence au lecteur, l’humour ayant un effet de distanciation (pour le dire avec Brecht), ou avec A. Despax, de « détotalisation ».

c. Contingence

22La conclusion du livre d’A. Despax se penche aussi sur la nature relationnelle du livre de poème, et la manière dont il aménage, pour son lecteur, un espace de liberté : « L’esthétique de la discontinuité permet ainsi l’exercice d’une liberté essentielle dans la réception : par la lecture fragmentaire et désordonnée que le livre lui offre potentiellement, le lecteur échappe à un certain caractère tyrannique de la continuité temporelle » (p. 447). Ce faisant, le poème laisse au roman, à travers le dispositif narratif fermé de l’intrigue, le soin d’incarner la « totalité rêvée » (p. 445). L’argument donné ici, selon lequel au roman « manque justement la discontinuité essentielle de ce monde » (p. 446), peut étonner, dans la mesure où il critique ce genre au nom même du projet originaire du poème : celui de faire advenir le totum du réel. Est‑ce à dire que la contradiction entre totalité et contingence est indépassable ?

23Le souci de préserver une forme de contingence (et par là, de jeu pour le lecteur) implique‑t‑elle nécessairement une écriture fragmentaire et décousue, une poésie de fragments — une poésie ruinée ? Que le désir de totalité est toujours nécessairement totalitaire et que la poésie doit cesser d’en faire « un objet de désir » pour faire « de la Totalité une question » (p. 447) ? Ou peut‑on imaginer une manière d’articuler la contingence fondamentale du réel (telle qu’elle régit en amont les rapports de toutes choses, et garantit en aval un espace de liberté au lecteur) et la puissance totalisante d’un schème formel qui fasse advenir le totum (c’est‑à‑dire une image unifiée) du monde ?

III. Vers un nouveau livre

24Il me semble qu’on pourrait imaginer, finalement, une autre réponse à cette question que celle d’A. Despax : car son ouvrage, s’il s’appuie sur un corpus de trois auteurs, s’intitule Totalité et poésie au xxesiècle (sans sous‑titre) : il a lui‑même une ambition totalisante. Or, il me semble qu’on pourrait, à partir d’éléments ici peu thématisés, reconsidérer la compatibilité éventuelle de ces deux exigences : l’effort de constitution d’une image du monde comme tout, d’une part, et le respect de la contingence régissant les rapports des multiples choses, d’autre part.

a. La dissémination

25En effet, le fonctionnement sémiotique du poème moderne peut tout entier être rapporté à une sorte de « don de liberté » fait au lecteur. On peut pour le comprendre se référer aux travaux d’Eco sur l’« œuvre ouverte », ou à la manière dont Derrida décrit ce qu’il appelle la « dissémination » : le travail infini du sens, tel qu’il ne se synthétise pas dans une instance (intention auctoriale, notamment) totalisante — et donc tel qu’il revient au récepteur de l’opérer sans fin. Il écrit :

S’il n’y a donc pas d’unité thématique ou de sens total à se réapproprier au-delà des instances textuelles, dans un imaginaire, une intentionnalité ou un vécu, le texte n’est plus l’expression ou la représentation (heureuse ou non) de quelque vérité qui viendrait se diffracter ou se rassembler dans une littérature polysémique. C’est à ce concept herméneutique de polysémie qu’il faudrait substituer celui de dissémination9.

26Derrière le concept de dissémination, il y a un refus de l’herméneutique : il n’y a pas, derrière le poème, de signification une et totale, synthétique, à cueillir. Contrairement au roman, qui peut être idéologiquement ambigu (Madame Bovary valorise‑t‑il l’adultère ? Quelle est la morale du Rouge et le Noir ?) mais dont les phrases doivent se synthétiser dans une signification univoque (il y a adultère, il y a tentative d’assassinat), le poème est lui‑même un agencement ouvert de pluralités signifiantes qui travaillent (que le lecteur doit faire travailler) mais qui ne synthétisent pas, comme dans ces vers de La Sorcière de Rome de Frénaud :

Que trouvions-nous marqué, que nous sachions lire ?
Que se trouve-t-il masqué, que nous ne saurions dire ?
Qui se terre, qui doit se taire ?

27A. Despax commente ainsi ces vers : « Les parallèles paronomastiques induisent peut‑être une tentative de saisie de l’inexprimable par l’identité, mais ce n’est là qu’un pis‑aller par rapport à l’énigme martelée des questions incohérentes » (p. 241). C’est pourtant le fonctionnement propre du poème, que la forme (ici le parallèle) qu’il propose soit en même temps un trouble dans la signification : la totalisation formelle est le gage de la détotalisation herméneutique.

b. La forme et le schème

28En effet, cette manière qu’a le fonctionnement sémiotique du texte d’assurer le jeu et d’incarner la contingence exonère, me semble‑t‑il, la nécessité qu’aurait le poème d’incarner la contingence dans la déstructuration (du fragment), et lui permet d’oser repartir à la recherche de la forme.

29Par forme, j’entends le principe d’unification des vers dans un poème (quand les vers ne sont pas de simples fragments) et par schème celui des poèmes dans un livre. Si l’on prend la Délie de Maurice Scève, la forme est le dizain, un poème de dix vers décasyllabes suivant un certain schéma de rimes ; et le schème est la collection de quatre cent cinquante poèmes de forme identique en cinquante séries de neuf dizains séparés par des emblèmes (dont le premier est écrit en écho à l’emblème). Bien sûr, Délie date du xvie siècle et se situe avant la fameuse « crise de vers », mais pensons à  (1967) de Jacques Roubaud : on a bien là un ouvrage dont chaque poème suit une forme (le sonnet), tous les poèmes s’articulant dans le schème général d’un livre (schème structuré par le jeu de go). On pourrait penser à d’autres exemples, y compris des schèmes unifiant des poèmes de formes différentes, comme dans La Descente de l’Escaut (1995) de Franck Venaille ou La Maye de Jacques Darras où le schème global (dans les deux cas une {descente du fleuve}) fait se succéder des poèmes de formes variées. L’important est ici qu’au niveau du poème comme au niveau du livre, la dissémination herméneutique prenne sur elle la contingence, pour dépasser le fragment dans la recherche d’une nouvelle image du tout.

30Bien sûr, cette image du tout n’est pas, si l’on peut dire, une « image totale du tout » : car l’être n’est pas sonnet, ni le jeu de go la clé de voûte du monde. Mais le sonnet est un tout (un petit tout), et le Livre (qui suit ici une partie de go) une organisation close de ces petits touts. À travers ces deux niveaux successifs, le livre de poème parvient à organiser l’omnia du monde en un totum qui, lui donnant sens, est (sans être le tout de l’être) un point de vue particulier sur le tout de l’être, une image du tout. Y a‑t‑il des images absolues ? Non, bien sûr, mais cela ne signifie pas qu’une image ne dit rien de ce dont elle est l’image et que l’art doit se contenter de donner des lambeaux d’images.

31À l’inverse, nous ne devons pas craindre la violence de l’image. Car dans le cas du poème, cette totalisation formelle, loin de refermer la signification de manière totalitaire, l’ouvre au contraire : le jeu des parallélismes, des homologies, etc., ajoute à ce qui est localement dit des déterminations extérieures qui le troublent, créent des échos, etc. Encore une fois, la totalisation formelle, loin de jouer dans le sens de la violence totalitaire, contribue à la détotalisation herméneutique. Beaucoup plus que les fragments d’une œuvre en ruine, auquel le lecteur doit se river parce qu’ils sont étrangers les uns aux autres, la prise en compte rhétorique du tout permet le jeu et donc, comme le dit Francis Goyet à propos d’un autre ouvrage de sonnets (les Regrets de du Bellay), la co‑construction du tout par le lecteur :

(i) La séquence a tout d’abord plus d’ordre qu’on ne l’imagine d’habitude, mais il y reste beaucoup de discontinuité […]. (ii) La participation du lecteur, précisément, est indispensable, c’est lui qui voit ou non de l’ordre, plus ou moins de connexions entre les sonnets, dans et par un travail d’exégèse qui est peut-être aussi un travail sur lui-même, une sorte d’exercice spirituel. (iii) Enfin et surtout, l’ordre n’est pas le fait premier, il est second, c’est une reconstruction, une conquête, en tant que telle fragile10.

32Paradoxalement, le fragment qui accule le lecteur aux seules données qu’on lui donne est donc plus totalitaire que le poème achevé en bonne et due forme, car celui‑ci lui permet de faire des parallèles (qui ne sont pas nécessairement prévus ou calculés par l’auteur) et donc d’ouvrir le jeu du sens en l’ouvrant à d’autres textes qu’il est libre de mobiliser.

c. Sortir de la crise

33Mais la « crise de vers », comme la nomme Mallarmé, n’a‑t‑elle pas eu lieu ? L’écriture ne dérive‑t‑elle pas « vers l’absence de livre » (Blanchot, cité par A. Despax, p. 71) ? La modernité n’est‑elle pas irrémédiablement engagée dans un processus d’émiettement, de fragmentation, qui éloigne de plus en plus la poésie de son rêve passé de totalité ?

34Peut‑être pas — car sinon, comment pourrions‑nous lire aujourd’hui, et prendre plaisir à la Délie ou aux Regrets ? Et après tout, quelle est cette malédiction historique à laquelle nous ne nous soumettons que parce que nous croyons sur parole des théoriciens (certes brillants) ? La poésie n’est‑elle pas que ce que l’on en fait ? Pour le dire grossièrement : ne suffirait‑il pas d’écrire des alexandrins pour que la crise du vers soit derrière nous ? Ne suffirait‑il pas de sortir de la crise ? En en tirant les leçons, bien sûr : il ne s’agit pas de faire comme si elle n’avait pas eu lieu. Mais ne sommes-nous pas confrontés à de nouveaux enjeux — en premier lieu desquels une autre crise, écologique — qui rendent nécessaire de retravailler à la constitution d’une image du tout, plutôt qu’à nous complaire dans la contemplation de la ruine des tentatives littéraires passées ?

35Dans la crise écologique que nous vivons, c’est bien le tout comme tout qui est en jeu : à la fois l’omnia de la pluralité des vivants (individus et espèces) subissant une extinction de masse, et le totum de Gaïa, la Terre comme système. La poésie peut bien peu, face à un tel un problème, sans doute, mais le peu qu’elle peut, ne devrait‑elle pas l’investir d’abord dans la reconsidération de sa possibilité à en donner une image ? Ne peut‑elle rien nous dire à la fois de toutes ces espèces qui disparaissent, et de cette Gaïa qui souffre ? Il me semble que l’articulation, dans un schème totalisant, de poèmes à la forme structurée, pourrait le permettre, et redonner un fondement au désir démiurgique du poète (il s’agirait de sauver la Création) qui ne le fasse pas risquer de tomber dans la violence totalitaire.