Du mot au discours, dévoiler le style
1Le numéro 5 de la collection « Bibliothèque des styles » prend pour prétexte le programme de l'agrégation 2006 pour rassembler dix communications prononcées lors de la journée d'agrégation. Ces contributions étudient les cinq textes selon une approche stylistique ou linguistique.
2Loin des longs discours sur le style particulier d'un auteur ici quelques angles d'analyses, toujours attentifs au matériau verbal, permettent de mettre au jour les dominantes stylistiques de grands écrivains comme Marguerite de Navarre, cardinal de Retz, André Chénier, Paul Claudel et Marguerite Duras. Même si l'ouvrage choisit un ordre chronologique pour présenter les dix communications, il est intéressant de distinguer les différents angles d'approches choisis par les intervenants.
3Choisir de parler du morphème « comme » dans les Mémoires du cardinal de Retz peut sembler minimaliste, mais Chantal Wionet, consciente que « l'exercice qui consiste à traiter des Mémoires du cardinal en quelques lignes est forcément périlleux, forcément lacunaire » (61), parvient parfaitement dans un article concis mais précis, à montrer les principales tendances de son style par l'étude d'un simple mot. Ce petit morphème ouvre grandes les portes du texte où « comme » apparaît 1325 fois. Elle parvient à dévoiler comment se construit l'ethos de l'auteur par cette voie, un ethos un peu chroniqueur mondain par l'esthétique de la conversation, mémorialiste par un regard rétrospectif et historien de par son discours didactique.
4Isabelle Garnier-Mathez adopte une démarche similaire en regardant de près la place et le rôle des épithètes dans l'Heptaméron. En observant la langue de Marguerite de Navarre, elle élucide le fonctionnement particulier d'un texte du XVIe siècle. Elle dépasse la conception généralement admise sur l'auteur et quelquefois même sur la langue de la Renaissance d'un style simple et quelquefois trop visible. Son regard se porte sur le rôle des différents épithètes comme les polynômes synonymiques:
5 « le plus doux et plaisant regard [était] si horrible et furieux » (N.10, page 78)
6Son étude fait surgir des enjeux qui ne semblent pas, au premier abord du moins, devoir en découler, ainsi la polyphonie, trait majeur d'une oeuvre qui porte en son sein toute une spiritualité évangéliste, et la dimension argumentative du texte dans ses moindres détails émergent avec évidence. L'attention portée sur une classe de mots fait entrevoir que « sous un air « facile » et « sans apprêt », c'est un véritable Marot de la prose qui déploie son talent. » (27)
7Dans le même esprit qui consiste à étudier le style d'un auteur au travers d'une petite unité de discours, Agnès Steuckardt nous plonge dans la singularité du style poétique de Chénier mais également de toute une époque. Chénier, dans son utilisation de la classe des noms propres modifiés fait montre d'une grande maîtrise des effets de sens que permettent certaines classes de mots. Agnès Steuckardt montre ainsi comment le texte se gorge de sens multiples par l'antonomase métaphorique :
De la reine d'amour les jeunes favoris,
Demanderont aux Dieux une autre Lycoris (I, 6, 3-8)
8ou par la métonymie mythologique:
Par quelle main sur soi la terre suspendue,
Voit mugir autour d'elle Amphitrite étendue (I, 3a, 44-46)
9Le nom propre chez Chénier n'est pas un élément anodin puisqu'il dévoile surtout son plaisir phonologique, son goût des phonèmes:
Je lui parle toujours, toujours je l'envisage;
D'[A]z[an], toujours D'[A]z[an], toujours sa belle image
Erre dans mon cerveau, m'assiège, me poursuit,
M'inquiète le jour, me tourmente la nuit. (II, 3, 44-48)
10À cela se mêlent le sens encyclopédique, l'usage mythologique et les nombreux marqueurs hypocoristiques comme les déterminants possessifs : « Ma Lycoris », qui traduisent par l'inversion du contrat de l'encomion la volonté du poète de mettre en valeur non pas le référent désigné par le nom propre, mais le vers lui-même.
11Trois intervenants ont choisi de porter leur attention sur des formes plus longues du discours, c'est le cas de Sylvain Menant qui étudie le vers chez Chénier. En partant de faits de langue très conventionnels comme l'alexandrin ou les rimes plates, il rend compte de la singularité du style poétique de Chénier. Un style simple et discret qui acquiert une force singulière par l'adéquation et l'harmonie qui se nouent entre le message de Chénier et sa pratique poétique. Le rythme des alexandrins 3/3/3/3, la surabondance des rimes plates, le déplacement des coupes, tous ces éléments participent d'une écriture personnelle et sincère.
12Le verset chez Claudel pose plus de problème car d'un point de vue définitionnel le terme de « verset » sert à désigner une réalité textuelle différente de la pièce Tête d'Or. Après un petit aperçu historique qui retrace l'émergence de cette forme, depuis Marie Krysinska en passant par Rimbaud et plus particulièrement le poème « Mouvement » des Illuminations en terminant par Claudel, Michèle Aquien détaille les formes de verset qu'il utilise pour disloquer la phrase ;
« Je veux. Je sais. Il faut. » Cette parole
Est sûre. Le sol
Ne fût-il qu'une vase mouvante, je ne me trompe point. » (149)
13mais qui joue également d'effets sonores par l'écho des verset entre eux comme c'est le cas ci-dessus.
14Le style de Claudel n'est pas un apparat mais une marque de l'élan de liberté qui envahit le personnage éponyme du roman, l'insoumission de l'auteur à la langue est à l'image même du personnage, lui-même conduit par une énergie destructrice.
15Le personnage du Ravissement de Duras est également étudié grâce à une approche stylistique par Françoise Rullier-Theuret. La question de la temporalité dans les romans de Duras revêt toujours une grande importance et c'est pour cela que son analyse se porte précisément sur les temps de l'indicatif. L'exposé se décline en deux temps, celui de l'énonciation propre au narrateur-personnage Jacques Hold, puis le choc des tiroirs verbaux dans le traitement du personnage éponyme du roman: Lol V. Stein.
16Duras reste avant tout l'auteur qui se définit par un usage massif du présent de l'indicatif, car il est à même d'abandonner les personnages dans l'éternité. De même que le positionnement temporel du narrateur demeure toujours incertain par la concurrence entre deux positions sur l'axe temporel de l'énonciation, la valeur des temps du roman affectent le personnage principal en le situant dans un flou constant. Ces effets proviennent du fait que le présent utilisé par Marguerite Duras ne relève pas de l'actuel mais de la catégorie de l'aspect, ainsi le choc des temps entre eux sert à illustrer le bouleversement d'une conscience où le plus-que parfait ne pose aucun repère antérieur, mais fixe les événements dans l'intemporalité qui caractérise Lol.
17Les quatre dernières communications que nous réunissons ici adoptent une perspective plus large en étudiant des modalités de phrase ou des types d'énonciation.
18Véronique Montagne développe la question du dialogue dans l'Heptaméron selon dix règles qui définissent des espèces de sophismes: « le sophisme de confrontation », « le sophisme de rôles », « le sophisme dans la représentation des points de vue » etc. Cette approche rhétorique passe en revue les diverses manières qu'adoptent les personnages pour mener leurs devis après la narration de chaque nouvelle.
19Chez le mémorialiste, une grande attention portée sur les formes que revêt l'énonciation permet à Anne-Marie Paillet de détailler les effets d'ironie et de satire qui envahissent le texte des Mémoires. Le discours narrativisé, est l'outil privilégié du cardinal pour mettre en oeuvre son regard distancié sur les événements de la Fronde. La double dynamique de synthèse et d'allusion propre au discours narrativisé offre au cardinal de Retz un instrument pour réinterpréter les paroles afin d'en réévaluer les véritables enjeux.
20Le choix chez un auteur de privilégier un type de discours ressortit le plus souvent à une stratégie énonciative qui tente de faire résonner des sens implicites. Chez Duras, ce phénomène envahit la prose du Ravissement par l'affleurement d'une écriture de l'énigmatique qu'étudie Claire Stolz. Les procédés qui aboutissent à créer de l'énigmatique relèvent de plusieurs modes, la référence reste inexorablement inatteignable ce qui provoque un « évidement de sens et de la signification [qui] passe par le divorce total entre le signe et le référent [...] par l'impossibilité non seulement de leur lien c'est-à-dire de l'espace de la signification, mais aussi de leur coexistence: la phrase est un support qui ne supporte, ne dit que du vide, du non-existant » (163)
21Bien que le sujet lyrique tel qu'il se présente dans Tête d'Or n'atteigne pas l'énigmatique de l'écriture durassienne, il se présente sous un jour problématique. Son assise énonciative est mise à mal par un ici- et-maintenant insupportable aux yeux du personnage, ou infini car sans limites spatio-temporelles ou pluriel, ces phénomènes le placent dans un flou définitionnel:
« A quoi
Quand mon corps comme un mont hérisserait
un taillis de membres
emploierai-je ma foule? » (Tête d'Or, 21)
22Cécile Narjoux montre par l'étude du lyrisme dans Tête d'Or que le drame claudélien bien qu'il relève de l'écriture dramatique n'est pas étranger à une poétique singulière où le lyrisme serait le moteur du dramatique.
23Dans son ensemble, l'ouvrage permet une connaissance générale des grands traits stylistiques de chaque auteur bien qu'on puisse regretter une certaine inégalité dans le souci d'ancrer le propos dans un cadre général, élément bénéfique pour des étudiants préparant le concours de l'agrégation. Malgré ce point, le mérite de ce recueil est de donner de manière précise des études concises mais toujours très bien menées sur des auteurs du XVIe jusqu'au XXe. La concision n'altère en rien la qualité des communications, comme le dit très bien Isabelle Garnier-Mathez : « L'exploration stylistique confirme à nouveau combien les divers angles d'analyse du texte s'enrichissent et se nuancent mutuellement, en dépit de la convocation d'une unique partie du discours. » (26)