Les sciences dans À la recherche du temps perdu ou l’expérimentation de la vie, du temps & de l’espace
1Après un ouvrage dans lequel Jean‑Pierre Ollivier dissèque le « cœur‑organe1 » dans À la recherche du temps perdu, le critique étend désormais son champ d’étude puisqu’il s’applique à étudier la présence et le rôle des sciences dans le roman de Proust. Le choix du pluriel (« les sciences ») dans le titre de l’ouvrage est à la fois intrigant et percutant. Il souligne d’abord la richesse du monde proustien qui ne se fixe aucune limite, et nous entraîne dans les confins de la physique, de l’optique, de l’astrophysique, de la géométrie ou encore de la biologie. L’inventaire des références scientifiques, entrepris par la critique proustienne, s’accorde à montrer une utilisation abondante et variée, soit « quatre cents sources scientifiques d’images et de métaphores, sciences naturelles en tête (cent soixante) ; l’ensemble physique‑astronomie‑mathématiques, outil conceptuel des deux premières : cent trente‑six) » (p. 15), comme le rappelle J.‑P. Ollivier. Mais surtout, la pluralité du mot « science » transmet cette notion cruciale de fragmentation. Malgré l’éclatement en diverses branches de la science, l’unité n’est jamais niée, à l’image de l’univers proustien de la Recherche qui négocie en permanence entre l’un et le multiple, le simple et le complexe. Erika Fülöp soutient par exemple que :
One of the most conspicuous sources of the novel’s inner tensions [is] the Narrator’s twofold perception, which at one moment makes the world appear simple and straightforward in its structure and truth, and then shows it as hopelessly multiple and ungraspable at all levels2.
2Malgré les chiffres d’une présence incontestable des sciences, l’étendue du savoir de Proust et la variété des disciplines exploitées, la singularité de l’approche de J.‑P. Ollivier réside dans le fait de ne pas considérer l’écrivain comme un scientifique. Le critique vise à montrer une utilisation précise et subtile des sciences au profit de la création poétique. Les domaines de la Relativité, l’optique, l’astrophysique, la géométrie et de la biologie servent chacun à leur manière le dessein de la description littéraire. On retient finalement de Proust et les sciences les qualités d’un monde proustien régi par le mouvement, la vitesse et le temps. Nous suivrons donc la méthode du critique qui consiste à analyser indépendamment chaque discipline pour mettre en lumière la manière dont les sciences contribuent à l’originalité et la puissance de représentation dans la Recherche, en soulignant profondément la complexité du vivant.
Les sciences au service de la création littéraire
3La genèse du grand roman de Proust coïncide au début du xxe siècle avec un bouleversement majeur des sciences, notamment marqué en physique par les découvertes de la radioactivité par Henri Becquerel (1896) et de la relativité par Albert Einstein (1905). Loin de se montrer indifférent aux révolutions scientifiques de son temps, Proust fait preuve d’intérêt et de curiosité face à l’émergence de ces connaissances nouvelles. En s’appuyant sur ses souvenirs scientifiques scolaires et sur les idées positivistes qui règnent dans le foyer de son père, le professeur Adrien Proust, l’écrivain entreprend activement un travail de recherche et d’approfondissement dans les salons — lieux propices à l’investigation. Le résultat est sans appel si l’on se fie aux chiffres fournis : la Recherche déborde d’un vocabulaire scientifique riche de « quatorze mille mots » (p. 25) soigneusement choisi et vérifié au préalable. Le premier constat est donc de remarquer « l’étendue prodigieuse de l’érudition de Proust et l’originalité puissante d’une pensée sérieusement documentée, sans guère d’exemple en littérature » (p. 16).
4La présence et l’usage des sciences dans le roman majeur nous incitent à l’assentiment suivant : Proust ne soutient pas la dichotomie classique entre science et littérature, deux domaines si souvent séparés et hiérarchisés : « la fracture qui sépare constitutivement science et littérature n’est pas facile à estomper, surtout dans le cadre d’une œuvre puissante comme celle de Proust » (p. 29). Cette position a déjà été défendue par François Vannucci qui considère que « Proust semble mettre sur un pied d’égalité les recherches des artistes et celles des savants », tout en précisant « une préférence au chemin qu’indique l’art puisque c’est celui sur lequel il s’avance3 ». C’est également le cas de Sarah Tribout‑Joseph qui, de son côté, parle d’un « mutual enhancement4 » des deux disciplines. L’opinion de J.‑P. Ollivier diverge de ce postulat. Pour lui, Proust est avant tout un écrivain qui met à profit son savoir scientifique : « Toute cette science ne fait pas de lui un scientifique et rien ne le soustrait à la sphère enchantée de la création poétique » (p. 27).
5Les sciences dans la Recherche sont à prendre dans le sens de la contribution : elles servent la littérature. Elles permettent à Proust d’apporter précision et rigueur à une écriture qu’il veut au plus proche du réel. Ainsi, il n’approche jamais la référence scientifique dans le but de vanter l’étendue de son savoir ou de perdre son lecteur à travers une image inaccessible. La métaphore scientifique arrive a posteriori pour approfondir, enrichir, éclairer. Elle sert à forger le sens et non pas obscurcir le discours :
Proust n’utilisait de termes scientifiques qu’après une vérification soigneuse de leur appropriation. Mais jamais le savoir scientifique ne ralentit l’élan de la narration ou la fluidité de la rêverie : il nourrit, de façon parfois cryptée, le cours du texte. (p. 25‑26)
6En prenant ainsi le parti de la création littéraire, J.‑P. Ollivier passe outre les incohérences ou les erreurs scientifiques pour privilégier le choix d’une écriture spontanée qui se nourrit d’un savoir hétéroclite, et qui recherche une dimension universelle. Car c’est bien là l’enjeu principal de la métaphore scientifique : elle permet au narrateur de passer du particulier à la loi. Les sciences, « valeur de référence dans l’ordre de l’esprit » (p. 60), sont ainsi le moteur essentiel vers la recherche de la vérité au‑delà de l’individuel, qui fait la force et la grandeur du roman.
La méthode du narrateur proustien
7À l’image de Proust, le narrateur de la Recherche n’est pas un scientifique, mais se comporte comme tel devant le réel. Le narrateur prend le temps de dépeindre, quitte à revenir et répéter pour rendre l’image ou le motif le plus précis possible. Ainsi, il vide, épuise, fait le tour de l’objet regardé pour permettre la transition vers la loi qui lui importe tant. Sa démarche est détaillée par J.‑P. Ollivier qui relève trois étapes puisant dans le vocabulaire scientifique : « observer — conjecturer — vérifier » (p. 61). Le narrateur l’applique ensuite à tous les instants du quotidien, du plus petit fait décrit à la moindre sensation. Le système de recherche de grande loi émerge d’abord d’un simple constat. Le narrateur s’arrête sur un petit détail ou un petit fait parce que celui‑ci se démarque par l’impression d’importance qu’il dégage. À partir de cette sensation, il formule ses hypothèses. Puis, il prend son temps pour expérimenter ou « questionner la nature au moyen d’un dispositif expérimental, user d’un langage approprié » (p. 64) comme l’explique J.‑P. Ollivier. Enfin, le narrateur tire sa conclusion qu’il formule en loi générale. Par exemple, dans Du Côté de chez Swann, il remet intégralement en question le caractère de Legrandin après avoir analysé et spéculé autour du « petit signe en quelque sorte intérieur aux paupières » (I, 24) qu’il prend pour de l’impolitesse. Après s’être étendu sur la situation, il tire une leçon sur la connaissance d’autrui : « Elle était comme toute attitude ou action où se révèle le caractère profond et caché de quelqu’un : elle ne se relie pas à ses paroles antérieures, nous ne pouvons pas la confirmer par le témoignage du coupable qui n’avouera pas » (I, 25).
8Cette méthode scientifique dont le narrateur abuse tout au long de la Recherche lui permet donc d’arriver à cette loi qu’il juge garante de la vérité. En adoptant une approche scientifique, le narrateur cherche à fixer dans l’écriture un peu de certitude :
L’œuvre est signe de bonheur, parce qu’elle nous apprend que dans tout amour le général gît à côté du particulier, et à passer du second au premier par une gymnastique qui fortifie contre le chagrin en faisant négliger sa cause pour approfondir son essence. (Le Temps retrouvé,IV, 483)
9C’est ce qui amène Leo Spitzer à affirmer « [qu’à] chaque page, le récit tourne à un didactisme scientifique5 ». Mentionnons également Malcolm Bowie, qui constate que « Proust writes with admiration about the slow, patient procedures of the scientist and places that slowness in perpetual dialogue with the happy accidents and intuitive leaps which also fuel creative, intellectual and artistic work6». J.‑P. Ollivier considère cependant qu’il s’agit plus d’une démarche créative aux allures scientifiques, et il soutient en particulier que les raisonnements du narrateur « présentent une inventivité plus poétique que scientifique » (p. 69). Même si le génie de Proust frôle parfois la justesse anticipatrice d’une innovation à venir, le critique souligne le pouvoir de l’imagination : « De la science, sans jamais vouloir jouer au savant, il n’use que comme un amateur se tenant discrètement à distance afin de ne pas en imposer » (p. 70). Les lois du narrateur ne sont valables que dans le contexte de l’énonciation créatrice et ne doivent en aucun cas être isolées ou détachées comme preuves scientifiques à part entière. Sur ce point, J.‑P. Ollivier critique l’ambition des sciences cognitives qui ont tenté de faire valider scientifiquement le processus de la mémoire involontaire :
D’un roman aussi complexe, dont le moindre détail recèle des significations multiples et s’attache, à l’image des synapses cérébrales, à nombre de faits ou de notations épars dans ses trois mille pages, l’extraction d’un seul événement pour le transformer en hypothèse testable ne relève ni de la critique littéraire ni d’une démarche scientifique. Dans ces travaux, au protocole bâti sur une prémisse fausse, tout au moins réductrice, le « phénomène » Proust, ne concerne pas à proprement parler le texte de la Recherche, qui devrait être le seul sujet d’un inépuisable matériau d’étude. (p. 197)
10Le retour au texte que prône J.‑P. Ollivier prend tout son sens à la lecture de son ouvrage. Plutôt que de déplacer et d’isoler le savoir scientifique, le critique propose de le replacer au cœur du roman afin de montrer comment il s’inscrit dans l’univers proustien, et participe à sa richesse et à son originalité.
Qualités du monde proustien au prisme des sciences
11« À mesure que la science se développe, il devient plus difficile de l’embrasser toute entière; alors on cherche à la couper en morceaux, à se contenter de l’un de ces morceaux: en un mot, à se spécialiser7 ». Si Henri Poincaré voit l’éclatement des sciences comme un obstacle et un danger, J.‑P. Ollivier inverse la tendance en faisant le choix d’une riche globalité. La physique, l’optique, la géométrie ou la biologie sont tout autant de domaines qui sont exploités par Proust pour aller au plus profond du réel dans la Recherche. Chaque branche est utilisée à un dessein particulier : mettre en lumière une caractéristique essentielle de l’univers proustien. Celles‑ci tournent principalement autour du temps, du mouvement, de l’espace et de la vie. Nous allons donc nous intéresser individuellement à chaque discipline pour montrer ce qu’elle apporte à la description de l’univers proustien. Puis, nous formerons une image globale et unie de l’apport des sciences dans l’écriture de la Recherche.
La Relativité d’Einstein & l’espace‑temps
12Parfois dynamique, parfois ralentie mais toujours mouvante, le grand roman de Proust nous fait vivre une expérience de lecture par à‑coups. Brisures du rythme, morceaux amplifiés ou éludés, les vitesses varient : les baisers de la mère tant attendus durent « si peu de temps » (I, 13), tandis que la vision des yeux de Gilberte pour la première fois plonge le narrateur dans un lent moment de contemplation : « Tout à coup, je m’arrêtai, je ne pus plus bouger, comme il arrive quand une vision ne s’adresse pas seulement à nos regards, mais requiert des perceptions plus profondes et dispose de notre être tout entier » (I, 139). La distorsion du temps dans la Recherche suit ainsi l’état physique et mental du narrateur. Proust justifie les fluctuations de son écriture en la comparant aux mouvements du corps et du cœur. Dans son article « Vacances de Pâques », publié le 25 mars 1913, il explique que certains moments de la vie humaine sont vécus en accéléré quand d’autres le sont au ralenti :
Les jours sont peut‑être égaux pour une horloge, mais pas pour un homme. Il y a des jours montueux et malaisés qu’on met un temps infini à gravir et des jours en pente qui se laissent descendre à fond de train, en chantant. Pour parcourir les jours, les natures un peu nerveuses surtout disposent, comme les voitures automobiles, de « vitesses » différentes8.
13Proust est donc l’écrivain du temps. À l’échelle scientifique, cette place est occupée par Einstein avec sa théorie de la relativité. J.‑P. Ollivier nous rappelle ses principes :
Einstein modifie fondamentalement la nature scientifique de l’espace et du temps, qui sont non plus des données absolues mais des données relatives, d’où le nom de Relativité restreinte. L’une des clés de cette révolution est celle du rôle décisif de l’observateur, le « référentiel » en physique, générateur de réalités multiples. (p. 84)
14Ainsi, chacun à leur façon, l’écrivain et le physicien ont en commun cette « manière analogue de déformer le temps » (p. 88) écrit Proust. J.‑P. Ollivier entreprend alors de questionner les liens entre les deux. Le critique est d’abord surpris par le nombre de métaphores en relation avec la physique dans le dernier volume : « “la Matinée chez la Princesse de Guermantes” […] développe plus qu’ailleurs l’étonnant espace‑temps de Proust » (p. 87). Mais il tempère rapidement son propos en s’appuyant sur les dates de diffusion de la théorie d’Einstein, qui n’arrive qu’en France autour de 1922 après une leçon donnée au Collège de France. Par conséquent, Proust se nourrit de la simultanéité de la découverte, ainsi que de la comparaison avec le scientifique. Einstein reste une référence majeure qui appuie l’écriture unique et puissante de la Recherche, mais le prolongement entre la physique et la littérature atteint là ses limites : « Einstein est arrivé trop tard pour que l’œuvre de Proust bénéficie véritablement du Temps de la Relativité, mais suffisamment tôt pour que la célébrité de l’écrivain tire avantage des rapprochements flatteurs » (p. 94). Cela n’enlève rien au tour de force de Proust qui nous décrit un monde relatif, dynamique, perpétuellement en mouvement, et au cœur duquel se pose la question du référentiel.
L’optique & les jeux de lumières
15Malgré la présence de nombreux outils optiques dans la Recherche (verres grossissants, loupe, télescope), la vision du monde proustien n’en n’est pas pour autant nette et précise. Afin de pallier la distance et voir de plus près, le narrateur a, par exemple, recours à la lorgnette pour étudier en détail la performance de la Berma. Le scrutement attentif à travers la lentille agrandit l’image mais l’expérience reste mitigée. Malgré le rapprochement, le narrateur ne parvient ni à reconnaître le talent de l’actrice, ni à trouver un élément susceptible de fixer son admiration : « quand on croit à la réalité des choses, user d’un moyen artificiel pour se les faire montrer n’équivaut pas tout à fait à se sentir près d’elles » (I, 441). La correction n’est pas véritable, car le narrateur ne cherche pas à s’arrêter à la perception superficielle du réel. Il vise à voir au‑delà : « Proust ne serait pas l’immense poète que nous connaissons […] s’il ne faisait pas de l’optique un tout autre objet » (p. 95).
16Dans la Recherche, l’originalité de Proust tient au traitement de l’optique autour de deux éléments : l’œil et la lumière. J.‑P. Ollivier remarque d’abord que l’œil perd son statut d’organe de la vision pour devenir objet regardé. En effet, le narrateur suit avec attention les regards des personnages pour tenter d’y voir plus clair, et percer, s’il le peut, le mystère qui les entoure. Il vise ainsi à scruter plus loin que les potentialités de l’œil. Avec cet intérêt détourné vers le regardeur plutôt que l’objet regardé, le narrateur nous entraîne dans un monde subjectif où les points de vue se juxtaposent et se multiplient. Roger Shattuck, qui analyse la science de l’optique dans la Recherche, va dans le sens de J.‑P. Ollivier en affirmant que « Proust’s structure of theories on time and forgetting, optics and memory, coincide with his presentation of personality as intermittent, unpredictable, contradictory9». L’image n’est ni nette, ni précise mais elle joue avec les mouvements du regard et les différentes intentions qu’il cache.
17Le second élément crucial dans l’utilisation originale de l’optique proustienne tourne autour de la lumière. En lien avec la création poétique et la notion de beauté, Proust note les variations de lumières pour représenter un monde vivant et mouvant. Dans le train pour Balbec, par exemple, essayant de surpasser sa nervosité causée par l’absence de sa mère et la perte de ses repères habituels, le narrateur se focalise sur l’extérieur, observé depuis la fenêtre. Il assiste au lever de soleil et remarque avec délectation une « bande de ciel rose » (II, 16). Mais cette découverte n’est que fugitive et elle est rapidement enlevée par un soudain mouvement de train. Le narrateur a beau la retrouver quelque temps après, la réapparition est diminuée et amoindrie puisqu’elle n’est pas exactement la même qu’auparavant. Il profite cependant d’avoir admiré ce petit morceau de paysage « en rapport avec l’existence profonde de la nature » (II, 15) qui lui permet de s’échapper quelque instant. La référence scientifique à l’optique avec ses jeux de lumières supplée donc au réel une dimension d’enchantement que J.‑P. Ollivier met en avant : « La vue vraie, utile au sens du poète, n’est pas celle de l’œil mais celle de la sensation qui nourrit l’imaginaire, le “seul organe pour jouir de la beauté” (IV, 450) » (p. 119).
L’astrophysique & l’illusion d’un ordre
18Le vaste univers de la Recherche s’organise autour de différents mondes sociaux. Il suffit de regarder de près à la description de la mondanité pour voir que le concept général cache une multitude de petits groupes. Citons les exemples du petit clan des Verdurin, du salon d’Odette, de la petite bande de Balbec, ou encore du cercle fermé du Jockey‑Club, autour desquels gravite le narrateur. Cette organisation plurielle est alimentée dans le roman par la référence à l’astrophysique, et plus précisément l’astronomie. J.‑P. Ollivier remarque que les images tirées de cette science sont parmi les plus nombreuses. Proust utilise les allusions à la multiplicité infinies des mondes pour donner à l’univers de la Recherche mouvement et profondeur. Autour des images fournies par l’astronomie, il est intéressant de noter que l’écrivain se détourne du soleil et de la lune, astres jugés trop classiques et pas assez vecteurs de sens. À leur place, Proust choisit de développer les étoiles, qui apportent de nouvelles qualités essentielles telles que la lumière, l’attraction et les constellations. La référence à l’objet céleste transmet ainsi l’idée d’un ordre où chacun trouve sa place.
19Toutefois, tout assemblage dans la Recherche ne tient pas, et à l’image de la mort des étoiles massives, finit par exploser. Dans un premier temps, le narrateur étant en‑dehors des groupes, cette position ne lui permet pas de décrire précisément les différents membres ou de raconter tout ce qui se passe. Par conséquent, l’écriture rapporte l’image d’un tout avant celle des parties. C’est grâce au rapprochement que la description se précise. Parvenu à se hisser à l’intérieur de la petite bande par exemple, le narrateur prend le temps d’analyser, d’observer et de différencier les individualités : il extrait Albertine, Andrée, Gisèle puis Rosemonde. Ce passage de l’un au multiple explose l’image du groupe et, en décomposant l’assemblage, le narrateur réalise la tension qu’il y a entre chaque membre. Le sentiment d’appartenance est fragile et la stabilité est menacée à chaque nouveau développement : « Aimer aide à discerner, à différencier » (II, 261). On assiste à un éparpillement du singulier, comme l’observe Félix Guattari : « De cinq à six fillettes, on passe rapidement à trois jeunes filles et, après quelques hésitations, l’amour du Narrateur se fixe uniquement sur Albertine10 ». L’assemblage n’est jamais définitif mais bien toujours relatif et momentané. Proust utilise donc les références à l’astrophysique pour donner l’illusion d’un monde réglé et ordonné, qui ne cache, en réalité, que désordre et éclatement. J.‑P. Ollivier parle justement d’un « échec conceptuel délibéré » : « Le recours aux métaphores astrales laisse croire implicitement qu’il peut y avoir un ordre rigoureux dans les sociétés — ordre par ailleurs démenti par l’opacité réelle des personnages et l’irrationalité foncière de leurs conduites » (p. 145).
La géométrie & le mouvement des lignes
20Avec les références à la physique, l’optique et l’astronomie, l’originalité principale du roman de Proust réside dans la description d’un monde mouvant sans pareil :
Ce qui est sans exemple dans la littérature, c’est le mouvement permanent, général et pour ainsi dire cosmique qui emporte la Recherche toute entière : mouvement de l’écriture, mouvement des personnages, mouvement des signes omniprésents, mouvement du héros vers la vieillesse et la mort, à travers la rédemption de l’Œuvre. (p. 74)
21Cette qualité est également soutenue par les mathématiques et la géométrie qui animent l’espace. En effet, J.‑P. Ollivier ouvre une nouvelle perspective sur l’épisode très commenté des clochers de Martinville en soulignant la référence géométrique étonnante au cône « formé par le champ de vision de l’observateur et dont le sommet se déplace avec la voiture » et dont « la parabole ainsi produite ne peut être qu’épisodique, au gré d’une intermittence qui explique les variations considérables de la cinétique des clochers » (p. 152). La section conique ainsi dévoilée permet de faire ressortir le déplacement des lignes créé dans et par l’écriture. Mais surtout, l’expérience marque le narrateur qui joue de sa position de référentiel pour modifier la structure de l’espace visuel et observer les bouleversements apportés.
22En plus du cône, J.‑P. Ollivier met à jour d’autres formes géométriques dans la Recherche comme le point trigonométrique, le cercle ou la révolution. La présence inédite de ces images mathématiques s’explique chez Proust par une volonté audacieuse de mettre en mouvement l’espace selon la position, la vision ou les sentiments du narrateur référentiel. J.‑P. Ollivier qualifie ainsi l’espace « d’une complexité étrangère à l’espace isotrope et absolu de Newton, [il] développe des variations de nature presque musicale avec le temps, découpe des aires d’intérêt indissolublement liées à certains personnages, structure de façon occulte le roman, peut faire surgir la mémoire involontaire et compose avec certaines notions de la Relativité » (p. 162‑163). Et bien que les images ne soient pas toujours d’une justesse inébranlable, leur présence opportuniste renforce un espace poétique mouvant. Proust s’appuie sur la géométrie et les mathématiques pour aller au‑delà de leur représentation intrinsèque et construit, à partir d’une riche imagination et d’une écriture puissante, un nouvel espace unique dont les lignes varient au fur et à mesure de la lecture.
La biologie & la complexité du vivant
23Après la description du monde multiple et mouvant, la focalisation est finalement ramenée sur l’humain. Cela conduit Proust à se tourner du côté d’une dernière discipline scientifique : la biologie. J.‑P. Ollivier décrit cette science comme « la plus informée [qui] occupe dans le roman quelques sujets limités en nombre, décisifs parce qu’ils plongent, via le questionnement scientifique, aux racines du mystère que constitue la vie elle‑même » (p. 170). Cette attention quasi microscopique sur les personnages proustiens révèle un véritable éclatement. Le narrateur fait rapidement le constat d’une division de l’identité qui prend, soit la forme d’une dualité (c’est le cas, par exemple, pour Legrandin, Odette, Rachel), soit d’une plus grande multiplicité (Albertine, Swann). Il devient dès lors impossible de fixer une image fixe et continue des personnages dans la Recherche. Cette complexité infinie marque le tournant avec la description naturaliste qui précède Proust. Comme chez Zola par exemple, J.‑P. Ollivier critique la volonté d’expliquer logiquement et scientifiquement les êtres puisqu’elle nie la complexité à l’œuvre : « Il y a là une conception de l’homme amputé de ce qu’il y a de plus humain en lui, proclamation naïve aux horizons bouchés » (p. 175). À l’inverse, Proust met au cœur de son roman « l’obscurité radicale de l’être » (ibid.).
24Cette complexité du vivant est rendue visible dans la Recherche grâce à la notion essentielle du Temps qui permet de mettre en scène le vieillissement en cours. Pour être au plus proche du réel, le narrateur puise dans le domaine de la biologie pour illustrer le renouvellement cellulaire — notion qui « n’avait pas encore conquis tous les « savants » en 1900 » (p. 184). J.‑P. Ollivier souligne donc l’ingéniosité de Proust qui cherche à représenter une réalité biologique : la description des visages vieillissants. Dans l’épisode du « Bal de têtes », le narrateur constate la disparition et l’apparition de nouveaux éléments qui composent les figures et finissent par métamorphoser complètement les personnages. Il tire alors une conclusion sur l’évolution humaine, fondée sur la décomposition et la régénération, ou ce que J.‑P. Ollivier appelle « le renouvellement incessant du vivant » (p. 188) :
si, dans ces périodes de vingt ans, les conglomérats de coteries se défaisaient et se reformaient selon l’attraction d’astres nouveaux destinés, d’ailleurs, eux aussi, à s’éloigner puis à reparaître, des cristallisations, puis des émiettements suivis de cristallisations nouvelles avaient lieu dans l’âme des êtres. (Le Temps retrouvé,IV, 570)
25La référence biologique ici ne vise pas à expliquer le réel, elle n’est utilisée que pour faire vivre une véritable expérience de la vie et de la mort. Et, encore une fois, la science est mise au service de la création puisque cette vision du renouvellement cellulaire et de l’abîme de la mort fait prendre conscience du temps au narrateur qui décide alors de se lancer dans la composition de son œuvre.
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26Après s’être penché individuellement sur les sciences présentes dans la Recherche, on parvient à former une image d’ensemble d’un monde mouvant, complexe, mystérieux, profond et infini. Les sciences enrichissent la forme poétique à travers un réservoir d’images originales à la disposition du narrateur. Leur place est justifiée par un besoin de généralisation vers la recherche de lois, pour une précision au plus proche du réel, et pour le développement d’une création poétique sans limite :
L’aisance avec laquelle Proust écrivain joue de connaissances rigoureuses, acquises pour la plupart on ne sait où […] ne doit pas masquer l’objectif caché de sa « démonstration ». […] Point décisif : l’insertion de données scientifiques doit être interprétée comme telle. Des connaissances, de toute évidence, mais projetées au‑delà du littéral, signes d’un savoir, d’une conception et d’une totalité englobante, qui font éclater la structure narrative du roman. (p. 204)
27Loin d’obscurcir la description, les références scientifiques rendent ainsi compte de la beauté et de la puissance imaginative de l’écriture de Proust. Sans jamais se prétendre scientifique, l’univers qu’il nous offre à la lecture est une expérimentation authentique du temps, de l’espace, et surtout de la vie.