Les trois âges d’André Chénier
1Un « cygne étouffé si jeune par des mains sanglantes », telle est l’image d’André Chénier que retient Latouche dans la première édition de ses œuvres complètes, reprenant l’orientation majeure des débuts de la critique chéniériste qui perçoit longtemps l’œuvre du poète à l’aune de la brusque et terrible conclusion de son existence. Un génie avorté, célébré sans avoir publié le moindre vers, et tout cela de son vivant, tel est le point de départ paradoxal que prend Catriona Seth pour mettre en évidence l’évolution de la perception de son œuvre à travers le temps, depuis 1788 jusqu’au début du XXe siècle, en regroupant un florilège de textes critiques concernant ce poète mort né. Un parcours critique se dessine clairement, qui va jusqu’au « foisonnement littéraire autour de Chénier » : du « concert de louanges » qui le consacre en poète intouchable, bénéficiant de l’immunité conférée par sa fin de vie tragique en passant la volonté farouche d’en faire « le fondateur d’une école », « l’histoire de la critique de Chénier esquisse également une évolution du goût ». L’intérêt se déplace des élégies aux iambes et à la prose, son « héritage littéraire suscite des interrogations », de même que les « membra disjecta » qui forment son œuvre, mosaïques d’ébauches s’alliant à des formes poétiques plus abouties, perçus plus ou moins bien par la critique.
2Ainsi Catriona Seth montre combien chaque nouvelle édition contribue à un renouveau de la perception de l’œuvre par l’innutrition progressive de fragments retrouvés, constatant que l’histoire de la critique chéniériste pourrait bien se résumer à celle des publications de ses œuvres et des partis pris qui les accompagnent. « Miracle du siècle » de Voltaire, selon Marguerite Yourcenar, Chénier étonne et l’évolution des écrits critiques retracée dans cette anthologie permet de percevoir avec clarté ses moindres soubresauts, restreints, par nécessité sélective, au domaine français.
3Trois périodes de la critique du poète viennent ainsi se greffer autour de trois grandes éditions des œuvres de Chénier : celle de 1819, par Henri de Latouche, la première à être pensée comme « œuvres complètes », celle du même Latouche en 1829, complétée par des inédits, et enfin celle de Becq de Fouquières en 1875, édition érudite et plus complète.
4Avant la publication posthume, par Latouche, des premiers fragments conservés de l’œuvre d’André Chénier, l’hommage de ses contemporains se montre fervent, et, en l’absence quasi-totale de publication de ses poèmes, Charles Palissot salue tout de même le génie de l’auteur annoncé dans « peu d’ouvrages » communiqués, alors que Charles Le Brun, son maître en poésie, publie dans l’Almanach des Muses un éloge du « frère de l’auteur tragique », Joseph-Marie, le représentant triomphant au sommet de l’Hélicon. Chénier est déjà, de son vivant, loué en perspectives. Peu après sa mort, il suscite aussi la polémique, ce que rappelle ce même Palissot, citant « l’Epître sur la calmonie » qui met en cause injustement selon l’auteur, Joseph-Marie, célèbre et influent, accusé d’avoir laissé mourir son génie de frère sur l’échafaud.
5À partir de l’édition de 1819, la critique s’intéresse davantage à André Chénier et à son œuvre. Si la préface aux Œuvres complètes, d’Henri de Latouche, célèbre à la fois le poète et le combattant de la liberté, c’est encore en comparaison à son frère que Le Brun, dans La Renommée, envisage André Chénier comme un éternel poète, jusque sur l’échafaud, amorçant la légende du poète déclamant du Racine avec Roucher, se frappant le front et disant « pourtant, j’avais quelque chose là ». On sait comment cette légende fut largement diffusée par Chateaubriand, dans son Génie du Christianisme, emblème renforçant l’image d’un Chénier poète aux élans sublimes injustement interrompus.
6Mais la critique n’en reste pas toujours à cette conception idéalisée, et Amar-Duvivier notamment entend étudier l’homme de lettres comme l’homme historique, mettant en valeur l’art des emprunts antiques dans une œuvre comme l’idylle intitulée « La Liberté ». Lemercier, dans son compte-rendu des Œuvres dans la Revue Encyclopédique envisage alors le poète comme un combattant et un innovateur, dont les écrits ne sont pas blâmables, n’étant que des essais de sa muse : défenseur de la liberté en politique comme en poésie, les « beautés neuves » de ses vers sont avant tout un témoignage de l’homme, trahissant le « citoyen courageux », chez qui « la vertu seule est libre ».
7Ainsi, l’homme et l’œuvre semblent difficilement séparables, tant le destin tragique du poète marque la critique. Veine amoureuse et vision mélancolique reflètent ses amours tourmentées avec charme et talent, notamment dans « Le Malade », pour Alfred F. dans le Mercure de France, publication des ébauches des poèmes qui ne respectent pas le génie du poète en montrant le pindarisme ronsardien et l’erreur non encore corrigée pour Charles Loyson, les œuvres d’André Chénier suscitent un débat centré sur l’homme. Ainsi, le Journal de Paris déplore l’ « enfant d’Apollon », « moissonné par les révolutions » et F. Raynouard, s’il entend rendre compte de l’œuvre sous des « rapports » littéraires (l’originalité dans le traitement des sujets, la forme du style et la versification), reste malgré tout guidé par un souci d’excuser les maladresses et les écarts qu’auraient sans doute corrigé André Chénier s’il l’avait pu. Mais la critique la plus célèbre de ce temps est sans nul doute celle du jeune Victor Hugo, excusant lui aussi, dans un oxymore très parlant, les « erreurs brillantes » d’un « jeune lion arrêté au milieu du développement de ses forces ».
8Le culte d’André Chénier entraîne ainsi une critique indulgente, qu’elle ne perçoive en son œuvre que la marque d’une « âme indépendante », comme dans les Lettres Normandes, en 1820, ou qu’elle se livre à un véritable « Hommage aux mânes d’André Chénier » comme chez Jules Lefèvre. C’est l’homme qui intéresse Boissy-d’Anglos, l’être né pour le malheur, trop animé de liberté, comme son frère, innocenté de la responsabilité injuste de la mort du poète, alors que Sainte-Beuve voit en André Chénier l’homme païen, « païen aimable », aimant la nature et alliant « émotion religieuse et philosophique à la fois ». La mort encore proche du poète ne permet pas à la critique de ce début XIXe siècle de se départir d’une certaine indulgence, qui va parfois jusqu’à l’éloge, et d’une perception des multiples dimensions d’un homme difficile à cerner autrement que comme un génie, politique, poétique ou mélancolique.
9La nouvelle édition de Latouche en 1829 inaugure une période où l’héritage d’André Chénier et la guerre des éditions successives vont ranimer le débat critique autour de ses œuvres dispersées. Si Latouche plaide pour un « fonds commun » permettant d’avoir accès aux manuscrits du poète, jalousement gardés par ses héritiers, c’est l’image d’un Chénier abattu, déçu par ses amis oublieux que décrit A. Brizieux, lorsqu’il rend compte de sa perception d’un portrait d’André Chénier où il croyait contempler « le chantre d’Homère et de l’Oaristys ». La vie prend encore le pas sur l’œuvre et Pierre-François Tissot retrace ainsi longuement l’existence du poète rêveur en compagnie des Muses mais aussi de l’adepte de « la controverse politique », finissant sa vie « entre l’amitié et la poésie », au cœur devenu le « véritable foyer de son génie et de son talent », victime des mêmes écueils que Le Brun, « trop poète » et « pas assez amant ». Le mythe du poète maudit a la dent dure.
10Ainsi, cette seconde étape de la critique chéniériste, reste prise entre deux eaux, entre permanence du modèle de l’éloge du poète et débats sur les éditions et les manuscrits : Philarète Chasles loue la « pureté » et la « sensibilité », la manière « naïve » et « gracieuse » de Chénier, Gustave Planche s’attarde sur l’élégance et la beauté de ses poèmes et la « grâce athénienne » du vers. Sainte-Beuve, une année plus tard – en 1839 – reprend les perspectives éditorialistes déjà entreprises par Latouche, sur « quelques documents inédits » concernant André Chénier, se livrant à une herméneutique des sources antiques utilisées par Chénier et préfigurant le travail de Becq de Fouquières. Il envisage ainsi une « future édition difficile » des œuvres du poète enrichie des « fines questions de la poétique française ».
11Leconte de Lisle, quant à lui, reprend les perspectives précédentes louant le poète, mais le replace dans son influence sur l’évolution de la poésie à la fin du XVIIIe siècle : il voit ainsi en lui « le régénérateur et le roi de la forme lyrique », un « moderne enfant de la vieille Grèce », une « sève primitive » auprès de laquelle il convient aux nouveaux poètes de se ressourcer. Blanchemin insiste alors sur « le parfum grec que respirent tous les ouvrages de Chénier » nourries du « douloureux mystère » qui plane sur eux : le poète est perçu comme « amant de la forme », passeur de cultures, qui « donne une main à Pindare, et l’autre à Anacréon ». Mais Vigny, dans une lettre à Camilla Maunoir, dénonce le poète, « traducteur presque perpétuel », « grand » malgré tout « quand il est lui-même ». Il absout au final ses œuvres de « corsaire » : il y a prescription.
12Ainsi, les écrivains se font l’écho indirect de Chénier, comme Balzac le citant comme modèle du poète dans les Illusions perdues, confirmant une autre direction de la critique, qui voudrait le voir comme un homme de la transition, « entre les deux siècles » pour Saint-Marc Girardin, « novateur secret et ignoré », alors qu’une autre critique entend établir les textes et manuscrits véritables d’André Chénier, comme son héritier Gabriel de Chénier, comptant bien « rétablir la vérité des faits » en produisant « un grand nombre de documents inédits ». Entre vérité du testament des manuscrits et mythe du poète novateur, la critique du milieu du XIXe siècle reste divisée : Arsène Houssaye le perçoit comme animé uniquement de la « Muse de l’Olympe », Ancien ressuscité chez les Modernes, mais Emile Coquatrix reprend la vision traditionnelle du poète « martyr » engagé politiquement, « ardent défenseur de la liberté ». Cette dimension semble remise sur le devant de la scène en cette période troublée de guerre civile de 1848, si bien que Sainte-Beuve, en 1851 étudie l’« homme politique » chez André Chénier, et non plus seulement le poète.
13Si le contexte de la France influe sur la critique, elle pousse également à percevoir Chénier davantage dans sa dimension prophétique : après les soubresauts de l’histoire, la poésie doit retrouver un nouvel élan ainsi Hippolyte Babou présente-t-il Chénier en quasi « contemporain », un « précurseur[…] de la poésie moderne » qui vient ranimer de son souffle la poésie de son temps. Mais cette conception ouvre un débat critique majeur au XIXe siècle et Alfred-Joseph-Xavier Michels refuse de concevoir Chénier comme le « fondateur d’une poésie nouvelle », se demandant « où sont donc ses élèves ? Quelle a été son influence ? ». Théophile Gautier, quant à lui, s’élève contre cette idée et voit en l’avènement de Chénier « un frais souffle venu de la Grèce » grâce auquel « toute la fausse poésie se décolora ». Emile Egger fait alors du poète un « artiste » aux « esquisses » aussi intéressantes « qu’une œuvre achevée », forte de « tous ces affluents poétiques » venus de l’Antiquité comme autant de richesses innervant son œuvre avortée.
14Le débat commence ainsi à mûrir autour de la figure d’André Chénier et les avis opposés prennent peu à peu leur place au sein d’une polémique située tant au niveau éditorial qu’à celui de l’héritage poétique éventuel.
15C’est Barbey d’Aurevilly qui va, le premier, véritablement oser mettre à mal l’idéalisation du poète Chénier. Fustigeant la critique frileuse par un cinglant « on ne touche pas à ce qu’à fait la Gloire ! », il s’élève contre la publication des fragments de l’œuvre du poète qui tiendrait de l’exploitation abusive de ses écrits : « on l’a raclé pour avoir plus de sa limaille ». « L’envers et le déshabillé de son œuvre » ainsi mis à nu, l’image de Chénier en est ternie par cette « cuisine » du « génie », « laid[e] à voir » et masquant mal l’existence réelle du poète, celle « de gratte-papier et de journaliste ». Pourtant, le « laborieux mosaïste » des Iambes trouve grâce à ses yeux, car c’est la critique qui l’a terni, elle qui « n’admira que la vie grecque en lui » : Sainte-Beuve inquisiteur voué aux gémonies, la dénonciation des dérives de la critique contribue à récuser toute une tradition dont l’effet pervers a été de « dépays[er] l’admiration et [de] prosaïs[er] le poète ». Mais ce que Barbey d’Aurevilly considère comme les « dessous des cartes » néfastes au génie du poète, Becq de Fouquières le perçoit davantage comme un moyen de « pénétrer dans cet atelier poétique où tout semble encore attendre la présence du maître ».
16Grand poète de la révolution non aboutie, sans continuateur, pour Edmond Scherer, ni un Classique, ni « un romantique avant l’heure », ni le lien entre deux époques pour Rémy de Gourmont, Chénier, en cette deuxième moitié du XIXe siècle, est avant tout démystifié par la nouvelle critique. Pourtant, Victor Fournel atteste de la survivance de ce débat puisqu’il soutient quant à lui la beauté de ces « débris d’un grand monument inachevé » que constituent les fragments poétiques de Chénier, voyant en lui « à la fois le dernier classique » et « le premier romantique ». Mais Louis Becq de Fouquières dépasse ces contradictions en allant plus loin : Chénier aurait « volontairement laissé la majeure et la plus intéressante partie [de son œuvre] à l’état fragmentaire ». Passant en revue son œuvre et ses beaux débris, il y voit la marque du jaillissement de son inspiration. Anatole France s’oppose fermement à cette conception, percevant Chénier non comme un novateur, mais comme « la fin d’un monde » alors qu’Emile Faguet y voit un « homme supérieur » à la « faculté poétique » hors du commun, « mal compris » et « mal classé » par la critique de son temps. On ne saurait exprimer d’avis plus antagonistes.
17Ainsi, des voix s’élèvent contre cette vision de Chénier en génie : « ultra-païen », sculpteur de la Grèce à admirer avec l’indignation du chrétien selon Léon Gautier ; Henri Potez ne voit pas d’amour dans ses élégies, et même un « caractère convenu », reprenant à son compte une citation de Becq de Fouqières, « il aime l’art plus que Camille ». Devant ce concert discordant de la critique, Ferdinand Brunetière pose la question sans ambages : « classique ou romantique ? ». Ce qu’il appelle un « procès littéraire » s’est engagé autour d’André Chénier : dans la « confusion » qu’il observe entre « Romantiques » et « Parnassiens », il démontre le « classicisme » du poète en ce qui l’oppose aux « Romantiques ». Car des voix comme celles d’Henri de Régner viennent rappeler le novateur qu’a été Chénier en reprenant l’opposition des Classiques et des Modernes, entre lesquels il se positionnerait. Alors, le discours critique veut faire œuvre de clarté : Edmond Estève entend en finir avec les « légendes pathétiques » auréolant l’existence de Chénier, pour lire dans son œuvre inachevée « sa vie », à savoir « la vie même ».
18Le renouveau critique passe alors par une édition du « manuscrit des Bucoliques » par le poète José-Maria de Hérédia, qui rêve devant le « chaos admirable » des poèmes, avec pour but ultime d’«ordonner ce désordre », de « reconstruire l’œuvre du poète » : nouveau Virgile, « barbare comme Homère et Théocrite », il perçoit en André Chénier un poète novateur ayant « purifié à jamais la poésie française ». On recherche alors ce qui pourrait symboliser ce poète inclassable, qui réduit, selon Jean Moréas, son frère Joseph-Marie à « une ombre gesticulante », inversant la situation qu’il avait vécue de son vivant : son « rayon, animé d’une vie éternelle », « s’étend aux nouvelles générations qui s’élèvent » pour Charles Maurras. Voilà Chénier réhabilité.
19L’adaptation musicale de John Elart — celle de « La Jeune Captive » en 1819 — transforme le poème en romance, renforçant l’expressivité par « l’écriture en dissonances de la mélodie ». Ce sont de telles dissonances que nous laisse entendre Catriona Seth dans cette anthologie où André Chénier paraît symboliser les dissensions d’une critique en pleine évolution : créant une légende harmonieuse et pathétique du poète sacrifié, elle se déroule en suivant le fil chaotique et polémique du XIXe siècle, du « noli me tangere » de l’adulation aux débats sur la dimension et l’influence du poète, les uns fustigeant les « cuisines du génie » des fragments publiés que d’autres perçoivent au contraire comme « l’atelier du poète ». Sans nul doute, la dernière édition des œuvres d’André Chénier1 réhabilite et relance le mouvement de la critique chéniériste, ultime remous d’un « homme qui sent fortement, exprimant ses sensations dans une langue plus expressive »2.