Apprendre l’éducation au féminin
1L’ouvrage collectif Apprenties sages. Apprentissages au féminin, dirigé par Frédérique Toudoire-Surlapierre, Alessandra Ballotti et Inkar Kuramayeva est issu du colloque international « A Room of One’s Own : l’apprentissage au féminin », qui s’est déroulé à l’Université de Haute-Alsace en 2017. Il découle également d’un désir des directrices de « donner la parole aux histoires des femmes trop longtemps ignorées et qui deviennent aujourd’hui, au contraire, de véritables exemples pour une société qui aspire à l’égalité » (p. 13).
2Un projet fascinant, qui s’organise en trois parties — les lieux de l’apprentissage, l’écriture de l’apprentissage, l’émancipation — et qui réunit vingt-trois contributions, précédées de l’introduction des directrices et d’une préface rédigée par Karine Bénac-Giroux, puis suivies d’une conclusion signée par Anne Aubry. Cette vaste analyse témoigne d’un projet ambitieux, et un champ immense de recherche se trouve couvert au fil des nombreuses contributions. En même temps, la cohérence du projet en est quelque peu affectée : tandis que la première partie fait preuve d’une forte cohérence, les contributions des parties suivantes semblent parfois plus déconnectées, et une impression de décousu peut parfois se ressentir à la lecture. Peut-être l’ouvrage aurait-il bénéficié d’une publication en volumes. Les diverses contributions de l’ouvrage offrent, selon des perspectives historiques ou littéraires, un nombre varié de réponses à la question « Pourquoi l’apprentissage au féminin est-il nécessaire ? » (p. 16), posée par les directrices dans leur introduction. Féminin, et non pas féministe, comme elles le soulignent, en définissant de manière fort regrettable le féminisme comme un ensemble d’« attitudes face aux discours des femmes [qui] ont tendance à situer le féminin et le masculin sur deux plans opposés et hiérarchisés » (p. 14), vision bien réductrice d’un vaste mouvement qui a tant contribué à l’apprentissage au féminin.
3Même si l’ouvrage final n’est pas consacré à Virginia Woolf mais bien à la question de l’éducation des femmes, c’est sous ses auspices qu’était placé le colloque, ainsi que la publication qui en résulte. C’est donc Woolf qui va guider notre lecture du recueil, et particulièrement son pamphlet mythique, cité dans grand nombre des contributions de l’ouvrage, A Room of One’s Own (1929), plus connu en français à travers la traduction de Clara Malraux Une chambre à soi, et récemment retraduit par Marie Darrieussecq par Un lieu à soi1. Dans l’essai, Woolf s’attache en effet particulièrement à la question de l’apprentissage au féminin, ou plus précisément de son absence pour les générations de femmes qui la précèdent. De manière aujourd’hui notoire, elle argue qu’une femme auteure, ou oserai-je une autrice « must have money and a room of her own if she is to write fiction2 ». Elle souligne également l’absence d’une tradition littéraire vers laquelle se tourner pour une femme qui se lance en écriture, et le manque de légitimité ressenti par les autrices que cette absence implique. Cette dimension de la pensée de Woolf est d’ailleurs observée dans un excellent chapitre du recueil rédigé par Silvia Hegele, qui se concentre sur l’analyse du journal et des essais de Woolf, et qui démontre que l’autrice était étouffée par le poids de la tradition masculine, contre lequel elle a dû lutter toute sa vie :
L’impression d’être vue par cet autre omniprésent la paralyse pendant ses lectures […]. Un regard qui ne l’abandonnera pas et qui reviendra pour la mettre en péril, pour semer le doute asphyxiant avant, pendant, et après l’acte de création. (p. 202)
4De fait, nous proposons une lecture de l’ouvrage à la lumière des arguments de Woolf, qui constitueront les axes de réflexion de notre contribution. Nous nous intéresserons ainsi à la question des conditions matérielles de l’apprentissage ; à celle de la nécessité d’un lignage, ou d’un héritage au féminin comme condition de l’émancipation ; enfin nous nous pencherons sur le lien entre éducation et émancipation tel qu’il est développé dans le recueil.
Les conditions matérielles de l’apprentissage
5C’est particulièrement dans la première partie de l’ouvrage que cette question est adressée, bien qu’il s’agisse d’un fil conducteur qui anime nombre de contributions du recueil. Nous nous arrêterons notamment sur la question de l’espace d’apprentissage, à travers l’article qui ouvre la première partie, consacré à « L’institution pour jeunes demoiselles de Strasbourg », rédigé par Loïc Chalmel. L’auteur délivre un compte-rendu de l’histoire de cette institution pour jeunes filles protestantes, fondée par Jean Frédéric Simon et Jean Schweighäuser dans la dernière partie du xviiie siècle, à cette époque « où l’on rêve de renouveler le sort de l’Homme par le moyen de l’éducation » (p. 33). L. Chalmel analyse notamment le programme d’éducation de l’institution, publié à l’époque dans des revues que les parents des jeunes filles étaient à même de lire. L’auteur retrace ainsi les difficultés, notamment financières, rencontrées par l’institution, dont les portes ne demeurent ouvertes que de 1779 à 1783 ; et le rôle que joue la réputation dans le cadre d’une institution réservée aux jeunes filles, dont la pureté morale devait toujours être préservée :
C’est donc pour contribuer à établir sur des bases solides la position « naturelle » de la femme dans la société bourgeoise du xviiie siècle, que concourent tous les efforts de l’éducateur. (p. 37)
6La question de l’espace privé et public est également abordée, à travers l’étude de l’apprentissage de la musique en France et en Allemagne. Deux articles rédigés par Frédérick Sendra et par Claudia Schweitzer soulignent une certaine liberté que pouvait prodiguer l’apprentissage de la musique pour les jeunes filles françaises, qui étaient autorisées à délivrer des performances publiques. La musique pouvait ainsi constituer dès le xviiie siècle une forme d’émancipation pour les jeunes filles. En France, à travers l’accès des musiciennes à l’espace public ou « semi-public » des salons (p. 106) ; en Allemagne, à travers la valorisation paradoxale des qualités « naturelles » de la femme, son devenir-mère et « sa capacité d’adaptation » (p. 106), qui lui permettent d’accéder à l’espace professionnel, à travers le statut d’enseignante, comme l’observe Cl. Schweitzer.
7La problématique de l’espace dans le cadre de l’apprentissage féminin est ainsi abordée selon un nombre de perspectives qui en soulignent l’importance centrale pour comprendre comment l’éducation des jeunes filles se construit à différents moments de l’histoire européenne, permettant parfois l’émancipation, ou au contraire enfermant les jeunes filles dans un rôle préétabli.
Un lignage féminin
8Dans son essai, Woolf souligne à quel point il est difficile pour l’autrice de s’inscrire dans une lignée littéraire, car il n’existe pas de tradition littéraire féminine. Elle rend toutefois hommage aux artistes qui la précèdent, en notant là l’incroyable force de Jane Austen qui écrivait dans son salon, ou en inventant ici une petite sœur à William, Judith Shakespeare, enterrée à Elephant and Castle après s’être suicidée pour avoir tenté de poursuivre une carrière similaire à celle de son illustre frère :
[…] but what is true in it, so it seemed to me, reviewing the story of Shakespeare’s sister as I had made it, is that any woman born with a great gift in the sixteenth century would certainly have gone crazed, shot herself, or ended her days in some lonely cottage outside the village, half witch, half wizard, feared and mocked at3.
9De fait, la question du lignage littéraire traverse également les contributions du recueil. Le chapitre de Valentina Pinoia consacré à l’élaboration du roman d’apprentissage féminin souligne la richesse des échos qui résonnent entre les œuvres d’Irmgard Keun, Virginia Woolf, Simone de Beauvoir et Grazia Deledda. La critique revient sur l’histoire du bildung, comme roman de l’acquisition d’une identité masculine. Elle démontre qu’avec l’émancipation féminine naît une nouvelle forme de Bildung dédiée à l’exploration d’une subjectivité féminine, qui se manifeste dans la littérature féminine européenne au xxe siècle. Le roman d’apprentissage au féminin trace ainsi un lignage entre les autrices à travers la conquête de la liberté et la révolte, qui passe par « the breakage of a chain of slavery that continues from mother to daughter, and that can only be stopped by a new form of Bildung that will teach women to be free, through education, art and work4 » (p. 431).
10Dans un article tout à fait éclairant, Maria-Clara Machado analyse quant à elle le roman Vésperas d’Adriana Lunardi, à travers l’étude des figures féminines que le récit convoque. M.‑Cl. Machado interprète ainsi l’œuvre comme le traçage d’un lignage littéraire féminin :
Dans Vésperas, nous pensons que l’auteure cherche, par le recours à sa mémoire littéraire, à s’inscrire dans une lignée qui lui permet de se reconnaître elle-même dans le partage d’idées et de lectures du monde, similaires à celles d’auteures blanches issues de classes hautes et moyennes occidentales, notamment issues de pays anglophones. (p. 465)
11Elle note toutefois que ce lignage, qui permet à l’autrice de se définir et de se constituer en tant que telle, se construit sur l’exclusion de l’héritage littéraire féminin noir du Brésil. Comme l’observe M.‑Cl. Machado, toutes les femmes représentées dans le texte de Lunardi sont blanches, et souvent issues d’un milieu européen intellectuel aisé. M.‑Cl. Machado voit dans cette omission la reproduction du racisme systémique qui caractérise la société brésilienne. La question du lignage du point de vue du genre permet ainsi de mettre en lumière l’effacement de voix autres.
12La notion de lignage est ainsi problématisée à travers le recueil. Tout en rappelant son importance dans l’élaboration d’une identité littéraire féminine, et l’exclusion de la tradition littéraire dont les femmes ont été frappées, l’ouvrage souligne également les multiples formes que l’exclusion peut prendre et démontre l’intersectionnalité des formes de discriminations.
Émancipation & apprentissage
13Enfin, la force de l’ouvrage réside certainement dans sa capacité à démontrer les multiples modalités selon lesquelles apprentissage et émancipation sont interconnectés. Ainsi, il en va de la contribution de Fabrice Le Corguillé qui revient sur le destin de deux Amérindiennes dans les États-Unis du xixe siècle, Sarah Winnemucca et Zitkala Ša, pour qui l’éducation a constitué un moyen de former leurs propres voix. F. Le Corguillé soutient en effet, en s’appuyant sur la théorie de Gayatri Spivak, qu’être femmes et amérindiennes ne signifiait pas être doublement subalternes, mais plutôt que leur capacité d’apprendre la culture dominante était un moyen pour elles d’en dénoncer la cruauté ; ainsi que d’épouser un rôle d’éducatrices dans leur communauté. À travers l’article se dessine ainsi le portrait de femmes visionnaires, qui ont su mobiliser leur éducation, et offrir une réflexion sur la notion même, en lien avec l’émancipation des femmes et du peuple amérindien. F. Le Corguillé analyse notamment la pensée de Winnemucca :
Elle plaide plutôt pour un rééquilibrage politique des pouvoirs et une égalité des sexes au moins de droit dans la société américaine, comme cela était le cas chez les Paiutes. Elle semble aussi créer un lien entre condition féminine, condition des Amérindiens et conditions d’apprentissage dans le sens où l’accès au savoir et à la reconnaissance des cultures amérindiennes seraient bénéfiques pour tous. (p. 367)
14C’est également un désir d’écrire qui vient avec l’éducation, et notamment de s’écrire. Régine Battiston observe ainsi les difficultés rencontrées, voire l’échec éprouvé par l’écrivaine autrichienne Marlen Haushofer, à appliquer dans sa vie les revendications féministes explorées dans son écriture, véritable « vecteur de survie psychologique » (p. 167), traversée par les traces de ce conflit intérieur. De la même manière, Sylvie Jeanneret observe la construction d’une subjectivité féminine dans les romans de trois autrices suisses romande, Anne-Lise Grobéty, Alice Rivaz et Yvette Z’Graggen. Elle démontre ainsi comment l’écriture est lieu de l’apprentissage de soi « toujours plus nuancé » (p. 182), à travers la mise en fiction du féminin au fil de ces générations d’écrivaines.
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15L’ouvrage Apprentissages au féminin est une lecture fascinante et indispensable si l’on s’intéresse à l’éducation et l’émancipation féminines, car il considère la question selon une multiplicité d’angles d’approche à la fois historique, littéraire et sociale, qui révèle au lecteur et à la lectrice la variété des formes qu’a pu prendre l’apprentissage féminin dans l’histoire européenne et mondiale. La force du recueil réside dans sa capacité à aborder les liens complexes et parfois contradictoires qui unissent éducation et émancipation. Elle se trouve également dans la volonté de l’ouvrage de mettre sur le devant de la scène un nombre d’autrices et de penseuses, certaines célèbres, d’autres moins, et de nous donner accès à leurs histoires et à leurs contributions au monde des idées.