Des femmes en lettres : réseaux épistolaires féminins au siècle des Lumières
1Maître de conférences en littérature comparée et membre de la Société d’Études du xviiie siècle, Jürgen Siess s’intéresse à l’analyse du discours et étudie plus précisément la littérature épistolaire authentique produites par des femmes du siècle des Lumières. L’ouvrage ici recensé s’appuie sur les correspondances de six femmes issues de l’élite culturelle, redécouvertes pour certaines par le mouvement féministe et les gender studies. Il fait suite à la réédition de l’ouvrage collectif L’Épistolaire au féminin : correspondances de femmes (xviiie-xxe siècles), dirigé par Jürgen Siess et Brigitte Diaz1. L’ouvrage accorde à la sensibilité un rôle central dans l’élaboration d’un projet féminin visant à construire un nouveau mode de relations entre les sexes à travers les réseaux de communication épistolaires.
Les discours des épistolières, entre prise de conscience & jeux d’adresse
2La pratique épistolaire permet à l’auteur d’intégrer son destinataire au discours ; de cette manière, la relation ainsi tissée peut s’avérer plus percutante que celle créée par l’interaction de visu. La correspondance, envisagée comme « un genre à part entière [qui] instaure un rapport dynamique avec l’autre (l’allocutaire) », permet à l’échange épistolaire de devenir un espace de création grâce et dans lequel peut s’exprimer l’ethos des femmes. Chaque nouveau chapitre est l’occasion pour J. Siess de mettre au jour les éléments biographiques des épistolières, afin de mieux montrer le décalage entre l’image extérieure qu’elles renvoient d’elles-mêmes et l’autre, plus intime, dévoilée à travers leurs correspondances individuelles :
Ce qui, en revanche, ne me semble pas pertinent, c’est la suraccentuation du discours de la passion, voire l’exclusivité qui lui est parfois conférée. Il ne constitue, comme on le verra, qu’un volet, qui est contrebalancé par un autre, celui du discours de l’échange intellectuel. […] J’entends, quant à moi, montrer que les deux images que l’épistolière [ici Julie de Lespinasse] projette d’elle-même sont intimement reliées entre elles, et que l’une ne va pas sans l’autre. (p. 45-46)
3Il s’agit alors de revisiter les discours épistolaires en les confrontant les uns aux autres, de manière inédite, pour approfondir et nuancer les enjeux des stéréotypes cloisonnant la relation homme / femme. De fait, les stratégies discursives féminines sont analysées ; le recours à l’ironie, les types de missives ou même l’imprécision entre les genres littéraires maintiennent l’attention du destinataire qui doit s’accoutumer aux codes proposés par les épistolières.
Entre intellect & sentiment, un jeu discursif à parts égales ?
4L’étude de la sensibilité au siècle des Lumières se voit constamment enrichie par la critique, comme en témoigne la récente conférence d’Élisabeth Durot-Boucé : Femmes des Lumières : maîtresses de l’ombre, qui s’est tenue en 2016 à l’Université du Havre2. Alors que l’idéal féminin du xviiie siècle se veut soumis et réservé, certaines femmes cherchent à s’en émanciper en intégrant des domaines masculins comme la science. Dans le cas d’Émilie du Châtelet,
[…] le discours scientifique et le discours amoureux alternent, et parfois même s’enchaînent : l’enjeu intellectuel et l’enjeu sentimental constituent une polarité qui est susceptible de produire une tension. (p. 41)
5De fait, la recherche d’équilibre dans le balancement entre les deux pôles antithétiques que sont l’intellect et le sentiment devient le centre d’un projet commun aux six épistolières du corpus étudié. Au-delà de cet équilibre, chaque auteure cherche à définir de nouveaux rapports entre hommes et femmes. Toutes, à l’instar de Madame Riccoboni, aspirent à la reconnaissance de leurs capacités dans tout domaine particulier.
[…] l’égalité [est] donnée à voir ici comme le fond commun de tous les humains : aux yeux de Mme Riccoboni cette égalité à laquelle elle relie la réciprocité et l’empathie, se ressource à la sensibilité qu’elle oppose) la fois à la civilité et au stoïcisme, et qu’elle considère comme un don qui distingue la femme, un don dont elle peut faire profiter l’homme. (p. 93)
6Le jeu discursif met au jour l’interrelation existant entre l’échange intellectuel et le lien affectif. En effet, afin de participer aux « droits de l’esprit », les femmes en appellent à l’instauration de relations basées sur la réciprocité et l’expression du sentiment. Ainsi, en percevant la dimension interdépendante de l’intellect et de la sensibilité, elles réclament leur autonomie. Un nouvel ethos féminin se dessine alors, à partir de l’expression d’une « nouvelle sensibilité » qui engage la revendication d’un rapport entre hommes et femmes fondé sur l’égalité.
Les réseaux de communication : un espace de légitimation identitaire
7La représentation de soi, en tant que femme, est une problématique chère à J. Siess qui a rédigé par ailleurs deux articles dans le Dictionnaire des femmes des Lumières, codirigé par Huguette Krief3. Les correspondances apparaissent ici comme des espaces d’expérimentation fondés sur le jeu des images transmises. En effet, « le topos de modestie » (p. 52), de même que l’image de « l’être sensible » (p. 49) se trouvent la plupart du temps complétés par l’ethos projeté de la femme supérieure grâce à l’application pertinente de sa sensibilité :
Tandis que les hommes attribuent la « sensibilité » aux femmes, dans un sens restrictif, réducteur, les femmes, elles, considèrent le sentiment comme un trait distinctif en leur faveur, comme une qualité par laquelle elles peuvent se montrer supérieures aux hommes. En d’autres termes, ce qui, pour les hommes est un argument en faveur de l’inégalité, devient pour les femmes un argument pour l’égalité. (p. 156)
8Une dynamique novatrice émerge alors, selon laquelle la femme parvient, par le discours, à s’émanciper de la supériorité de l’homme. De cette manière, Marie-Jeanne Riccoboni (p. 68) et Isabelle de Zuylen-Charrière (p. 115) montrent, à travers leurs texte, l’image de femmes qui rejettent leur statut de soumises à la prééminence masculine.
C’est ici que jouent les images de l’un et l’autre sexe : à plusieurs reprises elle [Isabelle de Zuylen-Charrière] voit son destinataire comme représentatif des hommes (éclairés, s’entend), et se voit elle-même comme représentative des femmes (aussi, sinon plus éclairée qu’eux). (p. 117)
9De fait, l’espace épistolaire intervient comme un lieu de projections dont la position de chacun évolue au fil de l’échange. L’image de départ, notamment transmise par le statut social et la place accordée à chacun dans la société, se trouve alors modulée, mise à l’épreuve en vue d’être renouvelée. Ainsi, la lettre, en tant qu’écriture de l’intime, conduit à l’élaboration d’une « culture de soi » entre poétique du moi et conception d’une œuvre. Le nouveau mode de relation entre les sexes s’appuie donc sur la projection de nouvelles images, de soi mais aussi de l’autre, impulsées par le discours des épistolières. Il s’agit bien d’évaluer la dynamique selon laquelle l’acte d’écrire une lettre crée une interrelation entre l’épistolier et son destinataire, qui doit se positionner face au jeu de miroirs légitimant l’expression féminine d’une identité affirmée.
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10Les femmes des Lumières prennent conscience de la précarité de leur position dans la société française. À travers les correspondances de six épistolières, il est possible d’étudier les ramifications d’un projet utopique visant à obtenir la reconnaissance des égales capacités intellectuelles et sensibles entre hommes et femmes. Il s’agit bien pour celles-ci de transformer l’image de leur soumission en incluant leur allocutaire dans leurs discours afin d’établir une rénovation des relations entre les sexes. Les problématiques liées à l’écriture épistolaire ainsi qu’à la place des femmes au siècle des Lumières sont un champ d’investigation encore très fécond. En témoignent la tenue du colloque Inventorier les correspondances des Lumières : analyse matérielle et traitements numériques qui s’est tenu à Paris en mai et juin 20184, mais aussi l’annonce d’une journée post-doctorale consacrée aux Éducatrices et Lumières. L’exemple de Marie Leprince de Beaumont5.