Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2019
Mars 2019 (volume 20, numéro 3)
titre article
Jocelyn Godiveau

« En toute chose il faut considérer la fin »

Cyril Barde, Sylvia Chassaing, Hermeline Pernoud (dir.), Fin-de-siècle : fin de l’art ? Destins de l’art dans les discours de la fin des XIXe et XXe siècles, Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2018, 210 p., EAN 9782878549751.

1Aboutissement du colloque « Fin‑de‑siècle : fin de l’art ? » organisé à l’Université Paris viii au printemps 2016 (20‑21 mai), le recueil d’articles Fin‑de‑siècle : fin de l’art ? Destins de l’art dans les discours de la fin des xixe et xxe siècles a été dirigé par Sylvia Chassaing, Hermeline Pernoud et Cyril Barde, qui ont également signé son introduction. Cet ouvrage présente la synthèse des communications, entendues lors de ces deux journées, autour d’une double problématique que le titre explicite : interroger les correspondances de ces périodes de transitions, dites « fin‑de‑siècle », et les articulations qui s’opèrent avec les conceptions pessimistes et nihilistes d’un art en crise, à l’agonie, voire déjà mort. Entre transition, achèvement et renouveau, l’idée de fin de siècle reste évidemment ambiguë et les articles du recueil témoignent des multiples interprétations qui lui sont attachées. Aussi, avant d’aborder le champ artistique, il nous faut présenter la notion de fin de siècle dans le domaine historique.

« Les queues de siècles se ressemblent »

2La philosophie de l’Histoire a longtemps opposé deux conceptions du temps. La première considère la temporalité vectorielle de l’Histoire : l’humanité, à travers l’histoire des civilisations, suit une évolution positive ou négative. Il y aurait, en somme, progrès ou regrès. La seconde conception s’oppose à cette linéarité apparente de la marche de l’Histoire pour lui substituer une temporalité cyclique : l’humanité, à l’image des civilisations, traverserait consécutivement des phases de naissance, d’apogée, de déclin et de ruine. Ces deux conceptions ne sont pas entièrement irréconciliables — bien qu’il y ait toujours une dominante — et la croyance palingénésique ou encore la dialectique hégélienne ouvrent d’autres voies à notre appréhension de l’Histoire.

3Le mythe fin‑de‑siècle, c’est‑à‑dire la croyance du déclin d’une civilisation associée à une chronologie précise et qui concernerait les dernières années d’un siècle, s’inscrit évidemment dans la pensée de l’éternel retour. Pour le dire plus simplement : la notion de fin de siècle dépend de la conception cyclique du temps. « Les queues de siècle se ressemblent. Toutes vacillent et sont troubles1 » affirmait des Hermies dans le roman Là‑bas de Joris‑Karl Huysmans en 1890. En déclarant cela, le héros huysmansien désigne sans ambiguïté les maux de son siècle finissant : les progrès du matérialisme dans la conscience collective, les nouvelles menaces de bouleversement politique qui planent sur la Troisième République, ou encore les tartufferies de l’idéal républicain. Par la voix de son personnage, Huysmans associe clairement son époque à celle de la fin du siècle dernier, celle de la Révolution française et de la Terreur. « Vois le déclin du dernier siècle2», poursuit des Hermies. Et au‑delà de l’idée d’une Révolution perpétuelle née de 1789 et qui aurait agité tout le xixe siècle, c’est le jeu de comparaison et de correspondances entre deux périodes, imposé par Huysmans qu’il nous faut remarquer. L’écrivain cherche en effet à comprendre son époque à travers l’histoire d’une autre car celle‑là pourrait contenir les explications et révéler les symptômes de l’énigmatique période fin‑de‑siècle.

4C’est dans un même esprit comparatiste que les penseurs de la fin du xxe siècle se sont tournés vers les années fin-de-siècle du xixe siècle, scrutant les similitudes et multipliant les analogies. Avec plus de distance, Pierre-André Taguieff a d’ailleurs interrogé, dans L’effacement de l’avenir (publié en 2000), l’arbitraire de cette démarche critique : « s’agit‑il là d’un effet de la simple projection rhétorique d’un siècle à l’autre ? ou bien d’une ressemblance réelle dans les deux "queues‑de‑siècles" ?3 » Désormais, la fin du xixe siècle n’est plus le comparé mais le comparant ; et les points de comparaison ont évolué : les parallèles historiques et politiques, établis entre la fin du xviiie siècle et la fin du xixe siècle par plusieurs penseurs, ont laissé place à des rapprochements de nature philosophique et esthétique entre la fin du xixe siècle et celle du siècle dernier. Fin‑de‑siècle : fin de l’art ? prolonge d’ailleurs cette perspective en proposant aux auteurs du recueil de questionner tant la « fin de l’art » que la « finalité de l’art » (p. 10) pour ces deux dernières périodes.

Fin de siècle & fin‑de‑siècle

5Ces quelques rappels nous semblaient importants tant l’introduction complique l’orientation choisie par les éditeurs scientifiques. Fin‑de‑siècle : fin de l’art ? ne s’adresse pas à un public ignorant les enjeux que nous avons — trop brièvement — énoncés ci‑dessus. La complexité de certaines notions — décadence, mythe fin‑de‑siècle, modernité, modernisme, postmodernisme — mériterait d’être énoncée pour saisir l’usage particulier que les auteurs font de ces notions. La curieuse expression de « postmodernités fin‑de‑siècle » (p. 73), par exemple, employée par Damien Delille dans « Art "fin‑de‑sexe". Postmodernité et dissolution des genres », pose encore question. Il est évident que l’on ne pourra jamais donner les sens de ces concepts en une dizaine de pages d’introduction. Des tentatives de définitions, en revanche, pourraient s’avérer précieuses pour comprendre l’unité du recueil.

6Quelques‑unes de ces notions sont expliquées au sein des articles. Ainsi Guy Ducrey, dans « L’Idée du chef‑d’œuvre manqué », livre une première analyse lexicologique de la notion de « fin‑de‑siècle » (p. 18). C’est elle qui justifie l’orthographe choisie pour tout le recueil : « la notion même de fin‑de‑siècle qui, orthographiée avec tirets, révèle son usage lexicalisé, est bien attestée comme expression figée durant les dernières années du xixe siècle » (p. 17). Ce choix n’est pas celui de toute la critique universitaire et d’autres auteurs préfèrent l’emploi sans tirets, ou bien distinguent parfois l’emploi nominal (« fin de siècle ») de l’emploi adjectival (« fin‑de‑siècle »)4. Le recueil témoigne ainsi d’une volonté d’uniformiser orthographiquement l’expression, malgré quelques différences encore perceptibles entre certains auteurs qui écrivent au pluriel soit « fins de siècles » (p. 12 et p. 17), soit « fins‑de‑siècles » (p. 17). De fait, pour détourner le sens d’une remarque formulée en introduction, « ces fins de siècles sont plus ambivalentes qu’il n’y paraît » (p. 12, nous soulignons).

7Plutôt que d’énoncer les différentes acceptions que recouvrent la notion de fin de siècle et d’autres, tout aussi complexes, les éditeurs scientifiques ont préféré annoncer les pistes de réflexion choisies par les contributeurs : « l’esthétique de la décomposition » (p. 12), les « pratiques de l’iconoclasme » (p. 11) la destruction de l’art ou l’art de la destruction (p. 13), etc. Aucune de ces pistes de réflexion n’est dénuée d’intérêt : nous pensons en particulier à ce paragraphe consacré à la disparition possible du livre imprimé qui fait aujourd’hui débat (p. 9). L’ensemble cependant manque de liant car il reste difficile de faire la synthèse d’articles aussi variés. Quelques transitions, en particulier celle qui évoque la culture fin‑de‑siècle avant d’aborder « les discours millénaristes et catastrophistes » (p. 8) nés des attentats de septembre 2001 contre le World Trade Center, nécessitent de plus longs développements pour saisir les points de contact entre les différents moments de l’introduction.

D’un siècle à l’autre

8La structure du recueil, divisé en trois parties aux titres suffisamment généraux pour réunir des textes hétérogènes (« Destins artistiques au prisme du mythe "fin‑de‑siècle" », « Iconoclasmes » et « Images dangereuses »), équilibre l’ensemble. De plus l’agencement des articles témoigne d’un souci de cohérence. Ainsi les trois premiers articles offrent trois perspectives différentes qui introduisent au mieux les études suivantes.

9À la lumière de plusieurs textes de la fin du xixe siècle, Guy Ducrey introduit les notions d’échec, d’affaissement, « de relâchement et d’abaissement moral » (p. 19), liées à l’expression « fin‑de‑siècle » (p. 18). Il ne partage pas entièrement la visée comparatiste du recueil mais offre une première analyse à laquelle il est toujours utile de se référer lorsque le lecteur aborde les articles de Nicolas Ballet (« Destruction, ruine et trauma dans la culture visuelle des musiques industrielles »), de Camille Paulhan (« "La société se détériore" : Gustav Metzger et l’art auto‑destructif ») et de Anne Bessette (« Comprendre le vandalisme artistique dans la lignée de la destruction dans l’art du xxe siècle »), lesquels traitent plus ou moins frontalement de la résurgence du nihilisme dans la culture artistique de la fin du xxe siècle. L’article de Guy Ducrey permet ainsi de comprendre le prolongement philosophique et esthétique du la culture fin‑de‑siècle à la fin du xxsiècle. Le « chef‑d’œuvre raté » (p. 17), dans une perspective nietzschéenne, pourrait déjà s’interpréter comme l’impuissance de l’homme à créer sous le poids de la culture car « le savoir historique paralyse l’activité » (p. 31). Du constat d’échec du nihilisme du xixe siècle jusqu’au refus de la création et à la destruction de l’art dans le second xxe siècle, il y aurait cette même nécessité pour les artistes de briser les valeurs asphyxiantes de l’art traditionnel afin de permettre sa renaissance.

10À partir de l’œuvre d’Octave Mirbeau, l’article de Marie‑Bernard Bat poursuit le raisonnement amorcé sur le nihilisme et le renouvellement des arts. Dans « Du roman d’art à l’adieu aux arts : Octave Mirbeau en quête d’esthétique du néant », l’auteure se propose d’étudier comment Mirbeau s’empare du « roman d’art »5 (p. 38), ce « genre à la croisée des questions esthétiques du tournant du siècle pour régénérer la littérature au contact des expérimentations picturales des impressionnistes et de leur successeur » (p. 38). Le regard que porte Marie‑Bernard Bat sur l’évolution de l’œuvre de Mirbeau s’attache à l’effort de renouveau artistique d’un siècle à l’autre. Ainsi privilégie‑t‑elle l’expression de « tournant du siècle », et non de fin de siècle, qui reste caractéristique de ce nouvel élan artistique que tente d’impulser Mirbeau. Elle achève sa réflexion en consacrant ses derniers paragraphes à La 628‑E8, ce roman qui prend pour modèle l’énergie mécanique de l’automobile, « machine emblématique de l’avant‑garde futuriste au début du xxe siècle » (p. 47), et qui contraste avec l’affaiblissement supposé des arts de cette période intermédiaire entre deux siècles. Ainsi l’étude de Marie‑Bernard Bat annonce un axe fondamental de certains des articles du recueil : celui de la recherche des nouvelles dynamiques et de la régénération de l’art. Elle aborde, avec beaucoup de clarté et de précision, l’essentielle question de ce que Charles Baudelaire nommait le « transitoire »6.

11La troisième perspective, qu’illustre l’article de Morgane Leray, n’étudie plus la dynamique qui expliquerait la transformation artistique d’une période à une autre, mais observe la fin du xxe siècle au miroir de la fin du xixe siècle. Il s’agit désormais de s’intéresser essentiellement aux correspondances artistiques, philosophiques et idéologiques entre ces deux « temps intervallaires » (p. 49), comme Camille Martin‑Payre essaye de le faire autour du roman de Wilde, Le Portrait de Dorian Gray, dans « De Wilde à Self : Dorian Gray ou la "décadence" des arts », situé à la fin du recueil. Dans « "Miroir, mon beau miroir, dis‑moi que je meurs" : décadence et réflexivité des arts finissants (Huysmans et Houellebecq) », Morgane Leray analyse le regard que Michel Houellebecq porte sur les arts de son siècle et le compare à celui de Huysmans, un siècle plus tôt. Les multiples rapprochements qu’elle effectue sont déjà justifiés par l’admiration que Houellebecq éprouve pour Huysmans et qui se lit dans son roman Soumission (2015). Elle mène, cependant, une étude plus précise de la résurgence des idées huysmansiennes dans les discours de Houellebecq. Ainsi lie‑t‑elle l’anticapitalisme de Houellebecq aux diatribes anti‑bourgeoises de Huysmans : les deux écrivains dénonçant l’intrusion des valeurs ploutocratiques du libéralisme dans le monde de l’art. À plus d’un siècle d’écart, les deux penseurs ne se rejoignent pas tant autour de l’idée de l’effondrement politique et social — comme ce pouvait être le cas entre la fin du xixe siècle et la fin du xviiie siècle — mais partagent la même hantise de la démocratisation culturelle, c’est‑à‑dire, pour reprendre une formule de Paul Adam, du triomphe de la médiocrité7 dans le monde de l’art8.

12Au‑delà de ces trois grandes perspectives, le lecteur percevra, plus ponctuellement, plusieurs points de rencontre entre les différents articles. L’article de Vittorio Parisi, « The Death of Graffiti. Le street art entre répression et récupération », prolonge ainsi d’une autre manière la réflexion sur l’embourgeoisement de l’art en se demandant comment la démocratisation du street art, en particulier pour le « FAME festival » (p. 104), nuit « au statut d’art contestataire » (p. 106) qu’il revendique. Quelques articles, de fait, à l’image de celui que nous citons, pourraient sembler plus marginaux pour un recueil consacré à la culture fin‑de‑siècle car leurs sujets ne correspondent pas aux habituels du genre. Certaines de ces études, situées davantage dans la seconde moitié du recueil, offrent cependant un prolongement parfois très juste et plein d’intérêt aux premiers articles.

Auto‑destruction, destruction & vandalisme

13Qu’il nous soit enfin permis d’évoquer, plus particulièrement, les quelques études consacrées aux attitudes apparemment anti‑créatives de certains artistes du xxe siècle, lesquelles renouvellent la problématique fin‑de‑siècle dans la mesure où la « destruction » et la « ruine » (p. 87) procèdent ici d’un acte volontaire — quand certains penseurs de la fin du xixe siècle considéraient la ruine et le déclin des arts comme un processus involontaire de dégradation. Dans « Destruction, ruine et trauma dans la culture visuelle des musiques industrielles », Nicolas Ballet interroge l’exploration de nouveaux espaces nés de l’hyper‑industrialisation du xxe siècle et laissés à l’abandon. Dans ce paysage de ruines nouvelles, et par un processus d’appropriation qui « détourn[e] la ruine urbaine comme espace de création » (p. 93), l’artiste livre un double message, tant politique qu’esthétique. À l’image du groupe britannique « Test Dept. », la création artistique n’est plus dissociée de la réalité technique et sociale qui l’a fait naître et « l’outil industriel » (p. 93) devient à son tour outil sonore. C’est ce que Nicolas Ballet nomme la « destruction constructive » (p. 93), signe que l’art musical se nourrit des univers quotidiens délaissés (usines, mines, cités industrielles) dans les années 1970‑1980, en particulier sous le gouvernement Thatcher. Toutes les perspectives soulevées dans cet article sont d’ailleurs assez stimulantes mais mériteraient d’être plus clairement liées aux enjeux du recueil.

14Contrairement à l’article de Nicolas Ballet exposant la manière dont le vestige peut inspirer la création, l’étude de Camille Paulhan, intitulée « "La société se détériore" : Gustav Metzger et l’art auto‑destructif », comprend l’acte de destruction comme le principe même de la création artistique. Dès le début de son article, elle pose intelligemment la question du rapport chronologique à la notion de fin de siècle « tant les années 1960 paraissent éloignées de l’idée que l’on peut se faire de la "fin‑de‑siècle" » (p. 109) et tant l’usage que l’on peut faire de cette notion semble vaste. Mais, au‑delà des questions chronologiques, c’est bien l’association entre fin de siècle et destruction, ou autodestruction, qui nous semble problématique car l’article aborde l’idée de dégradation en tant qu’action volontairement menée par l’artiste, quand l’idée de fin de siècle laisse surtout entendre une périclitation indépendante de la volonté humaine : le spectre de la décadence. L’analyse de l’une de ces idées n’exclut pas le traitement de l’autre, au contraire, mais il faudrait désigner plus précisément ce qui les combine et permet la communication entre elles. L’étude fait plus clairement apparaître les questionnements sur « la fin de l’art » et, à ce titre, elle se recommande. Mais les rares apparitions de la notion de « fin‑de‑siècle » (p. 109‑120), lors de la première et de la dernière phrase de l’article, laissent voir le manque de problématisation à cet égard entre les deux idées‑clefs du recueil.

15En abordant le thème de la détérioration volontaire d’œuvres d’art à la fin du xxe siècle et au début du xxie siècle dans « Comprendre le vandalisme artistique dans la lignée de la destruction dans l’art du xxe siècle », Anne Bessette fait face aux mêmes difficultés que Camille Paulhan. Elle assume, cependant, plus clairement ce délaissement ou cet éloignement de la notion de fin de siècle pour aborder presque exclusivement l’autre versant : « le thème "Fin‑de‑siècle : Fin de l’art ?" offre l’opportunité d’envisager et de questionner les différentes formes de transgression, d’iconoclasme et de destruction de l’art de la fin du xxe siècle et du début du [xxie] siècle, que cet article propose de considérer à partir du constat de l’apparition d’une forme de vandalisme "artistique" dans les musées d’art » (p. 121). Il s’agit d’une étude très riche dans les nombreux exemples cités pour laquelle nous regrettons seulement qu’elle ne soit pas plus développée sur quelques pages supplémentaires. Il y aurait pourtant de beaux paragraphes d’analyse à consacrer aux actions de Pierre Pinoncelli qui « porta atteinte » (p. 122) à l’œuvre Fontaine de Marcel Duchamp : interroger l’inscription du mot « Dada » sur Fontaine — alors que Tristan Tzara déclare que le mot « NE SIGNIFIE RIEN »9 — et expliquer ce que l’artiste‑vandale entend par « hommage » (p. 122) quand il est cité. Plus encore les dernières remarques sur le ready‑made de Man Ray Objet à détruire — « un balancier sur lequel l’artiste a collé la photo découpée d’un œil » (p. 128) et qui a été brisé par des amateurs — donnent envie de penser le geste de destruction : demander à détruire l’organe de la perception qui, sur l’éternel et même rythme du métronome, détermine notre rapport au réel, ce n’est pas seulement demander de détruire un objet d’art. C’est pourquoi le nom donné par Man Ray à la nouvelle version de l’œuvre, Objet indestructible, ne vaut pas simplement pour la recréation d’un objet d’art détruit. Il s’agirait également de questionner notre incapacité, voire l’incapacité de l’artiste, à outrepasser le monde perceptible. Ce ne sont pas là des réserves mais plutôt des prolongements désirés car l’article d’Anne Bessette suscite l’intérêt et rend très curieux des pratiques artistiques liées au vandalisme. De même, en conclusion de son étude, l’auteure lie habilement cette question aux enjeux de la « transformation destructrice de l’art », du transitoire et de la « modernité10 » (p. 129), et nous laisse l’envie d’en lire encore davantage pour mieux comprendre encore cette volonté de libérer les pratiques artistiques en les retournant contre les idoles de l’Art.


***

16Le questionnement initial de Fin‑de‑siècle : fin de l’art ? Destins de l’art dans les discours de la fin des xixe et xxe siècles séduit par la mise en regard de deux « tournants de siècle » dont l’un donnerait des clefs pour comprendre une époque que nous avons vécue ou que nous vivons. Parce que le recueil suggère l’étude de ce système de correspondances sans circonscrire une chronologie précise, la question mérite d’être posée : sommes‑nous encore dans une période dite fin‑de‑siècle ? Les débats médiatiques suscités par Décadence (2017) de Michel Onfray, par exemple, et l’antidémocratisme de Philippe Sollers dans Complots (2016)11, témoigneraient non pas de la résurgence, mais de la persistance de certaines théories fin‑de‑siècle. Ainsi Philippe Sollers déclare‑t‑il que la nation française est « en désagrégation complète »12 et qu’il s’agit bien là d’une « déliquescence »13.

17Dans ce jeu de correspondances que la littérature d’idées passionnée a su mettre en place, comme les penseurs du xixe siècle cherchaient la source de leurs maux dans le xviiie siècle finissant, il faut rappeler la nécessité de garder une certaine distance critique vis‑à‑vis de ce champ d’études. Ainsi Guy Ducrey débute son article par ces quelques mots précieux : « aucune corrélation n’existe, dans les faits objectifs, entre les fins‑de‑siècle et la fin de l’art » (p. 17). Ce recul critique reste essentiel car croire à la fin de siècle, c’est‑à‑dire croire à la désagrégation et à la décadence résurgentes, c’est parfaire le système de correspondances en répétant la même supercherie que les penseurs du xixe siècle ont contribué à mettre en place14. Pour le dire plus simplement : il ne faudrait pas accorder aux prédictions contemporaines quant au déclin de la nation et au déclin des arts plus de crédibilité qu’à celles du xixe siècle. Aussi dans ce jeu de correspondances, c’est bien la « représentation fantasmatique de la fin de l’art » (Guy Ducrey, p. 17) qui sert de pierre de touche pour comprendre les multiples rapprochements. En introduction les éditeurs scientifiques évoquent aussi à juste titre « le poids de cet imaginaire dans les discours et les pratiques esthétiques » (p. 7). Et nous les rejoignons sur ce point. Les similitudes entre ces « queues de siècle » relèvent davantage du positionnement intellectuel de l’artiste face à son siècle et de la représentation qu’il donne de son temps. C’est pourquoi une conclusion générale reprenant les principaux questionnements et raisonnements du recueil aurait été la bienvenue. Elle aurait ainsi pu assurer la cohésion d’ensemble du livre et faire la synthèse des éléments de réponse apportés par les articles à la problématique générale.