Qu’est‑ce que faire une fin ?
1Le titre poétique de ce collectif, édité par Michel Braud et issu d’une journée d’études qui s’est tenue à l’université de Pau en janvier 2012, le situe clairement du côté des études de poétique, dans la mouvance de Seuils. De fait, la borne finale des récits n’a pas été souvent envisagée comme telle1, les incipits s’avérant un objet d’analyse beaucoup plus couru. Cette périphrase montre l’embarras de la lectrice devant la notion à la fois large et polysémique de « fin » — et cependant ce flou était nécessaire, dans la mesure où aucun récit, à proprement parler, n’est dépourvu de fin. Même un récit inachevé sera lu (ou regardé) jusqu’à son terme, aussi insatisfaisant soit‑il. Aristote par exemple ne promet rien dans la Poétique : « Une fin au contraire est ce qui vient naturellement après autre chose, en vertu soit de la nécessité soit de la probabilité, mais après quoi ne se trouve rien2. » « Fin » ne veut en rien dire « conclusion » ici : simplement que quelque chose vient avant, et rien après. Plus récemment, Mariana Torgovnick (citée par Sigolène Vivier) précisait dans Closure in the Novel (1981), que la fin fait fin si elle est pertinente par rapport au début et au milieu, sans pour autant qu’elle ait besoin d’être spécialement conclusive.
2Michel Charles fournit dans le récent Composition deux autres arguments : d’une part, le lecteur lit toujours dans l’idée que cette fin existe, quelle que soit son sens ou son histoire génétique3 ; d’autre part, le récit est bouclé ou fini, parce que le livre est paru (ou l’épisode diffusé), bref, parce qu’il n’est pas à proprement parler modifiable par le lecteur. Je ne pourrai pas choisir de sauver un personnage : s’il meurt sous mes yeux à la lecture, ce sera trop tard4.
Que peut donc être un « récit sans fin » ?
3De l’inachèvement effectif d’une œuvre, publiée ou non, à la fin déceptive de récits qui n’apportent aucune conclusion, l’empan peut être vaste. Gilles Louÿs commence par citer quatre types d’incomplétude : diégétique (l’histoire pourrait continuer), narrative (le narrateur ne va pas jusqu’au bout de ce qu’il avait annoncé), compositionnelle (l’auteur ne va pas jusqu’au bout de son projet, comme dans Les Communistes), et textuelle (comme À la recherche du temps perdu, dont la parution fixe un état particulier du texte, parmi d’autres possibles5). Alors que les trois dernières incomplétudes se déterminent par rapport à un projet d’écriture explicite, et avorté dans une certaine mesure, la première semble potentiellement beaucoup plus large : elle dépend plutôt de la frustration ou de l’appétit persistant du lecteur.
4De fait, Sigolène Vivier rappelle que Susan Lohafer, dans Reading for Storyness (2003) définit la fin du point de vue de la lecture, comme la sensation de complétude narrative.
5Il semblerait donc qu’il s’agisse ici d’étudier les récits dont la « fin » ne fournirait pas de conclusion véritable — soit que cette clôture soit débordée par la reprise à venir du récit (dans un autre volume ou un autre épisode), soit qu’elle ne fournisse guère de sentiment de clôture. S’il existe donc des fins non conclusives, à quoi ressemblent‑elles, et sur quels critères se fonde‑t‑on pour décréter qu’elles ne concluent rien ?
6L’introduction pèche quelque peu par l’évitement d’une mise au point notionnelle attendue : qu’entend‑on ici par fin ? par clôture ? Une étude lexicale serait à mener qui distinguerait entre les notions de fin, finalité, dénouement, conclusion, clôture, mais aussi pourquoi pas fin suspendue ou provisoire : sans se laisser aller au démon typologique, reconnaissons qu’un certain nombre de cas de figures gagneraient à être envisagés et classés.
7À la lecture des articles, au moins trois sens semblent pouvoir être déclinés, selon qu’on envisage la fin comme l’achèvement concret du texte (à partir des articles de Marie‑Lise Allard, de Thanh‑Vân Ton-That, de Charline Pluvinet, par exemple), comme une conclusion fixant le sens (dans les articles de Fabienne Gaspari, de Régis Sinquin, de Jean‑Yves Casanova, de Sigolène Vivier), ou comme un dénouement, voire une mort (dans les articles de Valérie Fasseur, de Guy Larroux, de Jérémy Naïm, de Thomas Conrad, etc.). En l’état, le titre des différentes parties (I. Arrêt, retour, inachèvement II. La quête sans fin III. L’écriture infinie IV. Fragments, détours, suspens, interruptions) ne permet ni de mettre en évidence une progression argumentative, ni de clairement distinguer entre elles. En réalité, les études sont classées dans l’ordre chronologique, et il y avait à cela une raison argumentative : j’y viens.
Du récit téléologique au récit sans fin : une histoire littéraire du récit en deux temps
8La question de la clôture sémantique du récit par sa fin semble permettre de distinguer deux temps dans l’histoire de la narration. Dans un premier temps, le paradigme narratif dominant, dont la configuration est décrite par Ricœur dans Temps et récit, comporte une fin qui vient conclure l’œuvre en arrêtant son temps et fournit une perspective rétrospective sur l’ensemble de la narration. Dans un deuxième temps, on aurait affaire à des narrations dont la fin ne viendrait plus fournir de clef de lecture définitive : la narration ne vaudrait dès lors plus que par sa progression, et non par sa conclusion ou sa signification. On passerait également d’une narration linéaire et susceptible d’être ressaisie de manière globale une fois le but atteint, à une narration focalisée sur le passage du temps lui-même. Or, d’après Gilles Louÿs, « Ricœur, comme Kermode, en viennent à la même conclusion que toute renonciation à cet idéal de complétude serait pour notre culture le signe d’un déclin du récit6 ».
9Son article commente une analyse de Lévi‑Strauss dans L’Origine des manières de table, qui propose de penser le passage du mythe à la narration romanesque comme une chute dans l’ordre du temps quotidien, par opposition au temps mythique et linéaire. Le passage du mythe au roman correspond à celui d’un récit bouclé, ordonné, pourvu d’une temporalité linéaire7, bref du temps que l’on peut raconter une fois qu’on a compris ce qui s’était passé, à la temporalité répétitive du quotidien, c’est‑à‑dire du temps que l’on vit, où l’on est immergé. Dans cette perspective, le roman ne pourrait jamais que chercher à retrouver cette perspective herméneutique, mais en vain. Gilles Louÿs conclut :
nous sommes conscients aussi que nous avons perdu cet ordre et ce sens, et nous ne pouvons nous empêcher, peut-être précisément parce que nous sommes humains, de les rechercher dans des fictions qui sont les lointaines descendantes des vieux récits que sont les mythes, qui, eux, parvenaient à clôturer le monde et le temps à l’intérieur de leurs structures closes8.
10Au contraire, l’histoire littéraire et la théorie peuvent considérer cette chute dans la temporalité quotidienne comme un progrès : celui qui fait passer d’une naïveté positiviste symbolisée par l’exemple commode du naturalisme, à un modèle de scepticisme idéologique (et privilège accordé au jeu esthétique) qui se poursuivrait du Neveu de Rameau à La Vie mode d’emploi en passant par Flaubert.
11Le présupposé consiste ici à dire que moins on conclut, plus on laisse à penser au lecteur, et plus l’accent se déplace vers l’aventure d’une écriture. C’est là ce que suggère Régis Sinquin, dans l’article qu’il consacre aux récits non téléologiques :
Sterne, Diderot et Nodier construisent une esthétique nouvelle, subvertissant le récit classique et linéaire par une amplification du discours digressif. Les commentaires du narrateur sur son récit semblent entraver ce dernier, instaurant une tendance fondamentale du roman moderne à l’autoréflexivité, au discours métatextuel, à la fragmentation, à la contradiction, à l’expression du doute et des hypothèses, à l’interpellation du lecteur et, enfin, à l’inachèvement9.
12L’article que Jean‑Yves Casanova consacre à Chardonne, ainsi, montre un exemple de roman mettant en scène un work in progress, et souligne la fréquence de ce motif10.
13À partir des réflexions de Jean‑François Hamel, Michel Braud formule ce même passage comme celui du paradigme du deuil (susceptible de prendre fin, de manifester un sens rétrospectif) à celui de la mélancolie (qui ne l’est plus et ne trouve plus de sens) :
Dans le récit traditionnel, la fin est l’aboutissement de l’histoire : un sens est donné à l’expérience par sa clôture. Or la clôture du récit est toujours une image de la fin de l’expérience humaine : une image de la mort à partir de laquelle la vie se change en destin. Dans le récit sans fin, la suspension du récit n’est pas son achèvement, on ne sait pas “comment ça se finit” parce que ça ne se finit pas ou pas vraiment : la mort est au-delà de la représentation, au-delà du représentable. Le récit se contente de montrer le mouvement de l’expérience. Cela ne signifie pas qu’il refuse ou nie la mort ; seulement que seuls le mouvement de l’expérience ou sa suspension peuvent être représentés11.
14Il s’agit donc de se garder d’adopter une perspective trop téléologique en deux temps successifs — qu’on considère le passage du récit bouclé au récit sans fin comme un déclin ou un progrès. De fait, et ce dès l’article de Valérie Fasseur consacré à la littérature médiévale, la chronologie ne montre pas nettement le passage du récit bouclé au récit sans fin : la tentation de ne pas finir, voire la nécessité de ne pas finir, se vérifie à toutes les époques, sans pour autant qu’on puisse tous les rattacher à la même perspective imaginaire.
Pourquoi ne pas finir ?
15L’apport essentiel de l’ouvrage est l’ensemble de pistes qu’il suggère pour cerner le sens qu’on peut donner au geste du refus de finir ou de conclure. Ce refus implique en effet une certaine attitude existentielle face à notre vie et face à la fiction. Au fil des articles se dégagent ainsi trois éléments liés à l’absence de fin ou au débordement hors des digues du récit.
16Tout d’abord, le refus de conclure, au-delà de la posture parodique ou ironique qui en est la manifestation la plus visible (de Sterne à Beckett en passant par Flaubert, etc.) peut être lié à un scepticisme essentiel face aux grands récits, et plus généralement face aux pouvoirs herméneutiques qu’a le récit d’endiguer et de donner sens au passage du temps et au chaos de l’existence.
17Effacer la fin, et c’est le deuxième point, change en effet la perspective fournie sur le temps : le point de vue n’est plus surplombant, mais la narration nous immerge directement dans ce flux, qui n’est pas fait pour trouver de point d’arrivée. Il ne s’agit plus de voir le récit comme permettant d’embrasser rétrospectivement un certain intervalle ou une narration, mais de se situer à l’intérieur d’une durée.
18Mais, direz‑vous, la mort pourrait de toute façon apporter un terme à la narration — au minimum la mort de l’auteur lui‑même. Or la mort du personnage est négociable12, la mort du narrateur est irreprésentable13 ; et quant à la mort de l’auteur, elle n’est pas nécessairement une fin. Un faisceau d’exemples nous montre que l’œuvre peut ne pas finir parce que s’y substitue la volonté de créer un réseau de récits : c’est le cas dans les cycles qui prolifèrent et se rejoignent14, chez Sue, ou encore des romans de Bolaño, évoqués dans l’article de Charline Pluvinet, qui se poursuivent de livre en livre. Blanchot, cité ici par Ségolène Vivier, nous permet de comprendre à quel point la fin concrète des œuvres, que j’invoquais plus haut, est toujours provisoire :
L’écrivain ne sait jamais si l’œuvre est faite. Ce qu’il a terminé en un livre, il le recommence ou le détruit en un autre (…). À un certain moment, les circonstances, c’est-à-dire l’histoire, sous la figure de l’éditeur, des exigences financières, des tâches sociales, prononcent cette fin qui manque, et l’artiste, rendu livre par un dénouement de pure contrainte, poursuit ailleurs l’inachevé15.
19De fait, l’exemple de Balzac, que développe l’article de Thomas Conrad, ne cadre pas avec la perspective téléologique évoquée en introduction :
Comment comprendre cette suspension ? Certainement pas comme la marque d’un scepticisme quant aux pouvoirs du récit, ou d’une distance ironique vis-à-vis de l’unité de l’œuvre ou de son sens. Il convient sans doute d’y voir la trace de l’esthétique romanesque de la totalité : celle-ci n’est pas conçue comme un système clos, mais comme un organisme vivant, donc ouvert et dynamique. Au-delà de la mort qu’implique chaque fin de roman, il y a l’affirmation d’un vitalisme, d’une énergie collective qui vient prendre la relève de l’individu16.
20Loin de signaler une quelconque fin des grands récits, les cycles romanesques débordent par enthousiasme.
21La notion d’œuvre complète, ici, et c’est le troisième point, prend le pas sur l’opus. Elle pourrait prendre fin, de manière radicale, avec la mort de l’auteur, mais tout n’est pas si simple, car les lecteurs pourront toujours reprendre le fil interrompu. L’article de Valérie Fasseur, de fait, s’appuyait sur la fréquence des romans inachevés au Moyen Âge pour suggérer que cet inachèvement était délibéré, et conçu comme une incitation à continuer et enrichir le cycle : « Toute la littérature dite “épigonale” s’inscrit ainsi dans le vide laissé par l’inachèvement des deux œuvres maîtresses de Chrétien de Troyes : maîtresses justement parce que, inachevées, elles devenaient ferments d’une créativité littéraire sans fin17. »
À défaut de conclusion, quelques questions
22Je voudrais conclure sur quelques questions en suspens. Je regrette que le recueil ne remette pas explicitement en question le présupposé que la fin soit un élément définitoire du récit. Michel Braud affirme ainsi dans l’introduction que « Le récit est une machine textuelle à produire une fin à partir de laquelle il s’éclaire18 » : peut‑on conserver une vision téléologique du récit au vu de la fréquence des fins dérobées ?
23Pourquoi cette fin serait‑elle nécessaire ? C’est définir le récit par la structure, plutôt que par son contenu (une action ou description, comme celle de « La Route » de Gracq, pour citer un récit qui n’ait ni début ni milieu ni fin), ou son cadre pragmatique : quelqu’un raconte quelque chose, dans une intention qui peut varier considérablement en fonction du genre et du contexte. Or le recueil n’explicite pas, malgré quelques allusions ponctuelles, de différenciation sur la question de la fin entre les genres du récit, différenciation que l’on suppose fructueuse. De la nouvelle qui semble particulièrement orientée vers son dénouement à une série télévisée dont la borne finale n’est pas fixée dans le temps pendant la plus grande partie de l’écriture, la manière de « faire une fin » et les enjeux qui s’y rapportent diffèrent largement.
24Si le présupposé de la fin constitutive est si puissant, il me semble que c’est parce qu’il en recouvre un deuxième, et qui pourrait être contesté : c’est que sans fin, il n’est pas de sens — ni signification ni direction. À ce titre, je trouve intéressant que « récit sans fin » qui sert de titre au recueil soit glosé par « récit non clos ». L’intérêt de cette glose pourtant aussi polysémique que la première expression est qu’elle lève l’ambiguïté de « récit sans fin », qui rend possible une confusion, ou laisse résonner l’implicite selon lequel un récit sans fin (conclusion), voire un récit infini, inlassable, c’est aussi un récit qui ne sert à rien, parce qu’il n’a pas de but — l’intention se confondant ainsi avec la borne terminale.
25Or Jérémy Naïm propose un déplacement salutaire de la focale, en suggérant que le lecteur n’appelle pas nécessairement de ses vœux cette fin — que le bouclage du sens promis est peut‑être moins important à ses yeux que la possibilité qui lui soit offerte de poursuivre et reprendre l’immersion dans un monde fictionnel auquel il s’est attaché. Il conclut :
« Le lecteur n’attend pas la fin du cadre, il la craint. Le cadre n’installe pas une tension finaliste, mais une durée. Il ne se consomme pas comme un fabliau ou un apologue, ou même l’un des contes enchâssés, car il n’est pas construit en vue d’une révélation plaisante ou édifiante qui en sacraliserait la fin19 ».
26Il me semble que des tentatives herméneutiques comme celles de Thomas Conrad sur la fusion progressive des cycles chez Sue, de Guy Larroux qui propose de ne pas voir la mort du personnage comme imposant nécessairement la fin d’un récit biographique20, ou de Charline Pluvinet qui montre que même en mourant, l’auteur ne fait pas nécessairement une fin, à partir de l’exemple de Bolaño, vont également à l’encontre de ce présupposé. De même, l’article de Gilles Louÿs évoquait « cette propriété constitutive du récit : sa capacité à différer sans fin sa fin », et formule à partir de là une problématique qui fournit une meilleure ligne de force, quoique moins explicite, au collectif : « comment expliquer que l’incomplétude du roman soit encore aujourd’hui perçue comme une anomalie dont il faut rendre compte, alors même que sa fréquence inciterait plutôt à la banaliser21 ? ».
27Ainsi, si l’interruption du récit ne fait pas une fin, sans doute n’y a‑t‑il là rien à regretter pour le lecteur. Une fin à ce titre me paraît particulièrement emblématique de la nécessité devant laquelle nous met la notion de la ramifier et de distinguer entre ses enjeux pragmatiques et herméneutiques : celle des Sopranos. La famille du mafioso se retrouve dans un diner, le juke-box chante, on entend la porte qui s’ouvre, la caméra nous montre le visage de Tony, et soudain silence et écran noir. C’est à la fois une interruption plutôt qu’une fin, et un refus délibéré de conclure. Pourtant l’interprétation n’est pas interdite. Soit tout s’arrête parce que tout va bien et cette image apaisée prouve que la vie continue, soit tout s’arrête parce que Tony a pris une balle dans la tête à son tour. Mort ? Pas mort ? Seules les images suivantes permettraient d’être fixés — mais elles ne viendront jamais, et le chat restera à l’intérieur de la boîte.