Les réécritures du dénouement : problèmes & enjeux d’une histoire sans fin
1L’ouvrage dirigé par Sylviane Robardey‑Eppstein et par Florence Naugrette manifeste dès l’abord la complexité de la tâche qu’il s’assigne. Le caractère paradoxal de son titre même est patent : comment « revoir » une « fin » ? Comment revenir en arrière une fois le point de non‑retour dépassé ? Comment allier les caractères dynamiques et duratifs de la tournure infinitive à l’immuabilité du substantif ?
2Dans son introduction à l’ouvrage (p. 9‑45) — qui propose une réflexion appréciable du fait de son ampleur et de sa profondeur de vue —, Sylviane Robardey‑Eppstein évoque d’emblée la surprise que peut susciter un tel sujet, pour invalider d’autant plus fortement l’idée reçue selon laquelle le texte théâtral serait immuable. Le recueil qu’elle co‑dirige prouve d’ailleurs bien que l’instance auctoriale s’efface de façon récurrente derrière des acteurs ou des nécessités extérieures. Comment eût‑il pu en être autrement aux xviiie et xixe siècles, à une époque où « le théâtre, en pleine mutation, doit se soumettre à la fois aux lois de la morale et du pouvoir politique, et […] aux lois économiques de la concurrence et de la surenchère spectaculaire » (p. 17) ? Un tel propos ne saurait manquer de convaincre : on sait que le théâtre est, par essence, un art vivant, et que c’est parce que le texte dramatique est destiné à être porté sur la scène qu’il se distingue des autres genres littéraires. Affirmer l’instabilité du texte théâtral revient à le contempler dans sa spécificité et dans son essence — S. Robardey‑Eppstein ferme d’ailleurs son introduction sur cette idée1.
3Le cadre temporel adopté par l’ouvrage (xviiie et xixe siècles) est particulièrement convaincant et justifié en ce que ces deux siècles constituent une période qui a vu de grandes évolutions dans le monde du théâtre2. Cela est d’autant plus vrai que la question de la réécriture des dénouements au xviiie et au xixe siècles n’a pas fait l’objet d’études en tant que telle : tout d’abord, les dénouements dramatiques n’ont été que peu étudiés à cette période3 ; ensuite, ce sont notamment les dénouements de roman qui ont intéressé les historiens du théâtre4 ; mais surtout, réécritures et dénouements n’ont jusqu’ici pas été étudiés de façon conjointe5.
4L’on ne s’étonnera pas de ne pas trouver de distinctions terminologiques formelles dans l’introduction réalisée par S. Robardey‑Eppstein : le soin en est laissé à Pierre Frantz, dont les « quelques réflexions sur le dénouement “classique” »6 mettent en lumière les conséquences de certains glissements sémantiques et notionnels, chez Marivaux par exemple. Enfin, et surtout, Pierre Frantz émet l’idée, audacieuse mais opérante quand on recourt aux précautions oratoires nécessaires, que le drame a toujours été « postdramatique »7. C’est pourquoi cette contribution constitue une belle porte d’entrée à celles qui la suivent : d’une part, elle établit pour elles des fondations solides en les inscrivant dans la continuité d’études antérieures sur les dénouements dits « classiques » ; d’autre part, elle manifeste l’originalité des dénouements étudiés par la suite.
5À sujet d’ampleur, recueil à sa mesure : l’ouvrage dont il est question ici comprend une trentaine de contributions et compte plus de cinq cents pages. Cet état de fait doit être mis au compte de la complexité et de l’intérêt du sujet soulevé par S. Robardey‑Eppstein et par F. Naugrette. C’est, par ailleurs, un des mérites de ces dernières d’être parvenues à organiser la matière intellectuelle qui leur était fournie de façon à la fois cohérente et équilibrée. Si certaines contributions auraient pu être mises en regard de façon éclairante, du fait qu’elles étudiaient des sources d’un même auteur8 ou d’une même période9, il n’en reste pas moins que le parcours suivi se caractérise par sa clarté et sa pertinence, et permet au lecteur de se retrouver, autant que se peut, dans la mine d’informations mises à sa disposition. Le refus de la perspective chronologique, notamment, — perspective inopérante pour l’étude du sujet envisagé — ne laisse pas de convaincre.
6Une des grandes vertus de l’ouvrage est de couvrir un très large spectre de textes, qui va des chefs‑d’œuvre les plus reconnus aux pièces les plus ignorées (nous pensons, notamment, au Repas du lion de François Curel, dont Olivier Goetz note d’emblée l’obscurité10) ; il invalide ainsi d’emblée l’idée d’un éventuel lien entre la réécriture d’une pièce et la nécessité de son passage à la postérité. L’ouvrage propose ainsi — et ce n’est pas là un de ses moindres attraits — une véritable galerie d’œuvres : sur ce point, les coordinatrices de l’ouvrage ont semble-t-il incité systématiquement les contributeurs à relater les œuvres avec brièveté, mais clarté, facilitant alors la lecture de l’ouvrage.
7L’ouvrage est constitué de deux grandes parties : la première (« Modifier le dénouement pour la création ») envisage le sujet sous l’angle génétique ; la deuxième (« Autre temps, autre lieu, autre genre ») étudie les « changements de ou au dénouement »11 dus à des reprises, à des adaptations ou à des transpositions. Pour le plus grand profit du lecteur, ces deux parties sont elles‑mêmes divisées en deux à trois ensembles : une division simple n’eût assurément pas suffi à organiser de façon satisfaisante la matière intellectuelle contenue dans l’ouvrage. Sur ce point, il ne faut pas se laisser prendre aux pages de titre des parties, qui intègrent les deux niveaux de titres(cf. p.67 et p. 259). L’ouvrage se présente donc de la façon suivante :
8I. Modifier le dénouement pour la création. / I. 1. L’auteur sur le métier remettant son ouvrage12. / I. 2. Remaniements imposés ou consentis13. / II. Autre temps, autre lieu, autre genre. / II. 1. Réécritures d’une histoire, d’un mythe14. / II. 2. Formules (trans‑)génériques15. / II. 3. Autres publics, fins nouvelles16.
9La bibliographie sélective est appréciable du fait de sa maniabilité : l’ampleur de l’ouvrage proscrivait, par souci de clarté, une bibliographie exhaustive. On regrettera néanmoins l’absence, à la fin de chaque contribution, d’une bibliographie indicative spécifique : le lecteur se voit contraint de chercher les références lui‑même dans l’apparat critique. Pour autant, un tel état de fait ne dissimule aucune lacune bibliographique : de toute évidence, toutes les contributions témoignent d’une rigoureuse prise en compte des recherches préalablement réalisées sur les pièces étudiées.
Labilités du dénouement dramatique
Labilités spatio‑temporelles : ce que l’étude des réécritures des dénouements dramatiques apporte à l’histoire des sensibilités
10Les remaniements de dénouements dramatiques aux xviiie et xixe siècles recouvrent de nombreuses réalités. C’est pourquoi il importe de penser la question de l’instabilité du texte dramatique de façon complexe, aussi bien dans la synchronie que dans la diachronie — les remaniements des dénouements traversant aussi bien les âges que les frontières, quand ce n’est pas les deux. En témoigne, tout d’abord, l’article d’Angeliki Giannouli, qui porte sur les diverses réécritures du mythe des Atrides17. Cette contribution essentiellement descriptive montre, à travers une riche galerie de pièces, à quel point les auteurs dramatiques des xviiie et xixe siècles peuvent se dissocier de leur source, par souci de se conformer aux exigences idéologiques, politiques et morales de leur temps. En refusant l’apaisement final que se permettaient leurs sources grecques, ils privilégient une Antiquité violente pour frapper leur public. Seul Dumas père, en dernière analyse, se conforme strictement à ses sources dans son Orestie. À ce titre, il constitue un contrepoint spectaculaire à ses contemporains.
11La réécriture diachronique des dénouements dramatiques se révèle particulièrement riche d’enseignements concernant les fossés idéologiques qui séparent les époques. Sur ce point, l’article de Georges Zaragoza18 est éclairant : en montrant que Dumas père et José Zorrilla réécrivent l’histoire de Don Juan à la lumière du Nouveau Testament, en s’éloignant ainsi de Tirso de Molina et de Molière, Georges Zaragoza laisse entrevoir l’abîme qui sépare, d’une part, le temps de « l’intransigeance divine » (p. 305) et celui de l’illustration de l’amour christique et, d’autre part, « l’archaïsme » de la « modernité » (p. 306), même si l’usage du premier terme, péjoratif, est sujet à caution. Ce sont donc avant tout les glissements et différences entre les époques que met en évidence l’ouvrage dirigé par S. Robardey‑Eppstein et par F. Naugrette.
12Mais les auteurs des xviiie et xixe siècles ne se contentent pas de revisiter les grands classiques de la culture occidentale : ils font preuve de souplesse et de modernisme en adaptant également des pièces étrangères sinon contemporaines, du moins récentes. Dans sa contribution, Barbara T. Cooper19 montre que c’est notamment en réécrivant la Jane Shore de Nicholas Rowe (1714) que les dramaturges français du premier xixe siècle ont ouvert la voie au romantisme.
13Les contributeurs au recueil n’ont pas manqué de faire le constat de la distance qui sépare les dénouements‑sources des dénouements réécrits de part et d’autre des frontières20. Un exemple étudié par Gianni Iotti21 est particulièrement éclairant sur ce point : il s’agit de la Zaïre de Voltaire, reprise en Italie par le comte Gasparo Gozzi. Alors que, dans une perspective de relativisme philosophique et religieux, Voltaire confère une tonalité essentiellement politique à sa pièce, Gozzi s’applique avant tout à émouvoir son spectateur par le spectacle d’un héros écrasé par le destin. On voit à quel point la modification d’un dénouement peut engager le sens profond d’une œuvre.
14Maurizio Melai22 met en évidence le rôle fondamental que peut jouer le public dans ces modifications en étudiant « l’assagissement » des pièces de Schiller par leurs adaptateurs français dans cette perspective. En « [ramenant] l’extraordinaire et le dérangeant de la dimension historique à l’ordinaire et au rassurant de la dimension littéraire, codifiée, de l’héroïsme tragique », ces adaptateurs « [lissent] ce qu’il y a d’imprévisible, d’étonnant et de grinçant, en un mot de romantique, dans les intrigues schillériens » (p. 475). En cela, ils sont résolument français, quoique Maurizio Melai montre qu’ils s’ouvrent aux sources germaniques pour « les [intégrer] à un code tragique traditionnel » (p. 476).
15Marc Martinez va plus loin encore dans son article sur la domestic tragedy23. De fait, ce ne sont pas seulement les sujets qui peuvent être considérés comme incompatibles, à certaines époques, avec un public donné : cela peut également être vrai pour des genres dramatiques à part entière. Autant le public anglais du xviiie siècle, sensibilisé au spectaculaire et à l’horreur par le répertoire shakespearien, peut supporter la représentation de domestic tragedies, autant la France ne le peut pas. Les adaptateurs français, quoique séduits par la dimension morale du genre, ne peuvent en reproduire les débordements24.
16Pour toutes ces raisons, l’ouvrage dirigé par S. Robardey‑Eppstein et par F. Naugrette peut prétendre à bon droit apporter une pierre à l’histoire des sensibilités.
Labilité générique
17Les réécritures des dénouements dramatiques posent de façon frontale la question des genres dramatiques. Qu’un personnage meure ou survive à la fin d’une pièce, et c’est souvent le genre de celle‑ci qui s’en trouve affecté. Mais il n’est pas seulement ici question de classification — on sait à quel point il peut être stérile d’enfermer certaines œuvres inclassables dans des catégories prédéfinies ou, à l’inverse, définies a posteriori, à partir d’un corpus abusivement sélectif. Or l’étude des réécritures des dénouements achève de prouver, s’il en était encore besoin, à quel point les genres dramatiques échappent aux classifications.
18Dans sa contribution, Vincenzo De Santis montre que le Pinto de Lemercier25 constitue une tentative de penser un genre mêlé, donc problématique : la « comédie historique ». En étudiant cette pièce fondamentalement instable, il éclaire l’instabilité du genre même dans lequel il l’inscrit et, par extension l’instabilité « d’une esthétique en évolution »26. Il apparaît ici que, loin de se cantonner aux strictes bornes de l’œuvre concernée, le remaniement au dénouement a des implications qui la dépassent — et c’est pourquoi, en fin de compte, « la critique des années trente fait finalement de l’auteur de Pinto, sans doute malgré lui, un romantique à part entière » (p. 372).
19L’article de Sylviane Robardey‑Eppstein27 illustre la complexité et le caractère vivant des genres dramatiques de façon très éclairante, car complémentaire (et la mise en regard de sa contribution et de celle de Vincenzo De Santis est particulièrement heureuse). De fait, en étudiant le mélodrame, c’est un genre perçu comme fondamentalement codé, au point d’en paraître monolithique, qu’elle prend pour objet. C’est cette idée reçue qu’elle déconstruit avec méthode, en nuançant aussi bien la mission moralisatrice que la dimension providentielle du genre. Loin d’achever de figer dans le marbre un genre parfois méprisé, elle montre donc que le mélodrame peut, au même titre que tous les autres genres dramatiques, être l’occasion d’une « écriture malléable et mouvante » (p. 355).
Des auteurs dépossédés de leurs œuvres ?
Contre l’auteur‑démiurge
20La figure auctoriale étant aujourd’hui reconnue et protégée, la notion de « droit d’auteur », que règle le code de la propriété intellectuelle, est maintenant bien ancrée dans les mentalités occidentales. Or la labilité intrinsèque des dénouements dramatiques prouve que l’auteur n’a rien d’une figure consacrée aux xviiie et xixe siècles, même après la fameuse « naissance de l’écrivain » théorisée par Alain Viala28 : même les textes d’un dramaturge consacré, comme Shakespeare, n’échappent pas au remaniement. Cela est d’autant plus spectaculaire que certaines des pièces de ce dernier ont fait l’objet d’un remaniement collaboratif entre Jean‑François Ducis et un acteur, le fameux Talma. Comme l’explique Florence Filippi29, Ducis « conçoit l’écriture comme un projet collectif », « comme une forme de palimpseste » (p. 435), et non comme une chasse gardée de l’écrivain. En adaptant son écriture aux expérimentations scéniques de Talma, il ouvre un large espace à l’interprétation d’un répertoire consacré et contribue à la remise en cause de la toute‑puissance de l’auteur à deux niveaux : aussi bien à celui de l’auteur‑source qu’à celui du ré‑écrivain.
21Sur un tout autre aspect, cette toute‑puissance de la figure auctoriale est également remise en cause par le cas du marquis de Bièvre, avec lequel André Leblanc30 fait le portrait d’un auteur détaché de son public, qui ignorait qu’il était l’auteur d’une pièce à succès, Le Séducteur. Ici, André Leblanc met en lumière le paradoxe d’un auteur qui, quoiqu’il écrive pour son temps, reste un auctor absconditus parce que réactionnaire.
22Anna Swärdh va jusqu’à affirmer la nécessité de se dépasser le besoin de se centrer sur l’auteur31— et de façon d’autant plus spectaculaire qu’elle illustre ce propos par l’exemple d’un des dramaturges occidentaux les plus reconnus : Shakespeare lui‑même, là encore. En montrant que David Garrick altère les dénouements shakespeariens pour « éduquer [son public] “en douceur” » (p. 424), elle réaffirme la raison d’être de l’art dramatique qui a pour but non pas de témoigner d’une fidélité à une source, toute prestigieuse soit‑elle, mais de passer la rampe. On voit ce qu’un tel propos a de fondamental pour l’objet d’étude de l’ouvrage. Aussi sa mise en exergue, au début de la section « Autres publics, fins nouvelles », est‑elle particulièrement pertinente : il la conditionne et l’oriente de la plus efficace des façons.
23La typologie des changements au dénouement qu’établit Judith Le Blanc32 dévoile, pour sa part, autant d’acteurs et de facteurs extérieurs à l’auteur dans le processus. Certes, l’objet de l’article est circonscrit, puisqu’il porte sur les tragédies en musique : cela ne l’empêche pas d’avoir une portée plus générale. De fait, si les changements opérés « dans une perspective sérielle d’inscription au répertoire » (p. 322) concernent spécifiquement les tragédies en musique, les autres— « transpositions génériques » ; reprise d’une pièce par son auteur même ; réécritures « allographes », c’est‑à‑dire réalisées par d’autres intervenants (p. 322) — peuvent être appliquées à d’autres genres dramatiques. Là encore, la mise en valeur de cette contribution au début de la section « Formules (trans‑)génériques », est d’une grande pertinence du fait de la clarté et de la rigueur de la typologie établie par Judith Le Blanc.
24Ainsi, le décentrement de la figure de l’auteur d’une part, et le dégagement de divers types de réécritures d’autre part, éclairent le fait que, loin d’être des démiurges tout‑puissants, les dramaturges voient souvent leurs œuvres leur échapper.
Dialogues des dramaturges : dépasser le conflit
25Pour autant, il importe de ne pas verser dans l’excès inverse, en ne voyant dans l’auteur qu’une victime passive d’intervenants extérieurs plus ou moins bienveillants — et ce à plusieurs niveaux. Tout d’abord, remaniement n’implique pas nécessairement dépossession définitive : en témoigne l’article que Patrick Berthier consacre aux réécritures des œuvres dramatiques de Balzac33. Ce ne sont pas les remaniements réalisés par Balzac lui‑même avant la création des pièces qui nous intéressent ici : ils ne sont que de peu d’ampleur. Les autres sont plus significatifs : certains, à l’origine voulus par Balzac, sont réalisés par des intervenants peu scrupuleux ; d’autres, composés de façon posthume, sont des trahisons pures et simples de leur source. Pour autant, cette dépossession n’est pas une fatalité puisque, en fin de compte, ce sont les dénouements que Balzac avait prévus pour Le Faiseur et pour Paméla Giraud qui sont passés à la postérité. Ainsi, malgré les remaniements, la volonté originelle de l’auteur peut parfois s’imposer.
26Par ailleurs, il convient de ne pas envisager le rapport du dramaturge à son texte remanié en termes exclusivement agonistiques. Si certaines pièces se prêtent au remaniement de leur dénouement parce qu’elles abordent un thème éminemment politique, leurs auteurs ne perdent pas pour autant totalement la main sur leur œuvre. Cela peut même être l’occasion, pour eux, d’établir un véritable dialogue avec le public, comme le fait Belloy avec son Siège de Calais, dont Logan J. Connors34 étudie le double dénouement. En effet, le dramaturge incite ses spectateurs à réfléchir sur la notion même de patriotisme français en leur proposant une version où l’amour de la patrie est « [un] sentiment inné ou [une] action locale », et une autre où il s’agit d’un « programme raisonnable, juridique et international » (p. 165).
27L’exemple de Louis‑Sébastien Mercier, étudié par Sophie Marchand35, est plus spectaculaire encore, car il présente le cas d’un dialogue établi par un auteur avec la censure elle‑même. Car c’est moins cette dernière qui dicte sa tâche à Mercier, que Mercier qui « veut faire un drame politique, sinon une œuvre subversive » (p. 90) quand il écrit les différentes versions de son Déserteur. Loin de se cantonner au seul rôle de victime doloriste et attentiste, il va donc au‑devant de la censure — preuve que l’on peut dialoguer avec elle…
28Cela pose la question formulée par Jean‑Claude Yon dans son article sur Les Lionnes pauvres d’Augier36 : si le dramaturge peut dialoguer avec son public, voire avec la censure37, où se construit la moralité d’une pièce et, par extension, du théâtre ? Réside‑t‑elle dans le dénouement en lui‑même ou dans l’effet provoqué chez le spectateur ? Doit‑elle lui mâcher le travail, ou lui laisser une certaine liberté à son public, au risque que celui‑ci ne saisisse pas la portée du dénouement38 ? Les censeurs penchent pour la première possibilité, Augier pour la seconde. Ainsi, c’est la question fondamentale de l’intelligence du public que pose Jean‑Claude Yon : en cela, sa contribution constitue un véritable tournant théorique de l’ouvrage.
29Enfin, il importe de ne pas considérer les rapports d’un dramaturge au remaniement de ses œuvres de façon agonistique, et ce pour deux raisons, qui regardent justement l’auteur lui‑même. Tout d’abord, en établissant que les fins du Bourgeois de Gand d’Hippolyte Romand et d’Alexandre Dumas père « illustrent […], chacune à leur manière, la révolution romantique sur scène » (p. 195), Stéphane Arthur39 montre qu’un auteur peut rester maître du sens de ses dénouements malgré leur différence. En outre, c’est parfois du dramaturge lui‑même que surgit, paradoxalement, l’altérité. C’est le cas d’Antoine‑Marin Lemierre, dont Renaud Bret‑Vitoz40 montre qu’il rompt le dialogue avec les professionnels de la scène après l’échec retentissant de sa tragédie Céramis (1785), pour se confronter avant tout à lui‑même, dans un rapport personnel à son écriture. C’est pourquoi, en dernière analyse, il importe de ne voir dans les dramaturges des xviiie et xixe siècles ni des démiurges, ni des martyrs.
Pour une évaluation en contexte des dénouements remaniés
Y a‑t‑il des « bonnes » & des « mauvaises fins » ?
30Si les réécritures de dénouements dramatiques sont l’occasion de véritables dialogues entre auteurs, public, censure et pouvoirs publics, c’est parce que l’idée de la qualité intrinsèque d’un dénouement dramatique est restée vivace jusqu’à une période très récente. Comme le relève S. Robardey‑Eppstein dans l’introduction de l’ouvrage, il est, jusqu’au tournant des xixe et xxe siècles, courant de considérer qu’une pièce est « bien » ou « mal faite », selon le dénouement retenu41. Or les études réunies par le recueil dont il est question ici montrent que ces jugements absolus ne peuvent être considérés comme pertinents. En témoignent les contributions de Michèle Sajous D’Oria et d’Olivier Goetz. La première traite des remaniements allographes (Judith Le Blanc, p. 331) de La Comtesse de Savoie de Mme de Fontaines42,dont Voltaire et Stendhal ont chacun proposé une réécriture. Cependant, l’un ose un dénouement heureux alors que le second laisse son héroïne mourir. Quant à Olivier Goetz, il prend pour objet d’étude Le Repas des lionnes de François de Curel43, qui constitue un exemple particulièrement éclairant pour la question des réécritures des dénouements dramatiques. En effet, Le Repas des lionnes fait l’objet de fins alternatives, écrites par le dramaturge lui‑même ; mais, surtout, il s’avère que François de Curel ne se prononce pas sur la supériorité de l’une ou de l’autre. Ainsi, il n’est pas qu’une seule fin pour une même histoire. Dès lors, comment faire pour éviter de considérer qu’un dénouement est, en soi, « meilleur qu’un autre » ?
31Il importe, avant tout, de penser en termes d’efficacité, comme le montre l’article de Violaine Heyraud sur L’Hôtel du Libre‑Échange de Feydeau44. L’article en question semble, de prime abord, quelque peu éloigné de l’objet du recueil, puisque Feydeau ne remanie que peu ses dénouements en tant que tels, comme le rappelle d’ailleurs Violaine Heyraud45. Néanmoins, en faisant disparaître les justifications qui alourdissaient le dernier acte de sa pièce et en retardant une issue trop prévisible, Feydeau, certes, risque l’invraisemblance, mais assure par là un comique cruel qui fait oublier cette invraisemblance même. Le polissage du dernier acte lui permet de surprendre le spectateur : « mauvaise fin » en toute logique, c’est une « bonne fin pour la rampe » que compose Feydeau en fin de compte.
32Un tel constat ne peut qu’éclairer le conflit qu’étudie Marie‑Pierre Rootering dans son article sur les fins alternatives du Supplice d’une femme, pièce à quatre mains écrite par Alexandre Dumas fils et par Émile de Girardin46. En distinguant le « vrai théâtral » — que recherche le premier — du « vrai idéal » — que poursuit le second —, la contributrice explique, en partie, le succès d’une des versions proposées par Dumas fils : c’est notamment parce que ce dernier s’attache tout autant à innover qu’à rendre ses pièces crédibles aux yeux du public, qu’il a pu l’émouvoir.
33On voit ici pourquoi il importe de prendre en compte toutes les implications de l’expression « d’art vivant », quand on parle du théâtre : toute représentation suppose un hic et nunc, c’est‑à‑dire des circonstances spécifiques. Une fin considérée comme « mauvaise » par un public donné peut fort bien devenir une « bonne fin » aux yeux d’un autre. C’est ce que n’a pas manqué de comprendre Victor Hugo, dont F. Naugrette montre qu’il adaptait ses dénouements selon qu’il donnait ses pièces à la Comédie‑Française ou à la Porte Saint‑Martin47. Dans le premier cas, il tirait ses drames vers la tragédie ; dans le second, vers le mélodrame — où l’on voit, une fois encore, que la toute‑puissance de l’auteur est nécessairement remise en cause et que le sens de l’œuvre est étroitement dépendant de son orientation générique.
34La question des genres dramatiques est par ailleurs fondamentale pour battre en brèche l’idée d’une « fin parfaite » dans l’absolu. En effet, si plusieurs dramaturges proposent des dénouements dissemblables pour un même sujet, cela ne signifie pas pour autant qu’ils jouent dans la même catégorie48. C’est ce que montre Marthe Segrestin, à travers le cas de Maison de poupée49 : la pièce d’Ibsen ayant été considérée par le public comme un « mélodrame », ne pouvait que décevoir. En voyant dans Maison de poupée une « tragédie du choc de l’éthique du care à l’éthique de la justice abstraite » (p. 494), Marthe Segrestin arrive à rendre compte du malentendu fondamental qui a déchiré le dramaturge et son public, et à expliquer pourquoi le retranchement du dernier acte par des intervenants extérieurs ne pouvaient constituer une solution satisfaisante50.
Y a‑t‑il des « bons » & des « mauvais remaniements de dénouements » ?
35Qu’une fin soit inefficace, qu’elle ne touche pas son public ou qu’elle ne semble pas conforme au genre de la pièce sont des états de fait qui ne regardent pas spécifiquement la question du rapport d’une œuvre à sa source. Or l’ouvrage dirigé par S. Robardey‑Eppstein et F. Naugrette implique d’aller plus loin en posant le problème de la qualité des réécritures des dénouements dramatiques. Là encore, il apparaît que le principe même d’une réécriture ne saurait être mauvais en soi. Dès lors, comment se fait‑il que, dans certains cas, l’on ait affaire à une trahison caractérisée du dénouement d’une pièce-source, et dans d’autres, à un enrichissement ingénieux de celle‑ci ?
36Un premier critère d’évaluation regarde le fond des pièces concernées : s’inscrire en porte‑à‑faux vis‑à‑vis de sa source peut être stimulant, pourvu que l’orientation conférée à l’histoire soit porteuse de sens, voire enrichisse la pièce originale sans prétendre s’inscrire dans sa droite lignée. En d’autres termes, il n’y a de contresens que quand, entre deux sens mis en concurrence, seul l’un d’entre eux est intéressant : il est des réécritures intellectuellement satisfaisantes — à la fois cohérentes et complexes —, et d’autres non. Sur ce point, l’article d’Hélène Laplace‑Claverie, qui porte sur la réécriture du dénouement de Lorenzaccio par Armand d’Artois, est des plus éclairants51. En coupant le dernier acte de la pièce de Musset, Armand d’Artois opère un retour à la pièce de George Sand, Une Conjuration en 1537 — mais surtout, il « verrouill[e] l’action [de la] pièce » (p. 257), ce qui constitue une sorte de contresens ultime sur la pièce. Procédant ainsi, d’Artois montre qu’il « n’était pas un homme de théâtre mais un simple suiveur, un artisan appliqué, capable d’accommoder à la sauce du divertissement fin‑de‑siècle un mets réservé à des palais subtils » (p. 257).
37Un indéfendable appauvrissement de la source découle souvent de nécessités d’ordre idéologiques : c’est le cas des réécritures des comédies d’Aristophane, dont Romain Piana52 montre que les auteurs du xixe siècle « censur[ent] la dimension subversive » ou « actualis[ent] l’orientation conservatrice » : le dénouement se révèle alors être « le lieu d’une normalisation ultime, une zone privilégiée où se joue le passage d’une norme à une autre, de la norme interne de la fiction à la norme sociale de la réception du spectateur » (p. 490).
38Un véritable gouffre sépare ces réécritures consensuelles, voire simplificatrices des deux tableaux que Strindberg fait du religieux dans Avent et dans Crime et crime, qu’étudie Mickaëlle Cedergren53. En mettant en scène deux voies strictement opposées vers la rédemption, Strindberg offre en effet deux perspectives complémentaires au mystère du salut. De même, il y a loin de la réécriture simpliste de Lorenzaccio par Armand d’Artois aux remaniements allographes du Vingt‑quatre février de Werner, étudiées par Noémi Carrique54. Quoique les enjeux politiques et religieux de la pièce évoluent considérablement entre la pièce‑source et ses adaptations — Victor Ducange cherche à rétablir un certain apaisement dans la société post‑révolutionnaire française, pour reconstruire le corps social, alors que Müllner confère des dimensions sataniques à sa réécriture, dans une perspective de didactisme moral —, Noémi Carrique montre que chacune des versions données du même sujet sont pleinement cohérentes, et que l’altération du drame fataliste ne doit pas être considérée comme une trahison.
39Notons cependant qu’une fin incohérente n’est pas nécessairement reconnue comme telle par le public, comme l’atteste la contribution de Marianne Bouchardon55. Quand Catulle Mendès écrit Justice, ce n’est pas « un véritable dénouement » qu’il choisit : de fait, il met en scène un véritable problème social dans les deux premiers actes de la pièce — celui de la difficile réhabilitation d’un coupable dans le cadre social. Or Catulle Mendès résout ce problème social de manière métaphysique : ce faisant, il opère une dérobade spectaculaire. C’est pourtant ce qui a assuré le succès de sa pièce.
40Autant dire que le problème des « mauvaises » et des « bonnes fins » frôle l’insoluble, tant les degrés de réflexion sont divers. Toujours est‑il que l’instabilité fondamentale du texte dramatique et de sa représentation demeure : elle peut réserver les plus glorieux succès aussi bien à une pièce incohérente qu’à un chef‑d’œuvre de la littérature dramatique.
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41En fin de compte, l’ouvrage co‑dirigé par Sylviane Robardey‑Eppstein et par Florence Naugrette a plusieurs mérites : tout d’abord, il étaie et complète de nombreuses pistes déjà ouvertes et partiellement explorées par la recherche ; mais, surtout, il parvient à laisser la porte ouverte à l’investigation, malgré un aspect monumental qui aurait pu laisser croire qu’il avait couvert tous les aspects de la question.
42Il nous semble, tout d’abord, appeler une réflexion approfondie sur la terminologie des réécritures, et sur les différentes réalités recouvertes par les diverses dénominations du phénomène. Sylviane Robardey‑Eppstein relève notamment que le xviiie siècle emploie le mot de « correction » et non de « réécriture »56, qui est un terme bien plus tardif57. Quelle signification recouvre ce décalage terminologique, quels en sont les enjeux ? Qui parle, par ailleurs, de ces « corrections » : la censure, la presse, les auteurs eux‑mêmes ? La « correction » est‑elle envisagée en termes moraux, politiques, esthétiques ? Une étude sur les tenants et aboutissants du problème serait, à n’en pas douter, passionnante, et permettrait, sinon de battre définitivement en brèche l’idée de la « pièce parfaite », du moins d’établir ce qui, à une époque donnée, fait une « bonne pièce ».
43Par ailleurs, il nous semble possible d’approfondir cette réflexion en se demandant dans quelle mesure, en cas de conflit, le public (ou même la censure) peut avoir raison contre l’auteur — c’est‑à‑dire en ce qu’il proposerait une lecture plus complexe ou plus cohérente de la pièce, que son auteur même. Cette question soulève de vastes problèmes théoriques, et notamment celui de la « compréhension » d’une pièce. En effet, comment « comprendre » au sens premier du terme58 un texte dont la nature même consiste à résister à toute clôture ? Il y a là de quoi renouveler durablement le débat sur les enjeux de l’instabilité fondamentale du texte dramatique.