Pense pas bête pour penser les bêtes
1Selon The Economist, 2019 sera l’année du véganisme1. La recherche littéraire semble lui donner raison. Les appels à contribution se multiplient : l’université Paris 8 organisera au printemps un colloque intitulé « Viande(s). Stéréotypies sémiotiques et inquiétudes culturelles2 », tandis que l’Université d’Artois posera à l’automne la question des « Représentations animales dans les mondes imaginaires : vers un effacement des frontières spécistes ? ». Les revues suivent aussi : Itinéraires va consacrer un numéro au « Discours animal », et Trait d’Union consacrera son dixième numéro à « La condition animale ». Ces événements s’annoncent tout à fait réjouissants, tant la question du spécisme ouvre des perspectives fécondes non seulement sur l’étude du bestiaire littéraire, mais sur ses enjeux éthiques et politiques, avec un renouvellement profond de la pensée humaniste. La question animale touche à des prénotions profondément ancrées dans la culture occidentale, et les débats se limitent trop souvent à l’échange de clichés. C’est tout l’intérêt de La Révolution antispéciste que de proposer des bases solides, à la fois philosophiques, biologiques et historiques, aux discussions qui s’annoncent. Les trois directeurs de l’ouvrage viennent en effet d’horizons disciplinaires forts différents : Yves Bonnardel est philosophe et éditeur, ayant notamment co-fondé en 1991 Les Cahiers antispécistes ; Thomas Lepeltier est astrophysicien de formation, tandis que Pierre Sigler est historien. Ils s’associent pour cet ouvrage à David Olivier, co-traducteur de La Libération animale, l’ouvrage fondateur de Peter Singer3, et à Estiva Reus, docteur en économie et philosophe politique. Chacun de ces cinq auteurs prend en charge un ou plusieurs chapitres, pour un total de douze articles, parfois tirés des Cahiers antispécistes, parfois inédits. Les formats sont assez divers, de la brève mise au point de quelques pages au court essai. Un ensemble a priori très hétérogène, qui tire pourtant sa cohérence de son souci didactique, de sa volonté de faire le tour de la question pour offrir aux non-spécialistes un état des lieux des enjeux en cours.
De quoi parle-t-on ?
2L’ouvrage s’ouvre sur une série d’articles à ambition définitionnelle afin de (re)cadrer les notions en jeu. D. Olivier commence par définir le spécisme et en décrire les mécanismes, notamment à travers une série d’analogies avec le sexisme et le racisme, formes de discriminations aujourd’hui largement reconnues. Au chapitre suivant P. Sigler propose dans un article inédit de faire le point sur les réalités que recouvre le mot conscience, en en démêlant l’écheveau philosophique et scientifique à la lumière des dernières expériences offertes par les neurosciences. Ses réflexions aboutissent à la notion de sentience, conscience affective d’un être qui va pouvoir « éviter les choses déplaisantes comme les blessures ou la faim et rechercher les choses plaisantes » (p. 63), concept plus légitime que celui d’intelligence pour la prise en compte de la souffrance animale. Il développe la question de la métacognition animale dans l’article suivant en y dénonçant la façon dont les chercheurs, dans leur « obsession du propre de l’homme » (p. 117) tendent à réfuter ou à réévaluer des résultats qui ne démontrent que trop l’artificialité d’une stricte division homme / animal. Nombreuses sont ainsi les espèces qui attestent de compétences comme l’anticipation, la mentalisation, l’empathie ou la conscience de soi. La sentience, clef de voûte des débats, permet également de poser de nouvelles frontières. Ainsi Y. Bonnardel revient sur l’argument récurrent de la souffrance des plantes. Il montre comment la croyance en une conscience végétale n’a pas de fondement scientifique mais s’alimente d’une littérature de complaisance qui assouvit le besoin narcissique de l’homme de se penser au centre d’un sens. En effet, la conscience et la sensibilité sont coûteuses en énergie, et n’ont d’intérêt que pour des êtres mobiles, capables de faire des choix pour améliorer leurs conditions de vie.
Dieu est mort, vive la Nature
3Mais au-delà des approximations scientifiques, ce sont les biais idéologiques que dénoncent les auteurs. Dès le premier chapitre, D. Olivier soulignait la tentation essentialiste à l’œuvre dans le spécisme, au même titre que dans le racisme ou le sexisme. Y. Bonnardel développe ce sujet en invitant le lecteur à se méfier de l’idée de Nature, véritable mystique moderne. Alternative à l’ordre divin, le concept de Nature permet de justifier l’ordre établi et de faire l’économie d’un véritable débat sur ce qui est juste ou pas : « la nature, c’est la norme » (p. 140). De fait, « ce qui est perçu comme naturel n’est en réalité que ce qui est habituel ou admis dans une société donnée » (ibid.), permettant ainsi d’entériner des organisations hiérarchiques, où dominés et dominants se trouvent assignés à leur place au nom de leur nature propre. L’auteur va plus loin en démontrant comment cette idéologie naturaliste est de type totalitaire, en niant l’individu pour le mettre au service d’un Tout. Ainsi, « tous les mouvements réactionnaires font appel à l’idée de Nature » (ibid.), seuls les dominants étant autorisés à s’en extraire, au nom de la raison, pour s’approprier les dominés qui eux restent confinés au stade d’êtres de nature. Ici aussi, le parallélisme avec les luttes féministes est particulièrement convaincant, et l’auteur cite abondamment Colette Guillaumin, figure importante du féminisme matérialiste.
L’homme, roi de la jungle ?
4Ce nouvel éclairage sur l’idéologie naturaliste invite le lecteur à des remises en cause plus radicales. Il s’agit de repenser la notion d’écologie et de renoncer au mythe d’un « ordre naturel » reposant sur un équilibre qui n’a en réalité jamais existé. Il faut également prendre acte que ce que nous appelons la nature est aujourd’hui entièrement sous la main de l’homme qui doit en assumer la responsabilité. Ainsi Th. Lepeltier intitule de manière provocatrice le huitième chapitre : « Faut-il sauver la gazelle du Lion ? », inscrivant l’épineuse question de la prédation dans la suite logique de la remise en cause du naturalisme. L’auteur défait un à un les arguments des non-interventionnistes en en soulignant les contradictions. E. Reus s’intéresse également aux dissensions internes du mouvement antispéciste, en s’arrêtant longuement sur trois figures emblématiques : Peter Singer, représentant de l’utilitarisme qui « assimile le bien au bonheur ou à la satisfaction des préférences » (p. 213), une vision pragmatique qui a permis de nombreuses avancées ; Tom Regan, plus radical, partisan de la théorie des droits des animaux ; et Gary Francione, virulent critique de l’utilitarisme en ce qu’il autorise le sacrifice de quelques individus au nom d’un bien être plus vaste. L’autrice démontre cependant le caractère artificiel de ces controverses, puisque l’utilitarisme inclut de fait un principe d’égalité animale et vise également à garantir à terme des droits aux animaux.
La raison au plus fort
5D. Olivier s’intéresse enfin à la notion d’espèce, et montre comment, à l’instar de la notion de race, elle repose moins sur des faits scientifiques que sur une volonté politique essentialisante. Le vieux mythe du « plan de la Nature » (p. 266), en cohérence avec un monde organisé par la pensée religieuse, aurait dû disparaître avec les découvertes de Darwin. Il n’en est rien, et la classification linnéenne reste aujourd’hui « la systématique scientifique » (p. 294). C’est ce même héritage aristotélicien et chrétien qui pose par ailleurs la supériorité de l’homme comme absolu, porteur d’une dignité purement ontologique. Il ne s’agit pas pour autant de verser dans un égalitarisme naïf : l’homme possède bien des supériorités (de raisonnement, de technologies, etc.) qui lui confèrent une position et des responsabilités particulières. Il s’agit donc de repenser l’Humanisme, qu’Y. Bonnardel dénonce dans le dernier chapitre comme une quête éthique basée sur un système fortement hiérarchisé, un système que la question animale nous permettra peut-être de déconstruire. L’idéologie actuelle s’est en effet appuyée sur une « partition fantasmatique du réel en deux mondes que tout oppose, Humanité et Nature » (p. 317), qui a posé la raison comme un idéal de maîtrise de soi, permettant la « propriété de soi » et la possibilité de s’approprier les êtres jugés non-rationnels (noirs, femmes, enfants, animaux). Le spécisme reste ainsi l’ultime barrière vers un véritable universalisme et la fin des hiérarchies essentialistes.
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6Yves Bonnardel, Thomas Lepeltier et Pierre Sigler offrent aux débats un ouvrage nourri, riches de concepts et d’exemples, mais qui reste largement accessible aux néophytes. Ce recueil d’articles permet surtout de tailler dans les idées reçues et d’élever les débats qui pourront ainsi s’inscrire sur des fondements clairs. Notons que les auteurs ne reculent pas devant des sujets plus controversés, même au sein du mouvement antispéciste, comme l’utilitarisme ou la question de la prédation. On pourrait évidemment reprocher aux auteurs leur parti-pris, ils font tout autant ici œuvre de chercheurs que de militants, mais c’est en réalité ce qui fait la force de ce livre. Alors qu’en 2017, le philosophe Geoffroy de Lagasnerie invitait le monde de la recherche à se rapprocher du terrain et des militants dans son essai Penser dans un monde mauvais4, les auteurs nous offrent ici un véritable pont. Aux chercheurs en littérature de s’en saisir pour réfléchir à la place qu’occupent les animaux au sein de leur discipline, et faire entrer cette (r)évolution dans les humanités.