Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Avril 2019 (volume 20, numéro 4)
Alain Trouvé

Autour du cas Heidegger vu par François Rastier : quelques réflexions sur la responsabilité de l’écrivain

François Rastier, Heidegger, Messie antisémite, Ce que révèlent les Cahiers noirs, Lormont : Éditions Le Bord de l’eau, 2018, 186 p., EAN : 9782356875907.

1À contre‑courant des modes et des valeurs établies, ce nouvel essai de François Rastier consacré à la publication en France des Cahiers noirs de Martin Heidegger repose opportunément la question de la responsabilité du philosophe dans l’espace public. Il approfondit un certain nombre de traits inquiétants mis au jour dans un précédent ouvrage, Naufrage d’un prophète (PUF, 2015) et que vient souligner l’oxymore « messie antisémite ». La concordance accablante de la théorie et des actes confirmée par les derniers écrits publiés interroge le décalage entre les faits et l’image du grand Penseur ; les analyses s’attachent à la généalogie de cette pensée et à la fascination persistante qu’elle provoque. Nous évoquerons en prolongement quelques réflexions sur la fiction et la rationalité, questions suscitées par cette critique dont les enjeux nous paraissent majeurs.

Écrits, faits & contextes

2La stratégie de publication posthume adoptée par celui que ses thuriféraires qualifient de « plus grand philosophe du vingtième siècle » repose sur l’intuition d’un avenir propice à l’expression de son antisémitisme, dans lequel une crise portée à l’échelle mondiale redonnerait vigueur à la vieille théorie du bouc émissaire. Le même avait fait « profil bas » dans l’après‑guerre, cherchant astucieusement à se ménager des cautions juives et faisant passer provisoirement son adhésion au nazisme pour une « grosse bêtise » (voir à ce sujet Naufrage d’un Prophète).

3Les œuvres publiées à titre posthume ne vont pas dans le sens de cette contrition. Ainsi de Beiträge zur Philosophie, livre présenté comme aussi important que Sein und Zeit et qui paraît en 1989, avec un retard de cinquante ans ; ainsi de a fortiori des Cahiers noirs,rédigés de 1931 à 1973, et dont la traduction ne commence à paraître en France qu’en 2014 (4 premiers tomes) avec du retard sur d’autres pays (Allemagne, États-Unis, Espagne, Italie).

4La posture du messie se double d’une tactique de dévoilement progressif. Sein und Zeit, « premier tome d’une œuvre encore incomplète » (p. 46), voilait une vérité que les livres publiés ultérieurement formulent plus directement. Une lettre de 1943, seulement publiée en 2004, donne à comprendre un rouage essentiel de cette révélation différée : il s’agit des Decknamen ou mots couverts, dont le vrai sens n’est donné qu’a posteriori. Là où le livre de 1927 disait Sein (Être), il convenait de lire Vaterland (la patrie allemande) ; quant aux parasites qui s’attaquent aux racines de l’être, ce sont les juifs.

5Les derniers livres mettent à nu la stupéfiante revendication d’un nazisme philosophique ou spirituel, reposant, au nom d’une ontologie radicale, sur un certain nombre d’équations pour le moins simplistes assimilant la Raison, la Science, la Technique et les Juifs, tous ennemis de l’Être. Selon ce négationnisme ontologique, « les juifs, purs “étants” restent sans rapport à l’Être. Dépourvus d’existence véritable, ils ne peuvent être mis à mort car ils n’ont jamais vécu véritablement. » (p. 91).

6Peu avant la guerre, Heidegger annonce dans les Cahiers noirs

que la terre elle‑même va éclater dans les airs par « l’accomplissement suprême de la technique » définie comme « vérité de l’étant » et expression de l’« Impérialisme mondial » (Weltimperialismus). Il poursuit : […] l’humanité d’aujourd’hui disparaîtra. Ce n’est pas un malheur, mais la première purification de l’Être [die erste Reinigung des Seins] de sa plus grande altération par l’hégémonie de l’étant. (Œuvres complètes, 96, cité p. 19)

7L’essai analyse quelques‑unes des racines de ce nazisme spirituel, lié au fonds mystique du romantisme, à la pensée gnostique, en tant que refus radical de ce monde, au mythe pris dans son acception la plus négative de pensée mystifiante ou au refus de l’Histoire au profit du non moins mythique Historial. Dans les écrits à publication différée, le plan de lecture mythique supplante le plan philosophique par une « Littéralisation des symboles que sont les “images directrices” (Leitbilder) » (p. 49). Heidegger, de fait, se voulut lui‑même penseur et non philosophe, prétendant se mettre à l’écoute des poètes, notamment de Hölderlin.

8Cet irrationalisme mystique exerce sur ceux qui ont approché le maître ou qui l’ont lu une étrange fascination : « le sommeil de la raison engendre des monstres » (p. 24). L’un des mérites de ce nouveau livre est de montrer par une analyse sans concession à quelles aberrations on arrive chez certains. Deux exemples parmi d’autres. Pour Marlène Zarader, l’antisémitisme chez Heidegger serait d’inspiration juive à l’insu de son auteur (La Dette impensée. Heidegger et l’héritage hébraïque, 1990). Donatella Di Cesare prend prétexte des Sonderkommandos (commandos de juifs contraints à faire fonctionner les chambres à gaz), en oubliant que toute la procédure et l’apport du gaz étaient supervisés et encadrés par des SS, pour accréditer la thèse selon laquelle les juifs se sont rendus complices de leur extermination. D’autres stratégies de défense sont à l’œuvre, en lien avec la mainmise des héritiers sur la publication, stratégies qui ont longtemps minimisé l’implication du recteur de Fribourg dans l’entreprise d’extermination. L’accès progressif aux archives du Reich tend à prouver le contraire et à établir un rôle actif « depuis 1934 et au moins jusqu’en décembre 1942 », au sein de la « Commission pour la philosophie du droit [qui a] préparé et accompagné l’extermination, tant en pratique qu’en théorie, en lui fournissant ses conditions juridiques, en la légalisant et en la légitimant, tout en imputant la responsabilité à ses victimes, qui pâtiraient de leurs propres menées » (p. 76‑77). Non content de justifier le Reich par ses paroles, allant en 1939 jusqu’à dénoncer « la prédestination particulière de la communauté juive pour la criminalité planétaire » (phrase d’abord censurée par l’éditeur Peter Trawny en 1998 puis finalement publiée en 2014), Heidegger y a donc ajouté les actes : encouragement aux autodafés de livres, poursuites contre des étudiants juifs…

Questions

9Partant de cette lecture, nous aimerions formuler quelques interrogations et réflexions qui complètent celles nées du précédent essai1. Le cas Heidegger montre qu’on ne saurait exonérer un philosophe de sa responsabilité morale, au nom d’une « dissociation des écrits et des actes », dès lors que ses textes prônent l’extermination d’une catégorie d’êtres humains et que les actes viennent prolonger sinistrement les paroles. L’auteur n’étant plus là pour répondre directement de ses fautes, la lecture du présent essai nous paraît utilement interroger l’échelle provisoirement établie des valeurs intellectuelles ; saluons le courage nécessaire à une telle mise en question.

10On peut aussi réfléchir sur la part de déni si longtemps entretenue par ceux qui ont en charge la diffusion de l’œuvre, avec la caution problématique d’intellectuels de grande valeur, et même si nous souhaiterions pour notre part ajouter quelques nuances à celles qu’introduit la fin de l’essai. Il est ainsi rappelé de façon bienvenue que le combat contre l’antisémitisme ne saurait cautionner les délires d’un Netanyahou accusant le Grand Mufti de Jérusalem de collusion avec Hitler (p. 143) ; de même un hommage est rendu à Edward Saïd et à son livre L’Orientalisme (p. 145), montrant que le conglomérat des études dites postcoloniales ne se réduit pas à un irrationalisme nocif. Notre réserve principale concernera le jugement porté sur la pensée de la déconstruction et sur sa figure la plus célèbre.

Responsabilité de l’écrivain & régimes de fiction

11Une première série de réflexions porte sur la confusion des genres entretenue entre le discours philosophique, en principe soumis au « tribunal de la raison », selon l’expression de Kant reprise par Fr. Rastier, et les écrits à caractère littéraire, relevant de la fiction. Des philosophes eux‑mêmes, à commencer par Nietzsche et Heidegger, ont prêté le flanc à cette confusion, au nom d’une critique de la rationalité, en plaçant les voies de la connaissance sous la tutelle du mythe ou de la poésie. Il s’agirait, réactivant le rêve des romantiques de Iéna d’un retour à l’origine grecque, de ne plus couper le sujet réfléchissant du sujet sensible pour atteindre un absolu de connaissance. Le volume publié en 1978 sous le titre L’Absolu littéraire par Philippe Lacoue‑Labarthe et Jean‑Luc Nancy2 constitue à cet égard un important repère intellectuel pour comprendre ce mouvement auquel participa le jeune Hegel et qui réunit un certain nombre d’écrivains et poètes.

12Comment dès lors tracer la ligne de partage entre l’expression littéraire, qui entretient de multiples liens avec l’aspiration à un absolu (mystique ou sensible) et la dérive négationniste dont on vient de parler ? Le recours à la notion de fiction dans sa double acception précisée par Jacques Rancière nous paraît ici fort utile :

Le régime représentatif de l’art n’est pas celui de la copie, mais de la fiction, de l’« agencement d’actions » dont parle Aristote. C’est ce concept qui libère l’art de la question de la vérité et de la condamnation platonicienne des simulacres. En revanche le « procédé général de l’esprit humain » sépare l’idée de fiction de celle d’« agencement d’actions » ou d’histoire. La fiction devient une procédure d’agencement des signes et des images, commune au récit et à la fiction, au film dit documentaire et au film racontant une histoire. Mais alors cet agencement des signes n’est plus « hors‑vérité »3.

13La coupure forte entre réalité et fiction, qui distingue les histoires inventées de l’histoire comme discipline n’exonère pas totalement le romancier mais justifie néanmoins que le sujet écrivant, forgeant la fiction, ne soit pas totalement confondu avec le sujet social et tenu pour responsable de délires attribués à ses personnages, au même titre que l’historien qui falsifierait délibérément l’Histoire. Au demeurant, un philosophe se prenant pour un prophète comme Heidegger ne saurait relever de cette acception de la fiction puisque la vérité de l’Être transcende toute coupure entre le monde pratique et celui des idées.

14En revanche la ligne de crête entre la fiction comme « procédure d’agencement des signes et des images », fiction que nous appellerons poétique, et la réalité est beaucoup plus ténue. Elle tient pour une large part au rôle assigné aux images. Fr. Rastier évoque à ce sujet « les Leitbilder, supports d’une pensée imageante qui serait différente de la pensée conceptuelle » (p. 50). Tout en différant des catégories conceptuelles, les images conserveraient une rigidité directive que marque bien le terme allemand Leitbilder. Mais on peut aussi concevoir l’écriture poétique comme la négociation concrète d’un sujet écrivant avec et contre les images nées sous sa plume, une négociation dont il ne détiendrait plus les clefs ultimes. Certes le poète se prend souvent pour un mage et un prophète. Rimbaud n’écrivait‑il pas : « J’ai seul la clef de cette parade sauvage » ? Mais ce sujet (qui est « un autre ») est potentiellement exposé à l’interprétation d’autrui. La réduction de l’image au rôle de guide vers un sens prédéterminé paraît peu compatible avec une authentique écriture poétique. De ce point de vue, Heidegger qui se pose en commentateur ne saurait sans difficulté être perçu lui‑même comme poète.

15La catégorie du romancier nous semble encore plus problématique. Se plaçant du point de vue d’un lectorat captif du maître, Fr. Rastier remarque que « Sein und Zeit déroule […] un récit qui a la structure d’un roman de formation, voire d’initiation » (p. 48). Mais ce roman sans personnages, cette aventure de l’interprétation, ne serait roman que par extension de sens, comme on a pu évoquer, dans les années 1970 un « roman de l’écriture ». Avec toutefois cette restriction immédiate que le « roman du Dasein », orienté vers un sens préfabriqué, échapperait à la contradiction peut‑être constitutive d’une authentique écriture romanesque.

16Que la fiction poétique, pour en revenir à elle, soit plus directement en prise sur un absolu multiforme, oscillant entre la plénitude de la sensation, la tentation du sacré ou son renversement immanent, ne signifie pas que l’écriture poétique ne puisse conserver une part de réflexivité et de distance et surtout s’ouvrir sur des réinterprétations qui excèdent la visée du poète. Chez les meilleurs, le prophète nous semble entrer dans un jeu susceptible d’inclure une part de dérision4. La dimension ironique de l’écriture est d’ailleurs déjà présente chez les romantiques allemands sous la forme du Witz. Socrate en est le premier modèle, ce qui conduit Schlegel, qui pour sa part distinguait mal poésie et roman, à affirmer que « les romans sont les dialogues socratiques de notre temps5 ».

17Dès lors, il ne nous paraît pas inconcevable de soutenir qu’une forme de pensée se cherche dans l’écriture‑lecture littéraire, en lien et en complément avec l’échange des raisons qui fonde la dimension sociale du discours philosophique. Cette pensée, très différente du message prophétique téléguidé par un maître omnipotent, plus instable et relative, serait d’abord exposée à l’échange verbal que font naître les œuvres qui touchent conjointement l’émotion et l’intelligence du lecteur. Elle nous paraît aussi entretenir des liens avec la « pensée sauvage » analysée par Claude Lévi‑Strauss, chez des peuples amérindiens dont l’usage des mythes, loin de l’irrationalisme décrit plus haut, se prête à une forme d’agencement logique.

Raison déterminante & réflexivité

18L’autre volet de l’interrogation suscitée par ce livre porte sur le problème de la raison. Si l’assimilation d’une catégorie d’êtres humains à la rationalité relève d’une forme de délire, il ne nous paraît pas déplacé d’envisager les errements commis au nom de la même raison, qu’ils soient imputables à un capitalisme se donnant une façade rationnelle dont « l’économie de marché » serait la figure avancée ou qu’ils aient pris le visage des premières expériences de sociétés communistes, un temps étayées sur ce qui se donnait pour le « socialisme scientifique ». Dès lors, ne pourrait‑on, au lieu de les réduire à un irrationalisme, assimiler certains des écrits relevant de la déconstruction à l’activation d’une raison critique ? Tel nous paraît être le cas de Jacques Derrida, vis‑à‑vis duquel nous ne partageons pas la sévérité de Fr. Rastier. Lorsque Derrida, commentant Les Structures élémentaires de la parenté, souligne le problème consistant à traiter la prohibition de l’inceste comme « un interdit à la fois culturel et universel6 », en contradiction avec l’opposition par ailleurs reprise entre le naturel, d’une part, assimilé à l’universel, et le culturel, relevant du particulier, il nous semble moins poussé par l’irrationalisme que guidé par une raison critique débusquant chez le fondateur de l’anthropologie moderne, ce qui reste peut‑être un point d’achoppement.

19Kant lui‑même ne nous a‑t‑il pas laissé le legs d’une double acception de la raison, la raison déterminante de la première Critique, celle des catégories et des sciences dures, et la raison « réfléchissante » de la troisième Critique, chargée d’établir des liens entre des entités plus complexes dès lors que se posent en vis‑à‑vis les questions de morale, de métaphysique et d’art ? Nous ne serions pas loin de penser, avec une légère pointe de provocation, que la déconstruction pourrait aussi être réintégrée, en partie du moins, dans cette faculté de juger réfléchissante. Nous pourrions même citer ici le tout dernier Derrida, posthume de quelques mois sans aucune préméditation, rendant à la langue son historicité et aux lecteurs à venir les prérogatives de leur contre‑performance :

J’essaie de penser la langue dans laquelle j’écris et, aussi bien, les œuvres singulières des autres telles qu’elles se produisent dans une langue, de façon fidèle ; c’est‑à‑dire en essayant de me rendre à ce qui est arrivé là avant moi – tout comme la langue est avant moi – et de contresigner ces événements. La contre‑signature est elle‑même un performatif, un autre performatif : c’est un performatif de la grâce rendue à la langue ou à l’œuvre de l’autre. La grâce rendue supposant qu’on s’y prenne les mains, qu’on écrive à son tour autre chose7.

20Tout le contraire de ces Decknamen qui recouvrent mal une forme d’indigence en matière de pensée de la langue, puisqu’ils présupposent qu’un mot ou un énoncé verraient leur sens arrêté en amont, sans qu’interviennent les contextes de réitération. Il nous semble, d’après ce que nous en comprenons, que cette dernière observation coïncide avec la pratique développée par le fondateur de la sémantique des textes, avec qui nous partageons la conscience de la relativité du sens. Nous savons donc gré à Fr. Rastier, en dépit des petites réserves et interrogations suscitées par la lecture de son livre, de nous avoir incité à risquer à notre tour quelques idées dans le grand échange réflexif dont relève une pensée critique.