Ressentir l’attrait de la richesse dans une station balnéaire
1Raconter les coulisses de la recherche historique au fil des découvertes ou des déceptions, voilà une approche qui commence à se développer dans l’édition française. L’exemple le plus connu est sans doute l’ouvrage de Gérard Noiriel sur le clown Chocolat, qui mêle le destin de la première vedette noire en France et les sentiments de son biographe1. Louise Robin suit cette voie mais en insérant partiellement son propos dans le roman. L’histoire improbable d’une Américaine villégiaturant aux Sables d’Olonne, les aléas de la recherche, tout cela est vrai. L’ajout de deux personnages fictifs (les acteurs narrateurs, en quelque sorte) sert à rendre compte de cette réalité, jugée difficilement restituable auprès du grand public (avant-propos, p. 8).
2Cette recherche débute avec quatre petits films conservés à la Cinémathèque de Bretagne. Ils datent de la fin des années 1920 et du début des années 1930. Louise Robin, historienne de l’art, spécialiste de l’architecture balnéaire (en particulier aux Sables d’Olonne), les découvre en marge de recherches sur la famille Michon. Pascal Le Meur, responsable de l’antenne nantaise de la Cinémathèque, lui fait visionner ces films de trois minutes environ, retrouvé dans une maison de Saint-Pierre-Quiberon. Cette découverte originelle sert à poser l’intrigue. Theresa Gaston, richissime héritière originaire de Memphis (Tennessee) passant ses étés dans cette station balnéaire de l’Atlantique dans l’entre-deux-guerres, agite la curiosité. Son destin permet d’aborder les liens entre villégiateurs et autochtones de façon très vivante.
3L’auteure, qui s’est formée à la recherche historique de façon empirique, raconte également — dans une approche qui est, cette fois, romancée – son cheminement pour réussir à aborder les détails d’une vie : les journaux (numérisés ou non), les fiches de conscription (pour les hommes, bien entendu), les registres du cadastre (bien qu’il existe en France un domaine non cadastré pour les étendues considérées sans revenu, petit bémol au développement en p. 23), les feuilles de recensement de population, d’autres archives municipales et départementales, les archives privées restées au sein des familles, les cercles de généalogie… Même les associations, comme Grain de mémoire, sur la transmission du souvenir des résistants et déportés du pays des Olonnes, sont sollicitées. Le va-et-vient avec les lieux et avec les familles permet d’accrocher les recherches à une réalité tangible. N’oublions pas le réflexe d’Alain Corbin qui vérifiait la signature de « son » héros Louis-François Pinagot pour s’assurer de la pertinence de sa recherche2. Heureusement pour Louise Robin, les traces historiques de Theresa Gaston, de ses aïeux, de sa descendance, sont plus nombreuses. L’ouvrage reproduit d’ailleurs quelques photographies et documents d’archives.
4Theresa Gaston est issue d’une famille qui a fait fortune aux États-Unis. Son grand-père Jean Gaston, Aveyronnais d’origine modeste, réussit dans la restauration et l’hôtellerie à Memphis, à partir de 1866. Les relations de famille s’avèrent toutefois complexes (Jean, devenu John, épouse ainsi en secondes noces la demi-sœur de sa fille). Sa mère Aimée, par deux fois divorcée, revient en France et, sans doute par désespoir, John Gaston décide en 1903 d’adopter les deux filles d’Aimée, Jeannette et Theresa, leur léguant ainsi son nom et sa fortune.
5C’est donc l’histoire d’une riche héritière qui sert de trame de fond. Comme de nombreuses riches familles, Theresa fréquente la ville de Nice dans les années 1910, où elle donne naissance à un fils prénommé Gaston (qu’elle reconnaîtra deux ans après sa naissance), puis investit dans l’hôtellerie dans le Loir-et-Cher avec Germaine Michon, avant d’arriver dans la seconde moitié des années 1920 aux Sables d’Olonne, ville natale de cette fameuse Germaine Michon. Par petites touches et à travers un parcours unique de femme, Louise Robin aborde les aléas de la vie des riches héritières de la première moitié du 20e siècle – un champ de recherche qui commence tout juste à émerger, notamment avec l’historien Laurent Coste3.
6La vie de Theresa Gaston n’est sans doute pas banale mais celles des personnes qu’elle croise méritent l’attention portée par l’auteure : celle de la faune plus ou moins interlope, qui vit dans les espaces de loisirs (stations balnéaires ou stations thermales) et/ou aux crochets des riches personnages qu’ils peuvent croiser. Les filles Michon (ainsi dénommées dans certains journaux et le récit d’un procès), Émile de Pianelli (longtemps sans particule mais mort comme résistant), Charles Massart, sont autant de personnages improbables, qui abordent le quotidien d’une station balnéaire mais qui racontent aussi les petits arrangements avec la vie. On ne sait ainsi pas tout à fait si elles sont des femmes de petite vertu ou des filles aux mœurs légères, s’ils sont des souteneurs ou des originaux capables de facilement distribuer les coups de poing.
7Toutes les vies de ces personnages sont bouleversées au cours de ce deuxième quart du xxe siècle, dans une station balnéaire qui rate le virage mondain, concurrencée désormais par La Baule-Escoublac et le casinotier François André. Theresa Gaston se conduit pieusement, finançant largement la paroisse Saint-Pierre et son église jusqu’à la fin de sa vie, en 1953. Elle achète également un vaste domaine dans la station balnéaire voisine de Talmont-Saint-Hilaire. Germaine Michon participe à ces investissements (copropriétaire), avant la vente des biens communs à la fin des années 1930 et, en 1947, un départ outre-Atlantique. Gaston Gaston (le fils) apparaît comme un noceur réputé, avant un second riche mariage en 1969. Les « mauvais garçons » sont devenus chargés de famille. Charles Mansart, marié à Berthe Michon et amputé au moment de la Grande Guerre, vit aux Sables d’Olonne quand il se consacre à la Résistance en 1940, à l’instar d’Émile de Pianelli, devenu entretemps garagiste (marié à Clotilde Michon). L’ouvrage n’exclut pas les hypothèses mais la forme romanesque n’a pas débordé vers des élucubrations dommageables au propos. Le lecteur sent que le roman est au service de la recherche historique.
8À partir de l’exemple de Theresa Gaston, Louise Robin analyse très justement cette diversité de population dans les stations balnéaires de la première moitié du 20e siècle. L’histoire balnéaire, tout comme la majorité des sources historiques disponibles, s’est longtemps accrochée uniquement aux aspects clinquants de la vie sur le bord de mer : le casino, l’établissement de bains, le Grand Hôtel, les fêtes fastueuses, les vastes jardins publics et les somptueuses villas, les toilettes et les beaux habits sur les plages (jusqu’à l’apparition du bronzage et l’arrivée des nouveaux maillots de bain).
9Les recherches sur l’histoire balnéaire évoquent désormais plus justement l’envers du décor, « l’intrusion balnéaire », et notamment ces relations avec les populations locales. Tous les profils n’ont pas encore été explorés. Une Américaine aux Sables d’Olonne permet d’évoquer ce que l’on pourrait qualifier péjorativement de piétaille balnéaire : les originaux et les pique-assiettes, évidemment mal considérés aujourd’hui comme hier, qui sont pourtant aussi les acteurs importants d’une vie mondaine. La vie quotidienne des lieux touristiques bruisse de leurs exploits, dans les récits des folles soirées locales (souvent en creux alors, car ils n’en sont pas les vedettes), dans les archives de police, en particulier en matière de surveillance des jeux d’argent, ou dans les rubriques des faits divers des journaux.
10Évidemment, Louise Robin n’a évoqué ces aspects qu’à partir de cas particuliers. Elle n’a pas produit une synthèse sur les relations entre les touristes et cette faune qui les accompagne ou les attend. Ce n’était d’ailleurs pas l’objectif de son roman. Une généralisation n’est donc pas possible et la synthèse historique sur ce phénomène réclamera un dépouillement long et limité aux seuls cas connus. Des rapprochements avec la figure internationale du jet-setter sont possibles4, pour lequel il y a d’ailleurs plus de production scientifique et littéraire, mais il ne recouvre pas toute cette réalité qu’évoque Louise Robin. C’est un monde moins « heureux », moins « fabuleux », que celui de cette Américaine aux Sables d’Olonne. À la fin du roman, l’héroïne Marjolaine s’interroge sur la vérité de la recherche : « celle qui peut se colorer d’incertitude, de regrets et de souffrance ? » Une réalité qui n’est malheureusement pas toujours belle à voir…