Le récit ou l’essai d’autre chose
1Avec La Passion de l’impossible, Dominique Rabaté publie un livre important par la manière dont, du même mouvement, il fait exister un corpus et l’éclaire au plan théorique. La Passion de l’impossible est en effet consacré à un corpus non étudié encore comme tel, puisque non constitué, du moins aussi fermement — sinon, dans des travaux antérieurs de l’auteur —, celui du récit. Cette affirmation a, de prime abord, de quoi surprendre. En quoi les récits de la littérature française du xxe siècle n’auraient-ils pas encore été étudiés comme tels ? Les travaux qui leur sont consacrés sont pourtant nombreux. C’est que tout est affaire de définition. Il y a bien une définition déjà couramment admise dans les études littéraires du récit. Définition du reste consacrée par l’usage des écrivains eux-mêmes. Mais les œuvres auxquelles est consacré le travail de D. Rabaté ne répondent que pour certaines d’entre elles à cette première définition. Et surtout, elles répondent dans l’ensemble à une tout autre définition, qui implique des enjeux et des questions spécifiques. S’interroger quant au récit, pour D. Rabaté, est bien d’abord et avant tout constituer un corpus. Mais également, donc, en penser la portée, les implications, et l’influence parfois souterraine mais toujours décisive sur l’ensemble du champ littéraire.
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2Le récit, au sens où ce terme est déjà connu et bien établi désigne une forme de narration brève. Ce qui ne prend pas assez d’ampleur, au plan purement quantitatif, ou au plan qualitatif parce que n’y sont racontés que des événements regroupés dans un temps très bref, est généralement appelé récit. Soit un volume court, soit un empan narratif réduit. Le récit, au sens où ce terme est en usage, serait donc comme une sorte de roman abrégé, ou la narration de ce qui ne serait que l’un des moments d’un roman : « roman minimal, épuré et simplifié » (p. 33).
3Si une part de ce corpus connu fait partie des œuvres analysées dans La Passion de l’impossible, c’est au récit en un autre sens, non revendiqué comme tel par les écrivains, que D. Rabaté va employer le terme. Il s’agira pour lui de désigner des œuvres où la dimension critique et le désir de questionner la fiction prédominent, produisant « une dénudation critique de la fiction, au sein de cette fiction » (p. 16). Le récit ainsi défini est marqué par une dimension négative première, ce type de récit se trouvant « privé, par l’objet même de ce qu’il a à dire, des moyens ordinaires du roman » (p. 34). Le récit désigne un ensemble d’œuvres « porteuses d’un soupçon » (p. 13), et donc un moment de l’histoire littéraire où le roman ne va plus forcément de soi. Il s’agit de le questionner, ou plutôt de questionner l’acte même de raconter, ses moyens, ses finalités. Pour autant, La Passion de l’impossible y insiste, penser le récit selon cette seule dimension négative ou privative, qui lui est pourtant essentielle, serait une erreur. Car le récit est avant tout, indissociablement « corrosif et créatif » (ibid.). Donc créatif autant qu’engagé, au départ, dans une forme de refus ou de soupçon à l’endroit du roman. C’est qu’il est d’abord et avant tout un « terrain d’expérimentation » (p. 34), où peuvent « s’inventer de nouvelles formes, d’autres manières de raconter » (p. 13).
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4Bien entendu, ce corpus est dès lors aussi bien un risque pris par le critique. Il ne s’agit pas en effet d’un corpus dont il serait possible de constituer une histoire indiscutable, comme pour d’autres, clairement associés à des mouvements littéraires bien identifiés, ou tenant « d’une forme qui irait dans le sens d’un développement concerté » (p. 16). Non seulement le récit ne saurait prendre « consistance de genre » (p. 18), mais, se déployant « à l’ombre du roman » (p. 23), au double sens de l’expression, à la fois caché par lui et « son ombre portée » (p. 23), il échappe en partie autant qu’il se laisse saisir : « Ce que j’appelle donc « récit » est le plus souvent l’expression – selon une forme décalée ou polémique par rapport au roman – de ces critiques négatives, l’essai d’autre chose. Nous n’éviterons donc pas un certain flou terminologique car la cible des attaques est mouvante, et il se peut très bien que le roman réussisse à trouver lui-même la formule de cette liberté narrative qui s’essaye d’abord dans l’espace du récit. » (p. 36)
5Dominique Rabaté pose donc sans équivoque la difficulté que suppose la constitution même du corpus qu’il propose. Pour autant, cette difficulté elle-même est équivoque. À trop en suivre l’avertissement on se condamnerait en effet à rester aveugle aux œuvres dont La passion de l’impossible propose l’étude, ou du moins à la cohérence d’enjeux et de moyens qui les lient. C’est donc bien le contraire que propose Dominique Rabaté, de prendre ce risque créateur au plan critique, afin de pouvoir donner à son corpus une visibilité qui puisse rendre intelligible sa cohérence et son importance dans l’histoire littéraire du xxe siècle.
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6À cette histoire du récit comme questionnement et contestation des manières de raconter, il y a un départ, ou plus exactement un double départ, avec deux œuvres à la fois fondatrices et paradigmatiques : Paludes et Monsieur Teste. Ces deux œuvres constituent une première fois dans l’histoire du récit au sens que définit D. Rabaté : « le récit s’invente une première fois entre 1895 et 1896 avec deux textes fondateurs que sont Paludes et La Soirée de Monsieur Teste » (p. 34). Date bien entendu déterminée à partir du moment de la création puisque le texte de Valéry sera publié bien plus tard.
7Ces deux œuvres n’en inaugurent pas moins ce moment d’inquiétude, où le fait de raconter ne peut plus s’appuyer, ou ne le veut plus, sur la certitude du roman, pensé comme machine à intégrer les événements et leur relation, mais questionne aussi bien les moyens que les visées de toute narration. D’un côté, Paludes, journal d’un écrivain en train d’écrire « Paludes ». Récit « en liberté » (p. 36), permettant « d’échapper aux déterminismes, de glisser hors de la causalité implacable du naturalisme » (p. 34), Paludes est un livre qui offre au lecteur des « modes inédits d’auto-réflexivité narrative » (p. 38), où il ne s’agit pas tant de boucler la narration d’une narration en construction que de la défaire sous les yeux du lecteur pour lui donner un espace ouvert à s’approprier. D’un autre côté, La Soirée de Monsieur Teste, où il va s’agir, conformément à l’interrogation valérienne, de chercher à maintenir « le possible contre l’actuel, la potentialité infinie contre la réduction du réel » (p. 38). Toute narration doit être en ce sens déjouée, puisqu’elle met en jeu par définition l’actuel et le réel, choisissant un chemin dans ce qui est raconté et dans la manière de le raconter. La Soirée de Monsieur Teste est ainsi éminemment un dispositif d’inquiétude du roman ou de toute narration : un récit.
8Mais un autre point relie ces deux œuvres, qui se retrouvera dans l’ensemble de l’histoire dont D. Rabaté fait le tableau : la figure du célibataire. Il en reprend la formule à un collectif1, et cette idée sera l’un des fils rouges de toutes les analyses qu’il proposera ensuite. Le récit est en effet un point d’inquiétude qui, c’est sa particularité, ne peut pas avoir de descendance. Non destiné à fonder une lignée, une suite, ni des reprises dans l’histoire littéraire, il ne pourra que mettre en place des émergences non synthétisables, c’est pourquoi si l’histoire du récit « commence une première fois » avec ces deux œuvres, elle ne pourra que recommencer à chaque fois, jamais être l’objet d’une continuation.
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9L’un des points majeurs qui pourrait caractériser les récits qu’analyse ensuite D. Rabaté, et La Passion de l’impossible y insiste, de sorte que l’on peut lire là un trait définitoire du récit au second sens, est la présence, aussi forte que questionnée, de la voix narrative au cœur même de la narration.
10D. Rabaté rappelle une forte analyse de Blanchot dans Le Livre à venir, où se trouve une définition du récit, sans doute la première au plan théorique, qui utilise le terme en un sens différent de celui de « relation vraie d’un événement exceptionnel2 », c’est-à-dire du sens le plus courant, le premier sens que nous avons vu plus haut. Pour Blanchot, « le récit ne “relate” que lui-même3 », parce qu’il ne distingue plus l’histoire racontée, déjà advenue, de l’événement qu’est la narration en cours. Et si ce brouillage des frontières devient possible, c’est en particulier parce que la séparation entre le narrateur et l’auteur, tangentiellement, n’existe plus. Blanchot interroge : « Qu’arriverait-il si Ulysse et Homère, au lieu d’être des personnes distinctes se partageant commodément les rôles, n’étaient qu’une seule et même personne4 ? » Le récit tel que l’analyse D. Rabaté est, pourrait-on dire, cette interrogation elle-même, non pas devenue un quelconque principe ou postulat, mais maintenue comme interrogation.
11D’où, précisément, l’importance de la voix dans le récit. Ce qui caractérise dès lors les récits est « l’exhibition au premier plan de leur voix narrative, plus ou moins théâtralisée » (p. 67). Constat qui vaut pour beaucoup de récits, ceux de Bataille ou de Blanchot par exemple, mais qui trouve avec Le Bavard de Louis-René des Forêts, qui « mène ce questionnement avec la plus grande rage » (p. 64), un accomplissement décisif.
12Question de la voix, question de temporalité. Car le récit, dès lors que l’événement s’y trouve construit par la narration même, au lieu de lui préexister, est ce qui raconte et fait advenir du même geste tout événement. C’est dès lors à une « circularité vicieuse » tournant « autour d’un centre qui se dérobe » (p. 123) que se consacre le récit. Et c’est ici en particulier à une analyse du Ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras que nous convie D. Rabaté, récit où l’événement ne cesse de se dérober parce que toujours encore à venir dans la narration même.
13Mais de très nombreuses œuvres sont convoquées par D. Rabaté, parfois simplement pour être situées dans l’ensemble de ce mouvement qui porte la littérature du xxe siècle vers le récit, plus souvent, en particulier dans la seconde des deux parties de l’ouvrage, pour être analysées de manière extrêmement fouillée et fine : Beckett, Blanchot, Pinguet, Bataille, Quignard, Thomas, sont quelques-uns des noms de cette constellation dessinée avec La Passion de l’impossible. On pourrait certes considérer que le tableau dessiné par D. Rabaté fait peut-être la part trop belle, dans l’ensemble, ou accorde trop de poids, aux écrivains que l’on pourrait dire dans la suite de la N.R.F. Mais c’est qu’il y a là le cœur du mouvement qu’analyse l’ouvrage, d’autres voies, comme celle suivie par le Nouveau Roman, qui prend également acte d’une certaine impossibilité de raconter, allant vers de toutes autres options. Pour le Nouveau Roman, en particulier, il s’agira, comme le rappelle D. Rabaté en citant Julien Gracq et Georges Bataille, d’aller vers l’invention technique, avec l’emploi célèbre de la deuxième personne dans La Modification, l’absentement du narrateur dans les premiers livres d’Alain Robbe-Grillet, par exemple, c’est-à-dire en somme de répondre à la crise par l’invention concrète, toujours dans le roman, de possibilités nouvelles, la crise étant rapportée essentiellement à l’usure des formes (p. 77-78). Si elle ne couvre pas l’ensemble des solutions proposées par les écrivains à la crise du récit, la constellation proposée par D. Rabaté couvre néanmoins déjà une part très importante de l’histoire littéraire du xxe siècle.
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14C’est donc l’histoire paradoxale de ce qui n’est pas un genre, mais une sorte de pôle d’aimantation de la littérature du xxe siècle que brosse La Passion de l’impossible. Paradoxe en effet car le récit, aussi prégnant qu’il ait pu être dans la pratique des écrivains, se dérobe à l’approche critique à première vue, précisément parce qu’il n’est pas un genre, parce qu’il joue sans cesse des frontières avec le roman et avec le récit au sens premier du terme, pour investir ces genres et les renverser, sans l’ambition d’en constituer un nouveau mais avec celle, à chaque fois, d’atteindre une limite où la possibilité de dire s’effondre et recommence à nouveaux frais. « Le vingtième siècle aura été, pour le meilleur et pour le pire, le siècle de la soustraction », note D. Rabaté (p. 233). Avec le récit, c’est le roman qui se sera trouvé aux prises avec la soustraction, dans une tentative pour « dénuder les principes de la fiction, pour en réduire les marges de manœuvre, pour en déconstruire les éléments essentiels » (ibid.). Et c’est en somme l’un des legs, paradoxal là encore parce que sans suite possible, du xxe siècle, que D. Rabaté restitue, avec La passion de l’impossible, à sa force, à son acharnement et à son inventivité, à une forme de joie aussi. En sommes-nous encore au temps du récit ? C’est avec cette question que s’achève le parcours de D. Rabaté, qui répond par la négative. Prenant acte du tournant thérapeutique de la littérature analysé par Alexandre Gefen dans Réparer le monde. La littérature française face au xxie siècle (Corti, 2018), D. Rabaté indique que si nous pouvons désormais porter un regard d’ensemble sur cette histoire du récit, c’est qu’elle est désormais, probablement, achevée, pour laisser place à des paradoxes et à des enjeux bien différents. Encore fallait-il, pour s’ouvrir d’autant mieux à ces paradoxes et à ces enjeux nouveaux, avoir produit le tableau de cet objet à la fois extrêmement présent et pourtant fuyant, le récit, dans la littérature du xxe siècle. Ce que propose La Passion de l’impossible.