Se souvenir des belles pages
1C’est une véritable somme analytique que propose Jean-François Perrin avec sa Poétique romanesque de la mémoire. Tome II — De Senancour à Proust (xixe siècle) : l’ouvrage atteint l’épaisseur honorable, en ces temps de hâte éditoriale, de 800 pages. Ambitieux et remarquable par l’ampleur du corpus qu’il traite, rigoureux et suggestif dans ses analyses de détail, le livre forme un pendant indispensable au premier tome, qui examinait le traitement de la mémoire dans le roman français d’Ancien Régime.
2L’objectif ici est de montrer les variations d’un topos romanesque, la scène de remémoration ou de réminiscence, au cours d’un long xixe siècle encadré et défini par deux modèles déterminants : Rousseau (dont l’auteur est un éminent spécialiste) et Proust. Si l’ouvrage prétend étudier en priorité les occurrences de la « mémoire affective », il embrasse en réalité un spectre plus large de manifestations mémorielles, dans un dialogue informé avec la pensée médico-psychologique de la fin du xixe siècle.
Proust considéré comme terminus
3« Proust observait que, après Renoir, toutes les femmes dans la rue avaient l’air d’un Renoir. Après Proust, beaucoup de livres, même antérieurs à la Recherche du temps perdu, ont un air proustien1. » – Quel lecteur de la Recherche n’a pas, en effet, vu son expérience du roman transformée par la fréquentation de Combray et de Guermantes ?
4Il s’agit pourtant de ne pas céder à la tentation des analyses en termes de « plagiat par anticipation » (on y reviendra), et J.‑Fr. Perrin s’en explique longuement. Son travail entend montrer que la Recherche n’est pas le terminus ad quem de toute réflexion sur le traitement de la mémoire par le roman. Bien au contraire, la « méditation sur la mémoire et l’oubli » (p. 10), que l’on retrouve dans les littératures de chaque époque, a un caractère universel. Le coup de force proustien introduirait même une certaine cécité vis-à-vis du phénomène, en masquant les manifestations de la mémoire affective qui ne seraient pas de l’ordre de la réminiscence involontaire et soudaine. L’intuition géniale de Proust serait plutôt à réinsérer au sein d’une histoire littéraire longue et relativement stable, rétablie dans sa continuité classique.
5Il est vrai que la sixième grande partie de l’ouvrage cède quelque peu au penchant rétrospectif, puisqu’elle porte exclusivement sur le premier Proust. Considérons-la plutôt comme une indispensable transition. Prolongeant l’abondante bibliographie existante, en particulier les analyses d’Antoine Compagnon et de Luc Fraisse2, J.‑Fr. Perrin rappelle qu’en termes de poétique de la mémoire affective également, l’auteur de Jean Santeuil n’était pas encore parvenu à formaliser les intuitions qui fleuriront dans la Recherche, tout en mettant en place quelques apports significatifs à ne pas négliger. Si la transition « de l’implicite à l’épiphanie » (p. 627) est possible chez Proust, ce n’est pas en vertu d’une brusque mutation poétique, mais d’une lente élaboration des procédés de mise en relation des affects et sensations dans le roman. En cela, et c’est la principale hypothèse spécifiquement proustienne de cet essai, Proust prolonge l’héritage intertextuel du roman du xixe siècle, lequel serait déterminé par sa propension au tissage et à la répétition des motifs mémoriels. Plusieurs siècles d’expérimentation poétique ont été nécessaires pour que la rupture avec le modèle classique de la scène de réminiscence, plutôt enclin à l’analepse et à l’ellipse nette, soit consommée.
Arpenter le siècle
6L’une des principales forces de l’ouvrage repose dans la diversité et l’extension de son corpus : Poétique romanesque de la mémoire est le fruit de plus de vingt ans de lecture(s) et de recherche(s)3. À côté des cimes de l’histoire littéraire et des grandes figures attendues sur un tel sujet, comme Chateaubriand, Nerval, Musset ou Flaubert, l’auteur convoque un important panorama d’œuvres et d’auteurs qui, s’ils demeurent relativement canoniques, sont aujourd’hui peu lus, ou bien jamais étudiés dans la perspective mémorielle. De là, l’agréable impression d’être invité dans la bibliothèque personnelle du chercheur, où coexistent sans hiérarchie les icônes romantiques (Sainte-Beuve, Staël, Senancour) et fin-de-siècle (Lorrain, Bloy, Huysmans). Relativement discrète sur Balzac et Hugo, l’analyse offre de belles pages sur Dumas, Barbey d’Aurevilly, Verne, Loti, Mirbeau, Rodenbach, France… Autant d’occasions de renouveler son regard critique sur certaines œuvres que l’on croit connues.
7Ce vaste corpus permet aussi de réactualiser le topos qu’est le traitement romanesque de la mémoire, en établissant des correspondances insoupçonnées entre les textes. L’approche critique de Poétique romanesque de la mémoire, extrêmement rigoureuse dans sa lecture, défend largement le dialogue intertextuel contre la monographie. Les œuvres sont examinées en détail : comme les romanciers du xixe siècle, ici « on travaille au microscope » (p. 34). Or les micro-lectures dessinent de petites lignées généalogiques ou intertextuelles, et rendent à certains objets leur lignage romanesque via des galeries de citations. Avant les pavés inégaux de Proust, il y avait les pavés de la Canebière du Comte de Monte-Cristo, les pavés foulées par Marchenoir, et déjà des amorces mythiques, ainsi les « ombres » des pavés de la cour dans M. Bergeret à Paris, discrètes esquisses de nekuia (p. 181), qui inscrivent le passé au cœur du présent, et inversement, tiennent le présent à distance, médié qu’il est par le souvenir des jours anciens.
8Quelques intuitions étayent la méthodologie globale. J.‑Fr. Perrin remarque que les scènes mémorielles, dans les romans, appartiennent souvent à « l’histoire de l’âme » d’un personnage. Car, en tant qu’acte cognitif mais aussi affectif, la remémoration engage la définition de l’identité personnelle – ce qui forme une belle promesse d’histoire des représentations subjectives, dans ce qu’elles ont de plus évanescent, à travers l’histoire du roman. Par ailleurs, les scènes mémorielles, surtout dans les romans du premier xixe siècle, fonctionnent fréquemment comme des péripéties narratives. On reconnaît ici la sensibilité genettienne de l’auteur. À partir de ces deux constats, l’interrogation se dédouble. D’abord, une approche interne des scènes de mémoire affective : quelle est la structure littéraire de ce lieu commun ? Ensuite, un effort de synthèse : quelles fonctions revêtent les occurrences de la mémoire dans le corpus ? Comment articuler la logique propre du phénomène à des stratégies poétiques plus vastes, et comment relier cela à l’expérience de lecture ?
9La réponse essaime dans six grandes parties4. La première étape du cheminement est la plus fondamentale, car elle met en place tous les éléments qui seront repris et approfondis par la suite. C’est à partir de Rousseau, et plus précisément d’une scène de La Nouvelle Héloïse (lorsque Saint-Preux se souvient des amours anciennes dans une chambre du Valais qui lui inspire émotion et nostalgie, partie V, chap. 9), que J.‑Fr. Perrin construit un modèle pour lire les scènes de réminiscence dans le roman du xixe siècle. Ce paradigme plastique repose sur dix traits majeurs, que l’on se doit d’énumérer : la cause occasionnelle de la remémoration, le signe mémoratif, l’analepse proprement dite, la sidération du sujet, le transport vers le passé, l’embrayeur (qui peut aller jusqu’à l’hallucination), le trait d’exhaustivité, le caractère involontaire, le retour au présent, et enfin le retour interprétatif. Ces différents éléments, plus ou moins marqués selon les occurrences du corpus, permettent de tisser le lien entre présent et passé, mais aussi entre détail significatif et plénitude de l’expérience ressaisie à travers le temps. À ce sujet, l’auteur oppose les remémorations modernes hinc et nunc, qui permettent de faire revivre le souvenir au présent, et celles qui présentent le souvenir nunc stans, c’est-à-dire qui maintiennent l’hypothèse de la coexistence et de la simultanéité des temps, en accord avec la pensée chrétienne du temps et l’horizon d’une éternité virtuelle.
10L’autre modèle herméneutique est emprunté au Barthes de La Chambre claire. C’est celui du punctum, « ce qui me point ou me poigne dans telle photographie, indépendamment de sa portée esthético-culturelle, du savoir virtuel qu’elle inclut » (p. 649). La description dans les romans du xixe siècle mobilise évidemment un studium, soit un codage culturel des signaux et grilles sémiotiques (p. 37). Toutefois l’art de la trouvaille poétique repose surtout sur le punctum, et la façon dont la charge affective du roman s’incarne dans des images frappantes qui peuvent ressembler à des détails aléatoires au premier abord. On comprend que la fameuse madeleine, comme bien d’autres éléments de l’imaginaire proustien, formera un archétype du punctum mémoriel. Trait remarquable, c’est à Rousseau, non à Balzac, que J.‑Fr. Perrin attribue l’implantation de ce procédé dans la poétique romanesque française.
11Les scènes de ressouvenir font également la part belle aux « incrustations théoriques », autrement dit à l’insertion voire à la discussion de questions psychologiques ou philosophiques contemporaines. Rien de très surprenant à ce que le roman embrasse ces savoirs allogènes avec une prescience parfois remarquable, les écrivains étant, au xixe siècle, mieux documentés sur l’évolution des sciences que les savants n’étaient informés des trouvailles de leurs contemporains romanciers (p. 420). C’est surtout la pensée médico-psychologique de la fin du siècle qui est mobilisée dans le volume, à travers les travaux respectifs de Ribot et de Taine, encore dominants dans les années de formation du jeune Proust. J.‑Fr. Perrin montre, extraits à l’appui, que l’insertion des savoirs psychologiques dans le roman, plus ou moins artificielle, va parfois jusqu’au pur collage, comme dans le roman naturaliste.
12L’histoire du roman du xixe siècle ici retracée à l’aune de ses scènes mémorielles ne déroge finalement qu’assez peu aux inflexions conventionnelles de l’histoire littéraire. Le modèle précédemment esquissé s’avère stable et pérenne durant le long romantisme, exception faite de quelques représentations complexes (Baudelaire, Nerval), puis se trouve peu à peu mis en question. Dans l’ombre et la postérité de Flaubert, de nombreux romanciers reprennent à nouveaux frais les clichés romantiques sur la mémoire pour les réduire et les subvertir, jusqu’à aboutir à une « poétique de l’infime » qui inverse rapport entre passé et présent. Si les réminiscences romantiques permettaient globalement des séquences de nostalgie heureuse, le roman post-réaliste montre plutôt comment le poids du passé investit le présent jusqu’à le paralyser… sans pour autant paralyser le roman, comme le montre le « coup de maître » (p. 64) de Huysmans et ses charges parodiques revivifiantes, ou plus globalement la dimension critique du roman naturaliste et post-naturaliste avant Proust. Le rapport à l’hallucination mémorielle est un bon exemple de cette évolution. Après la remémoration intense mise en scène chez Chateaubriand et les mythes personnels nervaliens, le siècle se prend de fascination pour le spiritisme, d’abord avec un sérieux délibéré, puis de façon de plus en plus ambiguë avec la mode occultiste de la fin de siècle. Mais peut-on encore parler de « mémoire affective » pour les pantins romanesques des décadents ? N’y a-t-il pas une transformation profonde de l’objet, que masque le survol du siècle ?
13On aurait aimé que ce parcours critique, au demeurant fort riche, fût mis en lien avec l’histoire culturelle plus globale, au lieu de s’en tenir le plus souvent aux analyses psychologiques. Dans la seconde moitié du siècle en effet, le rapport au passé évolue et la notion même de « mémoire » se transforme. Cela permettrait en outre de ne pas limiter l’étude à la mémoire individuelle et subjective, mais d’ouvrir le propos vers les représentations et la poétique de la mémoire historique ou de la mémoire collective. L’ouvrage rapporte quelques cas qui nous semblent situés à la frontière entre ces différentes notions. Que penser des « souvenirs » s’appuyant sur des liens extérieurs à la biographie proprement dite, telle la surimpression mémorielle des épopées antiques si fréquente chez Chateaubriand, ou de la Renaissance souvent en filigrane chez Nerval : s’agit-il encore de « mémoire affective », ou plutôt d’un régime mémoriel singulier et méritant d’être distingué ? Dans le roman naturaliste, l’intégration de la mémoire familiale puis de l’Histoire s’effectue souvent via l’hérédité psychique des personnages, qui devient une incorporation très concrète. L’auteur signale le Comte de Monte-Cristo comme un des rares exemples de collusion entre héros individuel et mémoire historico-politique (p. 448), mais ne l’explique que par un arrière-plan idéologique d’époque. L’examen de ces points précis aurait pu être développé davantage, ou plus historicisé, afin de complexifier le schéma analytique global de l’essai.
14Les pages les plus stimulantes de Poétique romanesque de la mémoire nous paraissent ainsi être celles qui déplient les nombreuses métaphores recensées dans le corpus pour rendre compte de l’expérience temporelle de la réminiscence – leur parcours est peut-être ce qui ressemble le plus à une histoire des représentations littéraires de la mémoire affective. En plus d’instaurer un salutaire dialogue avec les autres arts, J.‑Fr. Perrin souligne par exemple comment la métaphore géologique des strates, chère au xviiie siècle, après un détour par la poétique des ruines, laisse la place à celle du palimpseste de mémoire, qui se trouve décliné chez Quincey, Baudelaire ou Nerval. Chez d’autres auteurs, la mémoire s’incarne aussi dans les objets de musée, les reliques ou la collection. Elle peut être figurée comme une toile peinte – c’est l’hypothèse d’Aria Marcella de Gautier. Elle investit volontiers, faut-il le rappeler, les portraits, et se prête aux « effets-tableaux ». Le topos de la mémoire comme une « chambre noire », le rapprochement du cliché et du souvenir si familier aux modernes, est également exploré : il ne faudrait pas oublier « le rôle qu’a joué la photographie dans la transformation de la métaphorique mémorielle au xixe siècle » (p. 97). Il en va de même des emprunts à l’art du diorama et du panorama — songeons à Renan et son daguerréotype cosmique, qui caresse l’ambition d’une vision exhaustive des temps passés (p. 115) dans une inflexion spectrale assez topique des métaphores mémorielles.
15Sur ces points, l’analyse suggère des pistes liées aux tentatives de configuration matérielle de la mémoire et à leur histoire. Les théâtres de mémoire de la Renaissance, par exemple, se sont effacés devant des dispositifs de mémoire active davantage ancrés dans l’ère du temps, tels l’herbier de Rousseau comme souvenir des promenades solitaires, ou les machines dans la scénographie finale du Château des Carpathes. Certains lieux semblent particulièrement propices à la mémoire : le « site mnémonique » (p. 319) le plus représenté est certainement le cachot. Enfin, une certaine prévalence des métaphores aquatiques se dégage du corpus. Les souvenirs sont tantôt des révélations données comme des tourbillons maritimes, tantôt des objets enfouis venant affleurer à la surface des eaux de la mémoire. Le fleuve Léthé est aussi celui de l’oubli : la psychologie des profondeurs du roman est ici interprétée au sens propre — il faudrait peut-être un Bachelard pour tirer pleinement parti de ces métaphores naturelles et de ce qu’elles engagent spécifiquement au xixe siècle.
Éloge de la poétique compositionnelle
16L’angle adopté par l’auteur lui permet de défendre un type de lecture romanesque qui lui tient visiblement à cœur et qui est aussi une conception du roman. Ce mode d’analyse, baptisé « poétique compositionnelle », tient compte de la structure globale et des phénomènes de rappels et d’échos internes aux œuvres, au lieu de s’en tenir, comme c’est souvent le cas, à des synthèses ou à des morceaux choisis. Par de nombreuses analyses convaincantes, il montre comment les scènes de mémoire sont rarement isolées au sein des romans. Or l’examen de leur agencement met au jour des motifs significatifs à la lecture comme à la relecture.
17Cette approche « compositionnelle », de sensibilité très narratologique, entraîne une réévaluation de la théorie des textes possibles de Pierre Bayard, et notamment des analyses du Plagiat par anticipation (chap. III) et de Maupassant avant Freud. Au nom d’une connaissance approfondie des corpus (Obermann de Senancour et Fort comme la mort de Maupassant comptent parmi les œuvres les plus citées de Poétique romanesque de la mémoire), J.‑Fr. Perrin conteste un trop grand privilège accordé aux affirmations paradoxales du critique, lesquelles ne reposent, dans chaque cas, que sur la délimitation artificielle d’extraits jugés avant-gardistes, et sur un terminus ad quem trop fantasmé. Au contraire, affirme-t-il, l’importance des scènes étudiées est toute relative au sein des œuvres dans lesquelles elles sont insérées, et le sens naît surtout de la mise en relation des occurrences des motifs, de leurs répétitions et variations.
18Dans cette perspective, il n’y aurait donc pas de révolution qui tienne, en histoire littéraire, mais seulement des grandes tendances qui se voient infléchies au fil des siècles et des décennies, parfois rehaussées par des grands modèles (à savoir Rousseau, Flaubert, Proust, dans ce corpus français), mais rarement soumises aux lois de la chronologie ou du dépassement systématique. L’histoire littéraire a ses rythmes et ses scansions, ses familles d’œuvres et ses reprises intertextuelles, qui invitent à se défier du mythe des génies visionnaires.
19La pensée du roman qui informe cette lecture vient en fait de la poésie, ce qui s’avère cohérent avec l’affirmation selon laquelle c’est le genre poétique qui « porte en lui l’intelligibilité du fait littéraire5 » avant l’installation définitive du romanesque comme mode littéraire dominant. À de nombreuses reprises, J.‑Fr. Perrin relève des correspondances entre des scènes d’œuvres du corpus, en suggérant qu’elles forment des « rimes » ou des « assonances ». La poétique interne des œuvres serait en quelque sorte versifiée. Ce geste critique s’accorde à la théorie du genre romanesque comme une émanation de l’épopée antique, qui est l’hypothèse explicitement retenue par J.‑Fr. Perrin: depuis L’Iliade et L’Odyssée, la circularité et la répétition sont volontiers engendrés par le souvenir, pour servir de principe à l’œuvre narrative tout autant qu’au poème (p. 658). D’un bout à l’autre de l’étude, le grand roman du xixe siècle se conçoit dans une optique musicale, faite de points et de contrepoints, comme dans l’usage zolien des motifs, avec toujours, à l’horizon, la « grande rime » (p. 640) romanesque moderne : celle qui ouvre et qui clôt la Recherche sur l’image fondamentale du temps.
20Le fait de souscrire à la « poétique compositionnelle » est, de plus, un moyen d’unifier l’acte de lecture critique, en maintenant ensemble le niveau microscopique des tropes et le niveau macroscopique des œuvres, voire de l’intertexte. La fin de l’ouvrage laisse supposer une parenté logique entre les études de détail, l’observation minutieuse des métaphores de la mémoire, et les caractérisations synthétiques, en termes d’assonances et de rimes. Si les métaphores, conformément à l’étymologie, sont des transports, « qu’est-ce d’autre que rimes ou assonances sinon de micro-transports analogiques engendrés par la récurrence réglée de sonorités ? » (p. 673). La perspective, séduisante, semble toutefois trop synthétique et englobante, en termes de théorie comme de méthode, pour être pleinement et toujours fonctionnelle.
21De manière remarquable, la structure globale de Poétique romanesque de la mémoire met en abyme la poétique compositionnelle : en disséminant ses analyses d’œuvres, en réexaminant les mêmes exemples sur le mode de la variation dans la répétition, J.‑Fr. Perrin se montre un praticien habile de la lecture poétique, apte à emprunter des chemins interprétatifs fort différents à partir des mêmes œuvres ou extraits. Mais la cohérence de la démarche porte parfois l’écueil de ses qualités, en termes de redondances. Significativement, les grandes parties de l’essai, qui portent respectivement sur la « mémoire intégrée », le « ressouvenir volontaire », la « mémoire provoquée » et la « mémoire comme recherche », procèdent toutes de la même façon, descriptive et classificatoire. On ne saisit pas très bien en quoi cette typologie des actes mémoriels est intrinsèquement liée à leurs caractéristiques poétiques. Malgré les bilans d’étape et les groupements de textes stimulants, le gain théorique s’avère faible : le formalisme poétique et rhétorique paraît parfois l’emporter sur le dynamisme de l’argumentation et fonctionner pour lui-même, sans grand souci d’ouvrir sur des paradigmes nouveaux.
***
22Alors que l’on croyait avoir presque tout lu sur une scène topique de l’imaginaire romantique, Poétique romanesque de la mémoire parvient à surprendre en exhumant massivement des textes sous-estimés qu’il positionne dans un dialogue fécond. L’ouvrage démontre par l’exemple la nécessité de la lecture intégrale des romans et de la prise en compte des lignées intertextuelles, à rebours des propositions critiques qui recherchent les coups de force. Il impressionne aussi par le parcours en tous sens du siècle du roman, relayé par de nombreuses citations.
23Mais, malgré la richesse du matériau, on s’autorise à regretter la focalisation quasi exclusive sur le modèle poétique « compositionnel », au détriment d’approches diachroniques probablement plus adaptées à la nature de l’objet6, et l’apport conceptuel au demeurant un peu modeste. Retenons donc surtout cette longue promenade dans le canon méconnu du xixe siècle comme une invitation à lire et à relire librement les classiques, sans s’arrêter à Proust.